Michel Verlinden

Critique et gastronomie, les liaisons dangereuses

Michel Verlinden Journaliste

A l’heure des bons et mauvais bulletins des chefs – Gault&Millau, Bib Gourmand… et bientôt étoiles Michelin -, une question se pose : à qui peut-on faire confiance lorsqu’il s’agit d’aller au restaurant ?

Avertissement : cet article est en partie inspiré d’un autre, beaucoup plus ancien mais aux étranges résonances, signé par le journaliste Albert du Roy, dont le propos portait sur Les liaisons dangereuses du journalisme et de la politique(1).

On entend souvent que « manger, c’est voter ». A l’époque actuelle, se fournir au supermarché ou chez un petit producteur n’est en effet pas anodin. C’est, comme on a coutume de le dire, « un choix de société ». On a peut-être moins conscience qu’opter pour tel ou tel chef s’avère tout aussi significatif.

Au contraire du supermarché qui la plupart du temps assure son autopromotion tout seul, lorsqu’il s’agit de pousser la porte d’un restaurant, nombreux sont ceux qui, sur papier, en radio, en télévision, sur le net, se posent en prescripteurs.

A ce titre, le journal Le Soir (2) opposait récemment le système des guides classiques, pilotés par des critiques professionnels, à celui d’un site comme Trip Advisor, sur lequel tout un chacun a la possibilité de faire entendre sa voix. Cénacle d’experts, « professionnels de la profession », contre démocratie directe en quelque sorte. En guise de conclusion optimiste, le quotidien belge se réjouissait d’une certaine unanimité brossée à traits grossiers : « Le grand public et les professionnels semblent parfaitement s’accorder pour offrir les meilleures notes aux meilleurs chefs du Royaume ». Que faut-il comprendre ? Que le bon ne souffre aucune discussion, que c’est une évidence qui ne se discute pas. Hélas, les choses ne sont pas aussi simples.

Pour ce qui relève de la fiabilité Trip Advisor, nul besoin de s’étendre pour en faire la démonstration. Sur le site en question, il suffit de s’enquérir du deuxième meilleur restaurant de Bruxelles (sur… 2805 références) pour comprendre. A cette position, on trouve Tonton Garby, adresse que l’on n’a jamais testée personnellement, mais dont on serait très surpris d’apprendre qu’elle fasse effectivement valoir un tel rang. Il s’agit d’une simple sandwicherie… Comme le notait un internaute, l’explication du classement est plutôt à chercher du côté d’une enseigne qui a réussi à « mobiliser ses clients pour envoyer des avis dithyrambiques ». Où est le mal ? Nulle part. Où est la crédibilité ? Même réponse.

Qu’en est-il des guides ? S’il est entendu que l’on ne risque pas de trouver Tonton Garby dans les nouvelles éditions du Gault&Millau et du Michelin, peut-on pour autant s’y fier aveuglément ? Là aussi se pose la question de la crédibilité.

Dans l’article cité en guise d’avertissement, le journaliste français, d’origine belge, Albert du Roy, pointait l’actuelle « markétisation de la politique », précisant que « rarement les vrais enjeux, idéologiques ou programmatiques, ont été à ce point négligés, au bénéfice du spectacle, des attitudes, des « petites phrases », des gadgets électoraux, des simagrées, bref de la sacro-sainte communication ».

Force est de constater qu’il se passe la même chose au niveau de la gastronomie devenue aujourd’hui pouvoir. Les chefs sont devenus des stars qui communiquent et nombreux sont les critiques et journalistes culinaires désirant avec ardeur leur part de ce gâteau de lumière, quitte à faire résonner la bonne parole sans l’examiner. Juste pour être de ceux…

Résultat des courses ? Une lasagne médiatico-gastronomique engendrant une grande confusion.

Décrivant les journalistes évoluant dans la sphère politique, Albert du Roy décrit sans le savoir le bal des critiques gastronomiques d’aujourd’hui : « La couverture de tout domaine d’activité implique la fréquentation assidue de ses acteurs. Des liens personnels se tissent ; des sympathies se forgent. Le manque de distanciation entraîne au mieux une forme de myopie ; au pis, une connivence ; parfois une complicité. (3) »

Difficile de mieux dire. A l’heure où Sang-Hoon Degeimbre (L’Air du Temps, Liernu) vient d’être nommé au titre de Chef de l’année par Gault&Millau nous revient en mémoire – c’est juste un souvenir, pourtant bien réel – une vidéo entraperçue, il y a un moment déjà, sur Facebook. On y voyait une partie de ping-pong en cuisine, façon fin de soirée bien arrosée, entre le chef doublement étoilé et Philippe Limbourg, Directeur de la rédaction du Gault&Millau. Où est le mal ? Nulle part (on pense très sincèrement que Sang-Hoon Degeimbre est un grand chef). Où la crédibilité ? Même réponse.

Paraphrasant Albert du Roy, on a envie d’écrire en guise de conclusion : « La critique gastronomique a du pouvoir ; elle n’est pas un pouvoir. Elle est – elle devrait être – par essence, par hygiène, contestataire du système gastronomique actuel. Elle est – elle devrait être – un contre-pouvoir, permanent, pas agressif mais exigeant. Ambitieux, mais modeste. Bref, à sa place, non pas dans, mais face à la gastronomie« .

Tant que la crédibilité ne sera pas au rendez-vous, on conseillera aux amateurs de sortir des sentiers battus : ni Gault&Millau, ni Trip Advisor.

Testez les adresses qui ne sont pas sous les feux des projecteurs. Elles le valent tout autant.

(1) (3) : paru dans la revue Hermès 35, 2003.

(2) : Gault-Millau contre Trip Advisor: le match des notes aux restos belges, mis en ligne le 9 novembre 2015

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