Une tartelette bois oseille pin châtaigne fermentée signée 
Pieter-Jan Lint. © Toos Vergote / Amaranth

Cuisine végétale gastronomique: zoom sur les 4 pionniers belges

Barbara Serulus Journaliste

Que devient la gastronomie de luxe sans ses langoustines, huîtres et autre bœuf Wagyu ? Une expérience tout aussi intense ! Du moins, c’est ce qu’une nouvelle génération de chefs s’efforce de prouver. Décryptage avec quatre pionniers de la cuisine botanique.

« Pour moi, le luxe réside avant tout dans l’expérience », avance Pieter-Jan Lint, jeune chef reconnu dans le paysage gastronomique belge pour sa cuisine axée sur les végétaux. Avec sa partenaire, Carmen Duytschaever, le cuisinier a ouvert, à Merelbeke, les portes d’un restaurant entièrement dédié à cette nouvelle tendance culinaire.

L’établissement chic Amaranth accueille non seulement des convives végétaliens, mais aussi des gastronomes curieux, désireux de découvrir comment un menu exempt de matières animales peut être décliné en sept services. « Un cadre somptueux, une juste luminosité, une vaisselle soigneusement sélectionnée, une histoire palpable et un festin composé d’une série de plats végétariens : c’est ça la recette de la gastronomie. »

« Ce sont les techniques et les préparations qui propulsent un produit au niveau supérieur. »

Pieter-Jan Lint, Amaranth

« J’arrive à surprendre mes hôtes, assure encore Pieter-Jan Lint. Je maîtrise les 
codes de la cuisine classique, mais je me permets aussi de m’en écarter et de laisser libre cours à ma créativité. » Amaranth est le fruit d’un grand intérêt pour la durabilité : « Parce que la culture des ingrédients de luxe classiques pèse sur notre écosystème, je me suis lancé le défi de démontrer que l’alimentation écologique pouvait, elle aussi, être synonyme de plaisir. » Pour lui, pas question de hiérarchiser quoi que ce soit. La nature est riche et aucun produit n’est fondamentalement meilleur qu’un autre. A ses yeux, la valeur d’un ingrédient repose avant tout dans la manière dont il a été bichonné. « Ce sont les techniques et les préparations qui propulsent un produit au niveau supérieur, selon moi. C’est presque envoûtant d’observer cette transformation, c’est la créativité du chef qui s’exprime. »

Un temps précieux

Lorsque l’on travaille avec des ingrédients modestes, le temps est une denrée précieuse. « De nombreuses heures de travail ainsi que plusieurs mains sont nécessaires à la réalisation de notre menu. Voilà la recette miracle pour provoquer l’émerveillement face à un simple céleri-rave. Notre carte comporte aujourd’hui un plat étonnant, préparé uniquement à partir de ce légume décliné sous différentes formes : grillé, en sauce, fermenté et laqué. Je puise dans mon arsenal de techniques pour développer une palette infinie de saveurs. »


Pour lui, le luxe est culturel. « Laissez-vous répéter que manger du cerfeuil est le comble de la sophistication, et celui-ci deviendra un ingrédient d’exception. La jeune génération de chefs adeptes du végétal défend une nouvelle perspective selon laquelle le luxe ne devrait pas être un fardeau pour notre planète. Herbes sauvages, algues salées ou pâté de noix et de haricots : tout est plus savoureux avec un soupçon d’ouverture d’esprit. »

« Une simple betterave peut rivaliser avec une truffe
si une équipe de passionnés
s’y attaque. »

Joel Rammelsberg, Savage


A Bruxelles, les curieux ne manqueront pas de faire une halte à la table de Joel Rammelsberg à Savage. « Manger de la viande a un impact important sur le climat et sur notre écosystème », peut-on lire sur son site Web. C’est pourquoi le Néerlandais propose un menu végétarien en quatre services. Il faudra débourser quelques euros de plus pour retrouver viande ou poisson dans votre assiette, ceux-ci n’étant proposés qu’en option. « Je souhaite encourager mes clients à réfléchir de manière consciente à leurs habitudes alimentaires. Cette inspiration, je la tire de mon enfance. Tous les vendredis, mon père, maraîcher biologique de profession, rapportait du poisson du marché. Les samedis, il achetait de la viande chez le boucher, mais le reste de la semaine, c’était repas végétarien pour tout le monde. »

Au restaurant Savage, à Bruxelles. © Savage


« Lors de leur première visite, nos clients optent encore souvent pour un supplément viande ou poisson, confie-t-il. Ce qui me réjouit, c’est qu’à leur deuxième passage, ils ne réitèrent pas ce choix, car ils jugent le menu de base suffisamment complet. J’ai la confirmation que mon approche fonctionne. » Pour lui aussi, le luxe est avant tout une question de temps, car plusieurs mois sont nécessaires pour transformer les récoltes estivales en garums ou en ferments savoureux. « Une simple betterave peut rivaliser avec une truffe si une équipe de passionnés s’y attaque. »

Créer l’émerveillement

Sur la carte, vous trouverez un plat de topinambours, servi avec son propre garum, confectionné à partir de la récolte de l’année précédente. Ce condiment, inspiré du nuoc-mâm, est obtenu à partir d’épluchures fermentées dans la saumure. Après filtrage, on obtient une sauce riche et parfumée. « Nous préparons également des garums d’aubergine et de pomme de terre, et créons ainsi tout un arsenal d’arômes qui nous sont propres. Bien que le processus semble simple, il requiert en réalité beaucoup de temps et de réflexion, ce qui, à mes yeux, est plus précieux que de travailler avec des produits coûteux. »

« Ça me désole de voir que les restaurants classiques proposent tous la même chose. Leur menu tourne autour de cette même liste d’ingrédients qu’en principe tout le monde adore – pigeon d’Anjou, turbot, foie gras, coquilles Saint-Jacques, langoustines. »

Nicolas Decloedt, Humus x Hortense

Toujours dans la capitale, Humus x Hortense, créé par le chef Nicolas Decloedt et la cheffe-mixologue Caroline Baerten, est le premier restaurant gastronomique végétal à avoir reçu une étoile Michelin en Belgique. « Ça me désole de voir que les restaurants classiques proposent tous la même chose. Leur menu tourne autour de cette même liste d’ingrédients qu’en principe tout le monde adore – pigeon d’Anjou, turbot, foie gras, coquilles Saint-Jacques, langoustines. Dès lors, il ne vous reste plus qu’à réussir la cuisson et le tour est joué. Or, si vous décidez de vous passer de ces « incontournables », vous devez faire vos preuves. L’art culinaire réside dans le fait d’inventer de nouvelles saveurs et textures et de les assembler pour en faire une proposition intéressante. »

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Chez Humus x Hortense, les boissons qui s’accordent au menu sont elles aussi faites maison.


Selon ce duo de cuisiniers, le temps est devenu un véritable luxe. « Aujourd’hui, tout va toujours très vite. Dans notre établissement, nous faisons en sorte que les gens prennent une pause et se laissent porter vers l’émerveillement. Pour éveiller cette extase, nous nous contentons d’ingrédients simples à partir desquels nous créons de véritables expériences de dégustation. Mais développer de tels plats requiert un temps conséquent. Nous proposons notamment un mets à base de céleri-rave qui ne demande pas moins de trois jours de préparation. Pour cause, il faut d’abord cuire le céleri-rave lentement, puis le couper en tranches, le faire mariner, le cuire, et le sécher. Cette recette est une revisite salée d’une pâtisserie italienne, le cannolo. Nos sauces soja et nos misos sont encore bien plus longs à réaliser, car ils mûrissent pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. »


Depuis l’obtention de son étoile Michelin, Humus x Hortense attire un public encore plus varié. « Aujourd’hui de plus en plus de monde se laisse tenter par ce luxe original. Tout est fait maison, même les boissons qui sont créées de manière à s’accorder parfaitement avec le menu. Nous travaillons en étroite collaboration avec l’agriculteur biologique Dries Delanote du Monde des Mille Couleurs, ce qui nous permet également de garantir la fraîcheur de nos produits. Nous pouvons par exemple convenir avec lui des légumes qu’il cultivera et du moment où il les récoltera. Notre cuisine est remplie de nombreuses variétés quasiment inconnues et que l’on ne retrouve certainement pas dans les commerces traditionnels, comme les oignons poireaux ou la pomme racine. »

Bouillon de forêt

Chez nos voisins du nord, le restaurant De Nieuwe Winkel, dirigé par Emile van der Staak, fervent défenseur de la cuisine 
végétale, a déjà décroché deux étoiles. 
L’établissement travaille en étroite collaboration avec la forêt nourricière de Ketelbroek. C’est dans ce système agricole inspiré d’une forêt naturelle que le restaurateur et son équipe récoltent, chaque semaine, ce qui deviendra bientôt le cœur de votre assiette. «  Je suis capable de surprendre même les mangeurs les plus expérimentés avec des aliments qu’ils ne connaissent pas encore. De nombreux ingrédients que nous associons au luxe sont en réalité victimes d’une pénurie ou d’un bon marketing. Le caviar, par exemple, était la nourriture des pauvres jusqu’à ce qu’il ait la cote à Paris. Serions-nous toujours aussi enthousiastes à l’idée de consommer des truffes si elles étaient abondantes ? Nous utilisons des noix japonaises ou du citron de Mongolie, tous plantés dans la forêt nourricière de Nimègue. Nos clients ne connaissent pas ces produits, alors ils les jugent beaucoup plus objectivement : leur goût prime sur leur statut. »

De Nieuwe Winkel travaille en étroite collaboration avec la forêt nourricière de Ketelbroek. © Restaurant De Nieuwe Winkel


Créer de la valeur, telle est la véritable compétence d’un chef. « Je préfère ne pas parler de luxe et de statut, mais de valeur, affirme Emile van der Staak. Manger un plat que vous ne pourriez pas manger ailleurs, qui vous touche, qui est spécial : voilà pour moi le plus important. Un jour, alors que je coupais des acajous chinois dans notre forêt, leur odeur m’a inspiré une recette. Nous en avons fait un bouillon dans les arômes rappelle fortement celui du poulet. Derrière chaque plat se cache toute une histoire que nous prenons plaisir à narrer à nos hôtes, qui en sortent parfois émus. »

« De nombreux ingrédients que nous associons au luxe sont en réalité victimes d’une pénurie ou d’un bon marketing. »

Emile van der Staak, De Nieuwe Winkel

Mais pourquoi ne pas opter pour la facilité et la rapidité ? « Lorsque j’ai ouvert le restaurant, ma devise était : plus de plantes, moins d’animaux. En me montrant fidèle à ce principe, j’ai réussi à créer un restaurant entièrement végétal, sans aucun compromis en termes de saveurs. Voilà ce que j’appelle la haute gastronomie végétale. J’ai dû accepter le fait que mon restaurant ne soit pas accessible à tous. Je me demandais alors si mon concept avait suffisamment d’impact, mais maintenant, j’ai compris que viser l’excellence me permettra d’atteindre mes ambitions. Les clients de la haute gastronomie sont très ouverts à l’idée d’explorer de nouvelles saveurs et de nouveaux ingrédients. C’est ainsi que la cuisine végétale se répand et séduit. Nous mettons les rouages en place et espérons que la gastronomie végétale devienne une norme.  »


Et le chef étoilé de conclure avec un appel : « Notre planète se meurt un peu plus chaque jour. Imaginez un monde dans 
lequel tous les génies culinaires s’adonneraient à trouver des applications savoureuses à chaque végétal ? Le résultat serait fascinant. La cuisine est votre passion ? Alors pourquoi ne pas œuvrer à la constitution d’un menu bénéfique pour notre planète ? Les talents ne manquent pas, j’appelle donc à plus d’ambition morale dans l’assiette. »

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