Les assiettes à partager, nouvelle tendance entre marketing food et retour aux fondamentaux

© DEBBY TERMONIA
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

A l’heure où les restaurants sont tenus de s’afficher « expérientiels », les plats qui se partagent entre convives donnent le ton de la gastronomie en vue. Compte rendu d’un nouveau paradigme.

C’est l’un des projets les plus décalés et sans doute parmi les plus sensés du moment. Situé loin des ghettos de la restauration bruxelloise, St Kilda fait exploser tous les codes de la gastronomie. On le doit à trois amis d’enfance – Antoine, Max et Milan – qui ont roulé leur bosse aux quatre coins du monde. De retour dans la capitale, ils imaginent un service traiteur de qualité, spécialement calibré pour les tournages de cinéma. Le créneau étant porteur, ils se font rapidement un nom. Créatif et effervescent, le trio n’entend pas en rester là. Les compères se mettent à réfléchir au potentiel du lieu ucclois où se situent leurs cuisines. De fait, taillé dans le granito et drapé dans des lignes modernistes, l’endroit ne manque pas de cachet. D’autant plus qu’à l’avant, un petit espace non employé pourrait servir de salle. Antoine, Max et Milan s’interrogent : pourquoi ne pas en faire un restaurant? Mais au lieu de souscrire aux règles habituelles du genre, l’offre suspendue à la demande, ils vont inverser la logique. Du coup, l’enseigne ne s’ouvre que lorsqu’ils sont sûrs de faire salle comble… ou ne sont pas en train d’assurer le catering sur un plateau. Tout bénéfice: non seulement cette approche leur permet de commander produits et matières premières au plus juste de leurs besoins, bien vu à l’époque du « zéro déchet », mais en plus pas question pour eux de se tourner les pouces en attendant le client. La belle idée préserve le moral des troupes et permet de garder la flamme de la passion intacte. A quoi ressemble un repas St Kilda? « A un moment inoubliable », explique Isabelle, une trentenaire qu’a enthousiasmée la découverte. Interrogée au sortir de son repas, la jeune femme y replonge avec délice: « Ce qui est génial, c’est déjà d’envoyer un mail pour une date et espérer de tout coeur qu’il sera confirmé. Il y a un petit côté « incertitude » qui me plaît beaucoup. On se sent privilégié de pouvoir avoir une table. Mais ce que j’ai préféré, c’est le fait que l’on ne sache rien de ce que l’on va déguster… Jusqu’au moment où l’assiette est déposée devant soi. Le concept est celui d’un menu unique et « surprise » qui tient quand même compte des éventuelles allergies dont il faut faire part en amont. » Un autre facteur contribue au succès de cet établissement bruxellois, à savoir la place qui est faite au partage, nouvel ADN de la restauration en vue. A part quelques portions individuelles, le dessert et quelques mises en bouche, la plupart des mets invitent les convives à promener leurs fourchettes de concert. Assiette de moules soulignées de persil plat et d’un jus relevé, fish and chips revisité, légumes sautés, nouilles udon, sucrines au sésame ou thon au shoyu… Autant de compositions que la tablée savoure à l’unisson.

L’heure étant au coworking, à l’économie participative, à la transversalité… la nourriture se devait de proposer un concept y faisant écho.

Les assiettes à partager, nouvelle tendance entre marketing food et retour aux fondamentaux
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Jeux et enjeux

Tyrannisée par la loi de l’offre et de la demande, la gastronomie d’aujourd’hui n’a plus le droit de se reposer sur ses lauriers, ni de faire du surplace. En près de vingt ans, le consommateur a tellement changé, et a à ce point revu ses exigences vers le haut, qu’il n’est plus question d’ignorer de telles aspirations. De nos jours, toute table qui se respecte est tenue de livrer des contours « expérientiels ». Directement emprunté à l’anglais, « experiential », le terme pousse un peu plus loin la logique du restaurant envisagé dans les années 2000 comme lieu de délassement – ce dont rend compte un autre mot anglo-saxon « eatertainment » qui croise « eat » (« manger ») et « entertainment » (« divertissement »). De la même façon qu’actuellement l’art contemporain dégaine des contenus immersifs à tour de bras pour s’emparer des visiteurs, il est désormais demandé à la cuisine de ménager ses effets, histoire de faire vivre une parenthèse enchantée. Un décollage immédiat? En quelque sorte. « Durant son repas, le convive ne veut plus avoir ses problèmes en tête, il ne veut pas non plus être conscient d’un monde qui va mal », souligne David, un gourou du marketing ayant une carrière internationale derrière lui. Résultat des courses, chefs et restaurateurs rivalisent d’ingéniosité pour trouver la formule à laquelle les foodies du monde entier seront suspendus. David de poursuivre: « Dans son versant positif, le gimmick des plats à partager fait sens. Il est né dans l’imagination d’esprits qui ont bien noté l’aspect collaboratif de l’époque; l’heure étant au coworking, à l’économie participative, à la transversalité… La nourriture se devait de proposer un concept y faisant écho. Sans compter que cette démarche draine dans son sillage une certaine écologie de l’assiette, qui n’est pas sans évoquer ce que le vrac est aux produits emballés individuellement. Cela ne pouvait que marcher. » Seul hic, le « côté obscur » du phénomène évoqué en creux par l’ancien marketeur. Pour en parler, on tend le micro à Marc (prénom d’emprunt), expert en consultance food. « Les plats à partager sont devenus un véritable « tuyau » que certaines sociétés livrent clé-sur-porte aux restaurateurs. L’idée n’est plus de faire sens mais bien de renforcer le consommateur dans ses pulsions les plus égoïstes, d’en faire un tyran. A ce titre, on peut détecter un côté « avoir tout à disposition tout le temps » dans ces formules. Cette fausse, et vaine, impression de totalité n’est pas sans rappeler des modèles de business tels que Spotify ou Netflix. Bref, une course à la surenchère », analyse le spécialiste.

Les assiettes à partager, nouvelle tendance entre marketing food et retour aux fondamentaux
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Sous cet angle-là, l’assiette que l’on partage s’apparente davantage à un choix infantilisant. L’exact contraire du « choisir, c’est renoncer », maxime invitant à l’exercice de la responsabilité dans un monde gagné par le zapping. Un autre mécanisme retors dans cette nouvelle structuration de l’offre des restaurants? « L’idée est de jouer sur l’effet FOMO (NDLR: Fear Of Missing Out), cette névrose contemporaine liée aux réseaux sociaux. De la même manière que les individus subissent la pression de « manquer » un éventuel post faisant d’eux des citoyens déconnectés, c’est-à-dire de second zone, le partage devient une soupape de sécurité qui offre de vivre sa commande en étant sûr de ne pas passer à côté de quelque chose… », ajoute Marc. De fait, il suffit de jeter un oeil sur des sites comme The Fork ou Unilever Food Solutions pour découvrir des analyses béton sur le sujet. Il y est rappelé, à grands renforts d’exemples, comment le paysage alimentaire moderne s’est déstructuré sous la pression de nombreuses « cool food » et de « eat lists » modeuses et coupées de leurs racines, allant des tapas aux sushis, en passant par les smorrebrods scandinaves et les pintxos basques. Pages après pages, les bons conseils se multiplient pour profiter de cette opportunité afin de faire diminuer le « food cost » (le « prix de revient ») et profiter de l’effet de groupe qui incite à commander au-delà de sa faim en faisant exploser l’addition. Objectif? Un « fun dining », dit aussi abusivement « social eating », écervelé et garanti 100% « instagrammable », via des plats posés au milieu de la table – une nouvelle gestuelle tout sauf innocente car particulièrement propice aux clichés pris du haut – qui caresse les marges bénéficiaires dans le sens du poil. Symptomatique, certains sites vont jusqu’à inviter les restaurateurs à investir dans des tables plus longues pour tirer un profit exponentiel de l’exploitation des instincts grégaires.

Nombreux sont les sociologues à souligner le caractère positif de cette tendance lorsqu’elle est abordée de manière sincère.

Au-delà du soupçon

Heureusement, à l’instar de St Kilda de nombreux établissements jouent la carte de la nourriture à partager sans pour autant avoir le profit en ligne de mire. A Paris, un chef étoilé comme Alain Passard, notamment à travers un mets combinant canard, poulet et côtelettes, s’est essayé à l’exercice. Idem pour le ténor Jean-François Piège et sa fameuse fondue bourguignonne revisitée, longtemps proposée au Clover Grill, restaurant du Ier arrondissement. Sans parler de l’excellent Jean-Louis Nomicos, chef entre autres du Frank, la très chic adresse de la Fondation Vuitton, qui a consacré son deuxième livre à la mouvance. Intitulé très adéquatement A partager, l’opus revendique une « sharing food » à mille lieues de l’habituelle structure entrée-plat-dessert si chère à la gastronomie classique. Le tout pour une « bonne franquette » revendiquée haut et fort par celui qui a longtemps travaillé aux côtés d’Alain Ducasse. Si de tels chefs accordent leur crédit à cet esprit généreux, ce n’est pas pour rien. En effet, nombreux sont les sociologues à souligner le caractère positif de cette tendance lorsqu’elle est abordée de manière sincère. On pense à Apolline Torregrosa, docteur en sociologie, qui voit dans le partage une sorte de libération ouvrant une dimension de communion propre au repas « sans en observer les exigences et les critères » (1). Mais c’est probablement le professeur à la Sorbonne Michel Maffesoli qui rend le mieux compte de la magie du partage: « Partager une même assiette, je le disais déjà il y a trente ans, c’est s’exposer à l’altérité, à l’extase (…), c’est retrouver l’âme du monde, un ciment de l’être ensemble. » (2)

(1) Les Cahiers européens de l’imaginaire, Manger ensemble, page 125, CNRS Editions, 2013.

(2) Ibid, page 28.

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