Auréolé cette année d’une étoile verte Michelin pour son restaurant didactique ’t Gasthuis, Seppe Nobels voit désormais son prochain projet prendre forme dans le sud du pays: une Maison du chef, où les réfugiés de sa brigade peuvent échapper un instant à la réalité et échanger avec les convives.
Ça s’appelle l’ironie du sort. Lorsqu’en 1938, un couple belge a fait reproduire à l’identique les plans de sa maison au Congo sur un terrain situé le long de l’Amblève, il était sans doute loin d’imaginer que plus de quatre-vingts ans plus tard, des réfugiés y logeraient régulièrement.
Il y a un an et demi, le chef Seppe Nobels (42 ans) est tombé sur cette villa coloniale à Aywaille. Presque chaque week-end désormais, il y emmène deux à trois membres de sa brigade, où ils peuvent se détendre après le service. À Malines, dans son restaurant ’t Gasthuis, il forme des primo-arrivants par le biais de son Instroom Academy, où ils apprennent le néerlandais et préparent leur future carrière.
L’homme a également l’intention d’accueillir des convives venus d’autres horizons. Il nous emmène dans la cuisine, où le chef Faeiq Al-Mamoori s’occupe des préparations. Quatre ans après son arrivée en Belgique en tant que réfugié irakien, il a fait partie de la première promotion de primo-arrivants que Seppe Nobels a formés. Il est assisté par Veronika, une Ukrainienne de 17 ans qui vit dans notre pays depuis l’éclatement de la guerre. La plus haute concentration règne en cuisine.
Dans une annexe située dans le jardin, Yussief, 19 ans, travaille assidûment avec toutes sortes d’ustensiles. Il est arrivé en Belgique il y a quatre mois après avoir été contraint de fuir son pays d’origine, la Palestine. Lorsque nous le saluons, il se met instantanément à rire. «C’est un réflexe chez lui. Il ne parle que l’arabe, et les événements dans son pays lui ont causé un énorme traumatisme. Il exprime ses émotions par le rire», affirme Seppe Nobels.
Le garçon nous serre la main et poursuit son travail. On dirait qu’il n’ose pas rester trop longtemps inactif. Il vaut mieux lui laisser le temps nécessaire.
Se vider la tête
Le jardin porte indéniablement le sceau de son propriétaire. Sous le sureau, se trouvent les myosotis qu’il a plantés l’an dernier avec Kris, un des participants de son émission télévisée sur la VRT, Restaurant Misverstand, dans laquelle le chef gérait une table où travaillaient des personnes avec un diagnostic de démence précoce. Cet homme de 58 ans est décédé au début de cette année. Seppe Nobels a récupéré les pampres de vingt ans ainsi que les pommiers et les poiriers jugés infructueux par des cultivateurs professionnels.
Quant aux poules du poulailler, elles sont en retraite ici. «Dans les batteries de ponte, il arrive régulièrement qu’une poule soit rejetée par ses congénères. Mon ami Olivier, agriculteur à Dixmude, m’amène ses poules qui sont harcelées, et elles peuvent reprendre des forces ici», justifie le chef.
Cela faisait longtemps qu’il cherchait un endroit où séjourner au vert. «Dès que j’ai une demi-journée de libre, je viens ici, avance-t-il, car le rythme est tout autre. Depuis que je suis enfant, c’est dans la nature que je trouve la sérénité. D’une part, c’était un besoin personnel et d’autre part, je tenais à trouver un lieu où mes apprenants puissent se ressourcer.»
En quoi l’accueil de vos apprenants ici sera-t-il différent de celui d’Instroom?
Nous formons généralement une vingtaine de primo-arrivants à la fois en cuisine. Il y a toujours des personnes qui nous semblent solitaires ou en proie à des traumatismes encore vifs. Bien que notre équipe compte des thérapeutes bénévoles, je voulais trouver un lieu où nos apprenants peuvent se vider la tête. Ici, je ne suis pas le chef. Lors du trajet en voiture vers Aywaille, je leur dis toujours: à partir d’ici, c’est privé, nous ne sommes plus au travail. C’est un endroit où ils peuvent souffler un peu.
Et cela fonctionne ?
Je pense que oui. Le week-end dernier, je suis venu ici, notamment avec Margareta, une Ukrainienne qui m’avait semblé fragile. A un moment donné, l’équipe a improvisé une petite fête à l’intérieur, et j’ai remarqué que Margareta s’était retirée dehors, près du feu de camp. Lorsque je l’ai rejointe, j’ai eu l’impression qu’elle parlait toute seule, mais j’ai ensuite compris grâce à Google Translate qu’elle communiquait avec les étoiles. Son mari est décédé sur le front, et ses parents ont perdu la vie lors d’un bombardement. Ce soir-là, nous avons eu une conversation à trois, Margareta, son mari là-haut et moi. Ce sont des moments qui transcendent.
Et des conversations qui n’ont sûrement pas lieu lors d’un service…
Non, ce n’est effectivement pas possible. Les personnes que j’ai rencontrées ici ne sont pas venues par choix. Elles ont presque toutes le mal du pays. Comme nous sommes tout près de l’Amblève, je leur suggère souvent de plonger les mains dans la rivière pour se connecter à leur famille par le biais de l’eau, car celle-ci nous relie à l’échelle planétaire via les rivières et les mers. Cette idée semble peut-être absurde, mais elle peut vraiment aider certaines personnes à traverser leurs difficultés.
Les vrais enjeux
La Maison du chef au bord de la rivière a subi une rénovation de fond en comble. Alors que les cinq chambres situées à l’étage supérieur ont été restaurées avec des matériaux durables, locaux et modernes, Seppe Nobels a conservé au maximum le charme original au rez-de-chaussée. Il a aménagé le salon avec des meubles vintage, a décoré les murs à l’aide d’œuvres d’art, notamment de Fred Bervoets, Jan Decleir, Luc Tuymans et une aquarelle de sa propre création. «Dans une autre vie, j’aurais peut-être été artiste, s’exclame-t-il en souriant alors qu’il nous fait découvrir les lieux. Même si la cuisine est aussi une forme d’art.»
Il est temps de s’attabler. Tandis que Charuwan Pauwels, le partenaire commercial du chef, dresse la table, Faeiq et Veronika se penchent sur plusieurs petites assiettes. En accompagnement d’une coupe de champagne, nous recevons du pani puri, un beignet creux indien farci de crabe de la mer du Nord, de concombre saumuré, de chou-rave et de mayonnaise au basilic. «C’est l’amuse-bouche préféré du roi Philippe», nous révèle notre hôte, qui a été nommé Commandeur de l’ordre de la Couronne en novembre dernier.
Tout comme à ’t Gasthuis, il souhaite ici mêler des saveurs et des souvenirs du monde entier à des produits locaux. À Aywaille, cela se traduit par exemple par des aubergines laquées à la sauce hoisin et au sirop de Liège. Faeiq les sert en souriant avant de prendre place à table.
«Faeiq faisait partie de notre tout premier groupe de formation à Anvers, nous informe Seppe Nobels. Il n’avait jamais travaillé en cuisine et n’était pas convaincu par l’idée de devenir chef. En revanche, c’était un «diehard foodie» en tant que petit-fils d’épiciers. Aujourd’hui, il gère notre cuisine à Malines. Comme il avait reçu deux fois d’affilée un avis négatif à propos de sa demande de séjour, je lui ai promis que je ferais tout ce qui était en mon pouvoir pour qu’il obtienne ses papiers. C’est un type tellement adorable, quelqu’un qui, au vu de son histoire, mérite la protection internationale. Il a été victime de violence. Et il sait cuisiner divinement bien. Et c’est une plus-value de taille pour notre société! A l’époque, je me suis démené alors que je sortais d’une période difficile sur le plan professionnel. Heureusement, la troisième fois a été la bonne. Cela montre qu’il ne faut jamais perdre espoir.»
Vous avez frôlé le burn-out, n’est-ce pas?
Je n’emploierais pas ce mot, mais pendant des années, j’ai travaillé très dur, probablement trop dur. Je n’avais jamais rêvé de devenir chef d’un restaurant étoilé, mais à Graanmarkt 13, nous travaillions à un très haut niveau et étions déterminés à faire toujours mieux. Dans l’horeca, on est censés travailler quatre-vingts heures par semaine. Et il n’est pas rare d’entendre parler de brigades qui tournent à l’expresso ou au Redbull. A un moment donné, je me suis oublié. Je ne suis pas un chef technique ni orienté tendances, mais je garde quand même mon côté compétitif. A l’époque, j’en ai trop fait.
Comment avez-vous appris à lever le pied?
J’avais l’impression de ne pas pouvoir apposer suffisamment mon sceau sur la gastronomie. Cela me frustrait. Instroom et l’émission Restaurant Misverstand (NDLR: qu’il coanime sur la VRT) ont amorcé un changement. De quoi comprendre les vrais enjeux de la société. Ce contraste m’a poussé à revenir les pieds sur terre et à être plus serein.
Dans cette Maison du chef, vous avez l’intention d’inciter prochainement d’autres personnes à réfléchir à tout cela.
A ’t Gasthuis, nous pouvons raconter les histoires de nos apprenants dans l’assiette, mais on n’apprend pas vraiment à les connaître. Le client ne verra pas Yussief écouter chaque soir et chaque nuit de la musique palestinienne pour trouver le sommeil. Lorsqu’on a passé le week-end en compagnie d’un orphelin, on voit le monde avec d’autres yeux. Je précise que ce n’est pas toujours morose: ces personnes veulent surtout aller de l’avant. Il est important que les gens qui réservent une nuit chez nous sachent qu’ils sont chez moi. C’est pourquoi je veux savoir qui y vient: des gens ouverts aux échanges et qui veulent vraiment faire la différence. Que ce soient des événements de teambuilding ou des fêtes de mariage où, par exemple, cinq plats de plusieurs zones de guerre sont servis en tant que fil conducteur.
Outre des réfugiés, vous souhaitez inclure dans le projet des gens qui souffrent de démence précoce ou des anciens détenus.
J’ai en effet promis à quelques anciens employés du Restaurant Misverstand qu’ils pourraient venir cuisiner avec moi ici car c’est quelque chose qu’ils adorent faire. De plus, depuis quelque temps, je suis buddy d’un ancien détenu. Ce type est une crème. Il n’a pas pu être présent aujourd’hui parce qu’il a un ulcère à l’estomac. Le stress de quinze années de détention a refait surface. Lors de son stage, Instroom a semblé être pour lui aussi un lieu où il s’est lentement retrouvé. Avec eux, je souhaite créer des moments inoubliables dans une atmosphère familiale, pour des gens qui sont ouverts à cela. Si vous quittez ce lieu sans être touché, c’est que je n’ai pas accompli ma mission.
Et qu’en est-il des bénéfices réalisés?
Ils sont entièrement réaffectés au groupe cible, sauf les coûts liés au travail. Ici, il n’y a pas de modèle de plan d’entreprise secret. Nous ferons cela maximum huit fois par an et seulement s’il y a des affinités lors de l’entretien préliminaire. Nous établissons le programme entièrement sur mesure, ensemble. Les prix dépendront de qui vient et de ce que les gens ont en tête.
‘Je trouve merveilleux que le guide Michelin souligne que ce restaurant offre une chance à des réfugiés et des immigrés.’
Des asperges façon Alep
Nous avons terminé notre avant-dernier plat: asperges et berloumi. Dehors, le soleil se couche sur la rivière. «On n’allumerait pas le feu? Comme ça, on mange le dessert là-bas», suggère Seppe Nobels.
Sur fond de clapotis de l’Amblève, Yussief tente d’apprivoiser la nuit au coin du feu.
«La force de la lumière est plus grande que la peur du noir», a conclu le chef dans son discours de remerciement lors de la cérémonie Michelin à la Bourse d’Anvers. Avec Faeiq Al-Mamoori et Charuwan Pauwels, il s’est vu décerner une étoile verte Michelin pour ‘t Gasthuis. «Ce restaurant démontre qu’un avenir durable ne passe pas que par des ingrédients», constate le guide culinaire.
Vous aviez déjà décroché une étoile verte avec le projet Instroom à Anvers. Qu’est-ce que cela représente pour vous?
Le fait qu’une telle institution vous montre de l’appréciation pour ce que vous faites est bien entendu magnifique. D’autant qu’ils savent que la durabilité tourne non seulement autour d’une alimentation locale et saine, mais aussi de la possibilité d’avoir un travail durable. Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas un chef technique, mais j’ose pousser à regarder le secteur sous un autre angle. Je trouve merveilleux que le guide Michelin souligne que ce restaurant offre une chance à des réfugiés et des immigrés.
Certains critiques trouvent que l’étoile verte n’a plus de raison d’être et que la durabilité devrait être intégrée d’office dans toutes les cuisines.
Je considère que c’est une belle distinction. En Belgique, il y a environ 150 étoiles Michelin, et je sens que tous ces chefs aspirent à décrocher une étoile verte. C’est une récompense distincte qui signifie que notre manière de cuisiner est orientée vers l’avenir. Si un nombre croissant de chefs donnent cet exemple, je suis convaincu que les gens les imiteront à la maison. Je crois que notre secteur permet justement de rendre un peu d’espoir.
Beaucoup de vos apprenants ont été embauchés dans des établissements d’horeca…
C’est comme ça que notre vision chemine. De la même manière qu’on peut voir des petites affiches de l’école hôtelière de La Panne, Ter Duinen, sur la façade de restaurants, j’espère que l’Instroom Academy sera un jour un genre de distinction et que les gens diront: «Ça doit être un bon restaurant congolais ou syrien, parce qu’ils viennent d’InstroomArt».»
De la cuisine syrienne avec une touche de Seppe Nobels?
Nous voulons montrer à nos apprenants que leur cuisine peut aussi se composer d’ingrédients locaux. Dans une épicerie tenue par des Marocains, des Turcs ou des Grecs, on aura beaucoup de mal à trouver, par exemple, des asperges en saison, alors que le magasin déborde d’aubergines lorsque ce n’est pas la saison en Belgique. D’autre part, nous souhaitons aussi éveiller les consciences dans le secteur. Est-il indispensable que ce soient des asperges à la flamande? Je peux vous dire que les asperges façon Alep sont tout aussi délicieuses.
‘Lors du trajet en voiture vers Aywaille, je dis toujours à mes apprenants: à partir d’ici, c’est privé, nous ne sommes plus au travail.’
Seppe Nobels
Il ouvre son restaurant au Graanmarkt 13 à Anvers en 2010, qui est élu Meilleur Restaurant végétarien de Flandre par le Gault & Millau en 2015.
Son projet Instroom Academy voit le jour en 2021, dans le cadre duquel le chef forme des primo-arrivants dans sa cuisine.
Depuis 2022, il coanime l’émission télévisée Restaurant Misverstand, sur la VRT, où des personnes atteintes de démence précoce dirigent tant la cuisine que la salle.
En 2024, il déplace le projet Instroom à Malines et ouvre le restaurant ’t Gasthuis sur le site d’un ancien hôpital.
Il ouvre à certaines périodes les portes de la Maison du chef, au bord de la rivière à Aywaille. Le programme du séjour et le prix sont déterminés sur mesure. Pour plus d’informations: lamaison@seppenobels.be
seppenobels.be