Et si l’ingrédient ultime en cuisine était… le temps ?

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On sous-estime bien trop souvent l’importance d’un élément crucial derrière les fourneaux: le temps, qui permet à la fois de peaufiner la réflexion d’un mets et de le sublimer… patiemment. Par Evelien Rutten

Vous voici sur votre trente-et-un, dans l’intérieur contemporain d’un restaurant étoilé, contemplant les morceaux de viande rouge suspendus dans une armoire de maturation. Deux émotions s’installent: un désir instinctif hérité de nos ancêtres chasseurs il y a des milliers d’années, associé à un sentiment mitigé d’indignation morale face à ce spectacle. Pour certains, c’est le chasseur qui l’emporte. Cela renvoie à l’enfance et à l’époque des cueillettes de myrtilles avec les grands-parents en été, aux après-midi à apprendre à reconnaître les champignons comestibles en automne. Mais aussi à déterrer les pommes de terre du potager et déguster les groseilles glanées sur l’arbuste. Des étés délicieux, riches en saveurs. Mais toujours avec ce regard tourné vers l’avenir puisque les ingrédients étaient ensuite marinés pour les jours plus froids. 

Dire que tout était meilleur autrefois est un cliché, car les souvenirs sont teintés de nostalgie. Mais comment les processus industriels actuels, fondés sur l’efficacité et la gestion des coûts, peuvent-ils évoquer le même goût pur, sauvage et imprévisible d’antan? Et comment, surtout, les restaurants ou les dîners entre amis ou les ragoûts d’hiver permettent-ils de le retrouver? Un facteur joue un rôle crucial à cet égard, ce que nous avons discrètement perdu en chemin: le temps. 

Vaches à double usage

Il y a ving ans, Hendrik Dierendonck, le boucher le plus emblématique du pays, s’est engagé dans une nouvelle voie, loin des vaches engraissées qui finissent dans la chambre froide chez la plupart des autres bouchers.

«Après deux guerres et beaucoup de famines, c’est en grande partie par peur qu’à partir des années 1950, l’industrie s’est développée de plus en plus vite. Nous avons commencé à élever des bovins plus lourds, mais qui retiennent beaucoup d’eau. Ces animaux ont moins de goût et ne se conservent pas aussi bien. Mon père a toujours travaillé avec des vaches à double usage: elles donnaient du lait et étaient ensuite abattues pour la viande », relate-t-il.

Avant de continuer, « aujourd’hui, on a soit des vaches laitières, soit des vaches à viande. Celles de mon père étaient plus âgées et leur viande se conservait plus longtemps. Les steaks étaient suspendus dans un espace froid fait de bois et de ciment, ce qui n’est plus autorisé. Mais le goût de cette viande était si intense et profond qu’on a du mal à l’imaginer aujourd’hui. Les gens demandaient régulièrement des morceaux de viande plus anciens parce qu’ils en aimaient les saveurs.»

Comme un bon vin

Le boucher star a fait construire une armoire de maturation et a commencé à faire des expériences, d’abord avec de la viande d’Ecosse, puis avec celle d’autres pays. «Nous avons vite compris que nous travaillions avec quelque chose d’unique, qui nous rappelait le bon vieux temps. Le premier chef à collaborer avec nous a été David Martin du restaurant La Paix à Bruxelles. Ensuite, beaucoup d’autres ont suivi. J’ai aussi commencé à élever moi-même du bœuf Rouge de Flandres et c’est ainsi que le mouvement s’est enclenché: la viande maturée est devenue un produit à la mode.»

Mais pour la faire mûrir correctement, il faut des connaissances et de la patience. Est-ce pour cela qu’aujourd’hui, tous les bouchers ne disposent pas d’une armoire de maturation? Le spécialiste acquiesce. «C’est cher, cela prend du temps et il faut constamment se former. Ce n’est qu’en maîtrisant la technique à la perfection que l’on peut offrir une expérience gustative unique. Aujourd’hui, je place l’ensemble du processus dans la même catégorie que le fromage ou le vin. Ceux-ci ont également besoin d’un certain temps de maturation, mais seul un professionnel sait reconnaître le moment optimal de son produit. Si l’on dépasse cet instant critique, les saveurs seront perdues à jamais.»

‘Seul un pro sait reconnaître le moment optimal de son produit. Si on dépasse cet instant critique, les saveurs seront perdues à jamais.’ 

Hendrik Dierendonck, boucher

Sublimer le poisson, lui aussi

La viande de bœuf n’est pas le seul produit à faire l’objet d’une maturation. Ces dernières années, le poisson dry aged (vieillissement à sec) a également suscité un intérêt croissant. Au Bar Bask à Gand, le chef Sam D’Huyvetter sert un morceau de poisson séché à l’apéritif. Contrairement au poisson fumé, dont le goût peut parfois être fort, on déguste ici une version purifiée, avec de multiples saveurs. Du salé, mais aussi un soupçon de noix.

Le chef s’est récemment lancé dans diverses expérimentations autour de cette charcuterie de poisson. «Pendant un certain temps, j’ai voulu offrir une alternative à la charcuterie de viande, sans pour autant opter pour des produits végétariens. J’ai découvert les livres du chef australien Josh Niland, qui est connu comme un ‘boucher du poisson’ et dont la créativité n’a pas de limites. C’est un véritable pionnier dans ce domaine et j’ai commencé à suivre son exemple », explique le passionné.

« Nous faisons maintenant mûrir nous-mêmes nos lottes dans des algues, afin d’obtenir un morceau de poisson vraiment juteux avec une belle croûte. Cela prend environ une semaine. Nous expérimentons également six autres poissons que nous laissons mûrir quelques semaines. Les poissons blancs fermes avec de gros filets et peu de graisse, comme le cabillaud et l’églefin, conviennent bien à cette technique. Mais j’aimerais essayer avec du thon issu de la pêche durable. Il est crucial d’extraire l’humidité du poisson de manière contrôlée.

C’est un processus lent et il faut de la patience. En apparence, il s’agit d’un processus de pourrissement contrôlé, qui peut mal tourner à chaque instant. Cependant, la bonne méthode de séchage modifie la structure protéique du poisson, ce qui le rend plus ‘floconneux’. C’est délicieux. Mon partenaire dans ce domaine est Maxime Willems, qui fait partie des NorthSeaChefs, et qui est également scientifique. Il étudie les techniques culinaires nouvelles et anciennes.»

Bon débarras réfrigérateur ?

Maxime Willems est docteur en biologie et fondateur de Proef!, un laboratoire culinaire engagé dans l’innovation gastronomique. D’emblée, il explique le principal problème de la maturation à sec: son coût élevé. «En fait, le vieillissement de la viande ou du poisson est un processus au cours duquel les protéines et les graisses sont décomposées, ce qui libère de nouveaux arômes. Il s’agit d’acides aminés tels que la glutamine et l’alanine, qui donnent respectivement un effet umami (proche d’une saveur légèrement sucrée) ou sucré prononcé.

Toutefois, la maturation de la viande ou du poisson entraîne aussi une perte d’humidité et donc de poids. A la place, vous gagnez en saveur et en caractère, mais comme il vous reste moins de produit, le prix est beaucoup plus élevé que pour un morceau de viande ou de poisson classique. C’est pourquoi j’ai entamé une expérience avec Hendrik Dierendonck afin de mettre au point un processus de maturation qui prend beaucoup moins de temps, tout en conservant la modification des saveurs. Pour ce faire, nous utilisons du koji, un champignon d’origine asiatique qui déclenche un processus de fermentation.»

‘Sans frigo, vous devez inventer des techniques pour conserver les aliments plus longtemps. Le saké, le kimchi, le miso… sont tous nés de cette nécessité.’

Maxime Willems, du laboratoire culinaire Proef!

Celle-ci a toujours joué un rôle majeur dans la cuisine asiatique. Des arômes essentiels comme la sauce poisson, qui doit mûrir pendant des années, le miso fermenté ou la sauce soja sont à la base de centaines de plats. Le chef-scientifique acquiesce. «Nous avons un peu oublié ce principe de notre côté du globe. Je pense que le réfrigérateur est le principal responsable de la perte d’arômes. Si vous n’en avez pas, vous devez inventer des techniques pour pouvoir conserver les aliments plus longtemps. Le saké, le kimchi, le miso… sont tous nés de cette nécessité de conservation. S’il y a beaucoup de choux dans le pays et que vous voulez les garder, vous devez les faire fermenter pour pouvoir en profiter durant les prochaines saisons. Avec un réfrigérateur, tout cela n’est plus nécessaire.»

Cela va bien au-delà de la simple conservation. Les longs processus de fermentation créent un profil de goût unique, qui peut varier d’un pays à l’autre. On constate donc que le temps joue un rôle essentiel dans le développement des arômes et, bien sûr, dans leur perception.

Pour des arômes puissants

Maxime Willems travaille également avec des barmans depuis un certain temps et constate un grand intérêt pour la maturation des spiritueux dans des fûts en bois. «Il s’agit de spiritueux comme le gin ou le genièvre qui ne sont normalement pas vieillis en fût. Aujourd’hui, on remarque cette évolution chez Filliers, par exemple: ils font vieillir leur gin dans du bois. Le profil aromatique s’améliore alors considérablement, tout comme la complexité. On obtient plus de raffinement et des notes de vanille et de fruits. Avec le temps – on parle de 10 à 15 ans – on remarque que les arômes se mélangent mieux et qu’il se dégage une harmonie que l’on ne pourra jamais atteindre sans patience.»

Les spiritueux eux-mêmes jouent un rôle dans la conservation: les fruits, tels que les cerises ou les prunes par exemple, sont conservés dans de l’alcool depuis des siècles. Le fruit donne alors un goût à l’alcool et inversement. Cette technique est également utilisée en pâtisserie. Regula Ysewijn, l’une des principales autrices d’histoire culinaire de notre pays, évoque le célèbre Christmas Pudding britannique. «Ce gâteau est préparé des semaines, voire des mois à l’avance avec des fruits secs et constamment alimenté avec de la liqueur. Ainsi, il se conserve plus longtemps et tous les arômes se combinent. Cela crée une expérience gustative particulière en plus d’être une grande tradition en Grande-Bretagne.»

Mais l’alcool n’est pas toujours nécessaire pour faire mûrir un gâteau ou une tarte. L’autrice pense ici au parkin cake, à base de miel, d’avoine et d’épices. «Lorsqu’il sort du four, c’est un gâteau très sec. Mais il faut le conserver dans un moule hermétique pendant au moins une semaine et on s’aperçoit alors qu’il devient collant et moelleux. Le temps a fait son œuvre: tous les ingrédients ont fondu et vous obtenez une expérience gustative nouvelle. Nous connaissons cet effet avec le pain d’épices et les spéculoos par exemple. Cette pâte est préparée trois mois à l’avance. Une fois cuite, elle doit encore mûrir et ce n’est qu’à ce moment-là que nous obtenons la texture typique, légèrement collante et si caractéristique.»

‘La pâte du pain d’épices est préparée trois mois à l’avance. Une fois cuite, elle doit encore mûrir.’

Regula Ysewijn, autrice culinaire

Petit goût de farine

Regula Ysewijn ne mange jamais de gâteau à peine sorti du four. «Tant qu’il est encore chaud, il est en fait en train de cuire. Je préfère attendre un jour ou deux avant de le déguster.» C’est parce que la farine doit absorber l’humidité pour obtenir une bonne saveur. «C’est un produit sec qui doit d’abord se réhydrater. On n’obtient d’ailleurs un bon pain que si l’on applique l’autolyse: on mélange d’abord la farine à l’eau et on laisse reposer pendant au moins une heure avant d’ajouter le reste des ingrédients. Il en va de même pour les gâteaux. Je laisse toujours reposer la pâte sans levure ni levure chimique avant de l’enfourner, afin que la farine puisse d’abord absorber l’humidité. Cela permet d’éviter d’obtenir un gâteau avec un arrière-goût farineux. Bien sûr, cela prend du temps. Il est aujourd’hui l’ingrédient le plus sacrifié en pâtisserie.»

Même chez les chocolatiers, le concept de maturation fait son chemin. Mario Vandeneede, directeur de Chocolatoa, entreprise belge qui produit son propre chocolat. C’est assez unique, car la plupart des chocolatiers de notre pays travaillent avec du chocolat déjà fini. «Nous commençons par les fèves de cacao brutes. C’est ce qu’on appelle le ‘bean to bar’ (de la fève à la tablette). Nous fermentons les fèves, les séchons et les laissons mûrir à nouveau. Le cacao n’est optimal pour la fabrication du chocolat qu’après six mois », détaille-t-il.

Mais depuis peu, nous sommes allés plus loin. Une fois le chocolat fabriqué, nous le laissons mûrir dans des seaux en plastique avant d’y ajouter le sucre et le lait en poudre. Nous n’utilisons que du chocolat 100% artisanal. L’ensemble du processus peut durer jusqu’à 18 mois. On remarque alors que la saveur est plus riche et développée. Mais cela ne peut avoir lieu que dans un environnement stérile.» Mario Vandeneede est un véritable pionnier dans ce domaine et donne des conférences à l’étranger, notamment en Amérique du Sud, mais aussi en Ouganda. «Pour nous, le chocolat vieilli est l’avenir du chocolat haut de gamme. Il offre une expérience gustative inédite.» Mais pour cela, il faut de la patience

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