Ces "chouettes petits restos" qui appartiennent en réalité à des chaînes
Chaînes sans faim: ces restaurants qui appartiennent à de grandes enseignes sans en avoir l’air

Dans un contexte hyperconcurrentiel, la restauration se concentre à bas bruit, au travers de chaînes qui ne disent pas toujours leur nom. Modèle en voie de disparition, l’artisanat, lui, recule fatalement, absorbé par des logiques d’optimisation. Analyse.
«Sans avoir de boule de cristal, il me semble légitime d’affirmer que la singularité va, petit à petit, disparaître du paysage culinaire. C’est mathématique. Si je devais oser une comparaison agricole pour caractériser la nouvelle formule dominante, ce serait celle de la monoculture, qui, ces dernières années, n’a cessé de grignoter les terres cultivables», prévient, sous couvert d’anonymat, un expert en marketing actif dans la conception de lieux de restauration. Le ton est donné: la diversité des enseignes masque de moins en moins un mouvement de fond, celui d’une standardisation accélérée.
Au premier regard pourtant, à Londres, Paris, Bruxelles ou Anvers, tout semble foisonner: établissements aux noms distincts, décors variés, cartes singulières. L’ère est à l’identité forte, à l’expérience immersive et à l’esthétique distinctive calibrée pour les réseaux sociaux. Mais sous ce vernis bariolé, une logique de reproduction se dessine. «Derrière des concepts très variés, on peut être étonné de trouver des cuisines communes, des ratios identiques et des process similaires», résume Lakhdar Hamina-Lakhdar, concepteur de plusieurs enseignes bruxelloises prisées (Vérigoud, Gazzosa, Fight Club…).
Un nom incarne plus que tout autre le nouveau sésame de la restauration: Big Mamma. Fondée par Victor Lugger et Tigrane Seydoux, l’emblématique structure française met en appétit tous les food-entrepreneurs du monde. En apparence, tout semble différent: pas de duplication, pas de noms identiques, pas de copié-collé. Quand il est interviewé sur le sujet, Seydoux évite d’ailleurs soigneusement le mot «chaîne». Pourtant, le succès de ce groupe, qui s’est récemment implanté à Bruxelles, repose sur des démarches rigoureuses: cuisine centrale, recettes standardisées, formation accélérée du personnel en Italie… Et sur une optimisation méthodique: ajustement millimétré des marges sur chaque plat, négociation serrée avec les fournisseurs pour obtenir le meilleur rapport qualité-prix, service chronométré… Tout cela dissimulé derrière un credo aussi bon enfant qu’imparable: «Faire bon, pas cher et servi avec le sourire».
Scalabilité du concept
Présent dans sept pays, le groupe emploie plus de 2.400 personnes et repose largement sur un plat signature: les célèbres pâtes à la truffe, qui ont représenté à leurs débuts jusqu’à 20% du chiffre d’affaires. Longtemps proposées à 18 euros — contre 21 aujourd’hui, soit une hausse de plus de 15% en dix ans — elles incarnent à elles seules l’équation idéale: désirabilité, marge confortable et effet viral.
Autre signature: la file d’attente. Devenue emblématique des restaurants Big Mamma, il ne faudrait pas réduire à un simple effet de mode ce qui découle en réalité d’un choix stratégique. En refusant les réservations, le groupe s’assure une rotation constante des tables, sans temps mort ni créneau vacant. «Même si on ne les a pas souhaitées au départ, les queues font partie du dispositif. C’est une pub vivante», répète souvent Tigrane Seydoux. Une contrainte transformée en vitrine – visible et de ce fait virale.
Une gestion aussi millimétrée, fondée sur des procédés reproductibles et une rentabilité élevée, rendait inévitable la financiarisation du modèle. Depuis 2021, le fonds McWin Capital Partners (spécialiste de la foodtech et de la restauration) est entré au capital de Big Mamma. Ce soutien ouvre une nouvelle phase: celle d’une expansion pensée à l’échelle industrielle, portée par la «scalabilité» du concept, c’est-à-dire sa capacité à être dupliqué rapidement et efficacement, sans perte de performance. Le tout pour un modèle qui repose désormais moins sur la vocation d’hospitalité que sur l’appât du gain et la mise en scène bien rodée d’une italianité séduisante mais fabriquée. Bref, une authenticité aux contours plus rentables que réels.
Comme Big Mamma, d’autres enseignes de taille moyenne ont décliné ce modèle sériel sous une forme insidieuse. BAO, lancé en 2012 à Londres par trois anciens étudiants en art, puise dans les stands de street food taïwanaise pour construire un univers ultra-identifié, dominé par une mascotte imaginaire – le «lonely man» – et décliné à travers des restaurants aux décors minimalistes et narratifs. Les sept adresses londoniennes propose une carte épurée, un décor spécifique, et l’impression d’un lieu à part. En réalité, le système est pensé comme une série: variations sur un même thème, orchestrées pour produire une immersion esthétique autant qu’une efficacité opérationnelle.
Chez PNY (pour «Paris New York», huit enseignes dans l’Hexagone), la stratégie est similaire. Depuis 2012, cette chaîne de burgers haut de gamme s’est imposée à Paris en jouant la carte du design radical. A chaque adresse, un décor signature: néons pastel, banquettes tubulaires, clins d’œil rétro. Derrière cette mise en scène étudiée, la carte varie peu. Le produit reste identique, mais l’enveloppe change, comme autant de versions d’un même logiciel.
Coolitude gastronomique
Cette capacité à allier esthétique, efficacité et rentabilité s’inscrit dans une tradition anglo-saxonne. Dès les années 1920, des enseignes comme White Castle ou, une trentaine d’années plus tard, McDonald’s, ont inventé les principes de la restauration standardisée: rapidité, duplication, reconnaissance immédiate. Longtemps associée à la malbouffe, cette logique a muté. Aujourd’hui, des groupes comme BAO, PNY ou Big Mamma ont dissimulé les fondements industriels sous une épaisse couche de coolitude gastronomique.
Par la force de leur storytelling, de leur design et d’un sens affûté de la désirabilité, ils ont réussi à rendre invisibles les mécanismes d’optimisation sur lesquels repose leur succès. Derrière les néons pastel et les baos appétissants, le pilotage économique hérité du fast-food subsiste: il se camoufle sous une esthétique de l’unique, une narration calibrée qui fait passer la duplication pour une singularité.
Un restaurant devient une unité de performance suivie à la loupe. Chiffre d’affaires quotidien, ticket moyen, temps de service, taux de rotation des tables, nombre de clients servis à l’heure: ces indicateurs dictent les ajustements à opérer. Ces données permettent d’identifier les établissements sous-performants, de repérer les «best practices» à dupliquer, ou de modifier les plannings en fonction des flux.
A cela s’ajoute une analyse fine des coûts. Le «food cost» – soit le rapport entre le coût matière et le prix de vente – est contrôlé avec précision, tout comme le «labor cost», le ratio entre masse salariale et chiffre d’affaires. La casse et le gaspillage sont surveillés via des logiciels intégrés capables de générer des alertes automatiques. Rien n’est laissé au hasard.
Ainsi se dessine la chaîne de restauration 2.0: non plus visible et assumée, mais furtive et inféodée à la «datafication», cette collecte obsessionnelle propre au techno-capitalisme. Derrière un décor soigné et un nom bien trouvé, c’est une logique d’ingénierie implacable qui gouverne. Au bout du processus, le client n’est plus un convive, mais un cobaye.
Chasse à l’homme
Cette «monoculture» qui vient n’a rien d’un caprice d’entrepreneur. Sa raison profonde est à chercher dans un contexte économique hyperconcurrentiel qui ne laisse plus de place à l’approximation, à la lenteur et à l’humain. On a beaucoup parlé en Belgique de la crise traversée par l’horeca mais malgré les discours abondants, beaucoup n’ont pas encore pris le caractère dramatique de la situation.
Les coûts ont explosé: +30% en moyenne sur l’ensemble des postes, selon les professionnels interrogés. Sans compter les frais de personnel, passés de 30 à 50% depuis la crise sanitaire. Un cauchemar. «Tout augmente, sauf les bénéfices», résume Frédéric Nicolay (Château Moderne, Le Cocq, Jaja…). Le paradigme ancien – «un tiers pour le personnel, un tiers pour la marchandise, un tiers pour le patron» – est devenu caduc. Antoine Bradfer, cofondateur de Squadra Cocina (six restaurants à Bruxelles et un en Brabant wallon), constate: «On a facilement perdu 15% de rentabilité en dix ans. S’il n’est pas optimisé, un restaurant est aujourd’hui à zéro ou en perte.»
«Le vivotage, c’est ce qu’il y a de plus dur. On ne sait jamais si l’on s’en sort ou si l’on s’enfonce», confie Lakhdar Hamina-Lakhdar. Autour de lui, plusieurs établissements cherchent moins à croître qu’à rester à flot. Certains sont mis en vente, non pour dégager un bénéfice, mais simplement pour éviter le naufrage.
Narcissique, le resto?
La mécanique est devenue infernale. «Un temps plein en trop peut coûter la moitié de la marge», observe Antoine Bradfer. Une fuite d’eau, un arrêt maladie, un mois creux suffisent à faire basculer un fragile équilibre. Face à cette instabilité permanente, la gestion devient chirurgicale. «Aujourd’hui, pour survivre, il faut des tableaux Excel. Les indicateurs sont analysés semaine après semaine», poursuit Lakhdar. L’instinct ne suffit plus: seuls les ratios comptent. Suivi hebdomadaire des performances, planification à l’heure près, centralisation des achats, mutualisation des équipes… Le geste cède la place à la méthode. La chasse à la marge est devenue une discipline quotidienne, discrète mais implacable.
Un facteur plus insidieux est venu compléter le tableau: le restaurant est devenu un miroir narcissique, à la hauteur d’un ego en quête de likes. Le public attend plus qu’un repas, il veut un décor, un récit, une mise en scène de soi. Pour les restaurateurs, la pression est double: répondre à cette attente, tout en absorbant l’explosion des coûts. «Entre notre premier restaurant et le dernier, nous avons investi dix fois plus», avance Antoine Bradfer, de Squadra Cocina. Il y a l’inflation, bien sûr. Mais aussi une logique d’image devenue centrale, qui pousse à surinvestir dans l’apparence — et fragilise ceux qui ne sont pas solidement adossés. Cette exposition permanente crée un cercle vertueux ou vicieux, selon l’endroit d’où l’on regarde. Plus un lieu est photogénique, plus il génère de contenus produits par les clients eux-mêmes, plus il attire. Et plus le client voit son ego renforcé. En s’affichant dans un décor valorisant.
La Belgique fait de la résistance
«En Belgique, personne n’aime les chaînes», tranche John Prigogine, cofondateur de l’enseigne Rambo. Derrière cette formule, il faut entendre une spécificité culturelle tenace: le client belge valorise l’unique, se méfie des formats lisses et guette la moindre odeur de duplication. Face à cette défiance, les restaurateurs locaux s’efforcent d’optimiser sans uniformiser. Un équilibre précaire, mais assumé.
Chez Rambo, chaque adresse cultive une identité propre, même si les coulisses obéissent à des logiques rationalisées. «Même lorsque deux restaurants partagent 85% de leur carte, chacun doit offrir un univers distinct, soigné dans les moindres détails», explique Prigogine. L’important est de cultiver la sensation d’unicité, tout en maîtrisant les arrières.
Ce modèle manié du bout des doigts – un pied dans la gestion, l’autre sur le terrain – se retrouve aussi chez Mission Masala, concept fondé par Pavan Bajwa et Tim Van den Heuvel. Une cuisine centrale prépare currys et marinades, mais le reste – grillades, fritures, cuisson au tandoor – se fait sur place. Le modèle est délicat, gourmand en personnel. «C’est une tension constante, mais nécessaire. L’idée, c’est qu’un client qui connaît notre adresse d’Anvers ait quand même envie de découvrir celle de Bruxelles ou de Gand.»
Même lucidité chez Tatiana Litvine, qui codirige avec sa famille Litvine Society, un groupe fort de huit établissements à Bruxelles, dont La Villa Lorraine, La Villa in the Sky, Odette en Ville, Lola, Voltaire, Le Variétés ou encore Lily’s. «L’uniformisation court le risque de la cannibalisation. Ce serait absurde que nos restaurants se marchent sur les pieds.»
Il reste que de Bruxelles à Anvers, les restaurateurs n’échapperont pas au rouleau compresseur de la rationalisation, même s’ils tentent d’en apprivoiser les codes à leur manière. Une voie tierce moins voyante, moins duplicable et sans doute moins juteuse… mais peut-être plus fidèle à ce qu’on attend ici d’un restaurant: un lieu où l’humain a sa place. Pour combien de temps encore, avant qu’il ne devienne à son tour un simple rouage?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici