spiritueux sans alcool
Sans risque, les spiritueux sans alcool? Getty Images

Sans risque, les spiritueux sans alcool? « Non! » alertent les alcoologues

Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste & Coordinatrice web

Du vin à la bière en passant par les spiritueux sans alcool, il est désormais possible de festoyer sans ébriété – et sans non plus se sentir exclus. Mais ces alternatives 0.0% sont-elles à boire sans modération pour autant? Pas vraiment, répondent les alcoologues, qui recommandent de lever le coude avec discernement.

Sans alcool, la fête n’a jamais été plus folle. C’est que désormais, du vin à la bière en passant par un éventail de spiritueux allant du gin au rhum (à l’amaretto, à la vodka, au mezcal…), l’offre de boissons « alcoolisées » sans alcool a de quoi faire tourner la tête. Une aubaine, pour celles et ceux qui ne veulent ou ne peuvent plus s’imbiber, mais n’ont pas envie de se voir cantonner à l’eau ou à des sodas trop sucrés pour autant. Pour peu, on en viendrait à trinquer avec abandon à cette croissance festive d’un marché qui est longtemps resté plutôt morne. Sauf qu’ainsi que le soulignent les alcoologues, ce n’est pas parce qu’une boisson est désalcoolisée que sa consommation est anodine pour autant. Au contraire, même.

Signe des temps: outre-Atlantique, où le géant de la grande distribution Target vient d’élargir sa gamme en proposant les spiritueux sans alcool signés Sèchey, il faut montrer patte blanche, ou plutôt, une preuve d’identité pour pouvoir s’en procurer. Tout comme pour les boissons alcoolisées, donc, qui ne peuvent être vendues aux moins de 21 ans aux Etats-Unis. Et là où d’aucuns crieront au puritanisme, pour Target, c’est l’évidence même, la chaîne d’hypermarchés ayant pointé dans un communiqué que « les profils de saveurs des produits sans alcool s’alignent plus étroitement sur ceux des produits avec alcool et sont conçus pour des expériences similaires à celles des occasions traditionnelles avec alcool, et également pendant ces occasions ». Autrement dit, la prudence est de mise.

Un parti pris qui ne surprend pas ceux qui assistent de près aux ravages des boissons alcoolisées. Ainsi qu’il l’explique en souriant, Florian De Blaere, Echevin à Pont-à-Celles mais aussi et surtout fondateur du cabinet d’addictologie AddicT’UP, est un des seuls « alcoologues civils » de Belgique.

Régie par une formation universitaire, la profession attire principalement des professionnels de la santé, mais aussi quelques extérieurs. À l’image de ce papa dynamique, fonctionnaire fédéral à l’origine, qui a ressenti le besoin de transformer son expérience en expertise après avoir lui-même souffert d’un rapport problématique à la boisson. Quand il a pris la décision d’arrêter de boire il y a une dizaine d’années, l’offre de boissons sans-alcool autres qu’eaux, jus et sodas était virtuellement inexistante, exception faite de quelques bières sans alcool peu convaincantes. Mais Florian De Blaere ne le regrette pas, et met même en garde celles et ceux qui y verraient un complément utile pour dire adieu à l’éthanol.

« Ces produits sont de faux amis pour quelqu’un qui a un problème d’usage et une tendance à perdre le contrôle quand il boit. Parce que quand on s’inscrit dans cette logique, outre le rituel, c’est tout un univers, jusqu’au packaging, qui reste présent autour de la personne qui souhaite se tenir éloignée de l’alcool »

Florian De Blaere

Raison pour laquelle le fondateur d’AddicT’UP recommande aux personnes désireuses de se sevrer de se tenir loin des vins, bières et autres spiritueux désalcoolisés. « Grâce aux techniques actuelles, leur goût est virtuellement identique aux versions alcoolisées, ce qui va créer une résonance cognitive chez les gens. Or les biais cognitifs sont un des éléments essentiels du risque de reconsommation chez les alcooliques. L’addiction est avant tout une maladie neurocérébrale, or tout est fait pour que ces boissons aient un impact neuronal similaire à celui ressenti quand on boit de l’alcool ».

Ce qui explique pourquoi le Dr Thomas Orban, alcoologue depuis 20 ans et à l’origine avec certains confrères de l’élaboration du certificat universitaire qui donne accès à la profession, confie poser un regard « extrêmement positif, quoi que prudent », sur ces boissons qui, certes, « permettent enfin de sortir petit à petit du paradigme qui dit que pour faire la fête, il faut boire de l’alcool », mais qui servent aussi de cheval de Troie aux alcooliers.

« Je ne leur ferai jamais l’injure de les prendre pour des imbéciles. Ils s’adonnent à un matraquage publicitaire autour de ces boissons dans les régions où ils ne vendent pas suffisamment de boissons alcoolisées, l’idée étant que si vous commencez avec une bière sans alcool, après, vous passerez à la version alcoolisée donc ils sont doublement gagnants » décrypte le Dr Orban. Qui déconseille également la consommation de ces boissons aux personnes en sevrage alcoolique: « Cela maintient une habitude symbolique parce qu’on boit presque le même produit, avec le même emballage et le même type de bouteille, or pour les gens malades de l’alcool, il s’agit d’une drogue dure, donc le risque est grand que ces alternatives les fassent revenir plus facilement vers leurs versions alcoolisées ». Mais quid des 80% de consommateurs belges de boissons alcoolisées qui arrivent à trouver un équilibre avec ce produit? Pour nos deux spécialistes, l’accroissement de l’offre est majoritairement positif, même si des nuances persistent.

La mort à boire

« C’est intéressant de développer l’offre de boissons non-alcoolisées sur le marché et dans l’Horeca, parce que jusqu’ici, outre les jus de fruits frais ou les mocktails, parvenir à consommer qualitativement sans boire d’alcool relevait parfois du parcours du combattant » regrette Florian De Blaere. Pour qui, « sachant qu’il n’existe jamais de risque zéro quand on boit de l’alcool, alterner avec ce type de boissons est positif en termes de santé publique. En Belgique, plus d’un décès sur dix est causé par l’alcool, qui est la deuxième cause de décès évitable après le tabac. Et cela ne concerne pas que les gros consommateurs, ni la cyrrhose, la consommation d’alcool intervenant dans plus de 200 pathologies différentes ».

Insomnie, stress, dépression, hypertension… Le Dr Orban les égrène, et applaudit l’évolution sociétale récente qui voit apparaître toujours plus d’alternatives « qui font appel au plaisir sensoriel des consommateurs et induisent une notion festive sans contenir d’alcool pour autant ».

« On nous a tellement lavé le cerveau pour nous persuader qu’une fête implique forcément la consommation d’alcool qu’on n’envisage plus que ça. Ce qui est très ambivalent puisqu’on fait la fête avec un produit potentiellement létal, un poison neurotoxique parmi les plus dures des drogues dure. Les spiritueux sans alcool prennent ça en compte et utilisent des produits qui ressemblent aux vrais mais ne sont pas alcoolisés »

Thomas Orban

Et l’alcoologue bruxellois de souligner leur côté inclusif, puisqu’ils permettent d’accueillir dans notre société « tous les gens qui ne peuvent ou ne veulent plus boire mais n’ont pas envie de se cantonner au soda ou à l’eau pour autant ». Mais aussi d’intégrer un public toujours plus jeune dans un contexte festif, Junior, du haut de ses 11 ans, étant loin de pouvoir trinquer au Gin Tonic avec papa et maman, mais pouvant désormais siroter un ersatz non-alcoolisé. Une fausse bonne idée?

Sans alcool, mais pas sans conséquences

Pointant le danger que présente le ciblage des jeunes par les alcooliers, et le fait que des boissons type Kidibulle induisent dès l’enfance le conditionnement que fête rime avec coupette, Thomas Orban met en garde contre la tentation de préparer un ersatz non-alcoolisé des boissons parentales sans donner de contexte aux enfants, ce qui risquerait de les conditionner à boire. « Alors même que le moment offre une belle opportunité de dialogue, et une chance de leur expliquer les effets neurotoxiques de l’alcool et pourquoi leur cerveau n’est pas prêt à ce qu’ils en boivent avant leurs 25 ans », suggère celui qui rappelle également l’importance de l’exemple: « Si vous dites à vos enfants qu’il ne faut pas boire d’alcool, mais que vous avez du vin à table tous les soirs, vous n’êtes pas crédible ». Florian De Blaere dénonce quant à lui le fait qu’en associant dans l’esprit des enfants le fait que la fête est synonyme de spiritueux, même sans alcool, on facilite le passage vers les boissons alcoolisées par la suite.

Il y a une sorte d’estompement de la norme entre les différentes catégories de boissons, or un des plus grands défis en matière d’alcoologie est de dénormaliser l’alcool, et ce n’est pas en créant des produits qui floutent la frontière entre spiritueux et softs qu’on va y parvenir »

florian de blaere

D’ailleurs, ces « spiritueux sans alcools » et autres « alcools désalcoolisés » ne sont-ils pas au fond une forme d’hérésie, ou du moins, une stigmate du rapport complexe que notre société entretient avec les boissons alcoolisées?

« L’alcool est une drogue sociétale. L’être humain recherche le plaisir, et avec l’alcool, le système de récompense en amène plus rapidement qu’avec d’autres produits. L’humain trouve ça génial et cherche cette gratification » explique le Dr Orban. Tandis que Florian De Blaere, lui, pointe que « notre société a un rapport très compliqué à l’alcool. Il suffit de prendre la Tournée Minérale, qui n’est pas simple à tenir, même pour des gens qui ne sont pas alcooliques. Faire l’exercice de quelques semaines de sobriété complète permet de réaliser la place ultra dominante que l’alcool prend dans notre société ». En ce compris au rayon softs, désormais.

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