Ecrans, vie chargée, famille éclatée… Pourquoi devrions-nous manger ensemble plus souvent?

Nathalie Le Blanc Journaliste

Pour beaucoup, la table du repas est l’endroit où la journée se termine et où les meilleures conversations ont lieu. Mais qu’en est-il maintenant que nous mangeons de plus en plus souvent séparément ou derrière nos écrans?

«A table!» Ce cri résonne régulièrement dans presque tous les foyers. Mais peut-on encore vraiment parler de table du repas? Les salles à manger séparées sont devenues plus rares aujourd’hui, on les trouve encore exceptionnellement dans des maisons anciennes qui n’ont pas été rénovées, ou chez ceux qui ont assez d’argent pour avoir du personnel.

Le magazine américain The Atlantic regrettait d’ailleurs récemment dans un article la disparition d’un lieu où se rassasier ensemble. Non seulement cette pièce à part serait en voie d’extinction aux USA mais, comme les logements deviennent de plus en plus exigus, il semble que les tables disparaissent elles aussi. Les célibataires ou les familles où il n’est pas de coutume de manger ensemble prennent leur assiette dans le canapé ou à leur bureau, et cela aurait un impact sur la solitude grandissante de nos voisins d’outre-Atlantique.

De ce côté-ci de l’océan, le constat est toutefois un peu différent. A l’ère des grandes pièces ouvertes, nous n’avons plus d’espace dédié et fermé, mais les clichés ont la dent dure et la grande table dans ou à proximité de la cuisine reste considérée comme le cœur de la maison. Et même celui qui vit seul a presque toujours une table où des invités peuvent prendre place. L’espace physique a peut-être disparu, mais l’idée persiste.

L’heure du repas

Pas de quoi paniquer donc, rassure la professeure Charlotte De Backer, spécialiste de la communication interpersonnelle. «La dernière enquête menée par la VUB date de 2014 et il en ressort que le repas pris en commun résiste bien. Le repas du soir en particulier, mais nous mangeons moins souvent ensemble au petit-déjeuner et à midi.»

D’après une étude sur les habitudes alimentaires de 2018, 22% des Belges ne prennent toutefois pas tous les jours un repas avec d’autres personnes. 15% mangent ensemble seulement le week-end. Et presque 1 Belge sur 4 mange plus souvent seul qu’avec d’autres personnes.
Les raisons? Il faut tout d’abord prendre en compte le fait que de plus en plus de gens vivent seuls. Quant à ceux qui habitent à plusieurs, ils ont aujourd’hui parfois plus de difficultés à rassembler tout le monde au même moment, constate le professeur Gustaaf Cornelis, philosophe à la VUB et à l’université d’Anvers.

«Autrefois, le repas pris en commun était un incontournable, c’était le moment où parler de ce qui s’était passé pendant la journée. C’est aujourd’hui plus compliqué en raison des plannings chargés, qui ne concordent pas. Par exemple, dans les familles recomposées, où il y a beaucoup d’enfants une semaine sur deux seulement, ou bien où des enfants d’âges très différents vivent sous le même toit.»

«Le tableau parfait de la famille réunie autour de la table n’allait pas de soi autrefois non plus.»

Charlotte De Backer

Horaires flottants, longs trajets pour le travail, écoles qui ne commencent pas en même temps, calendriers bien remplis, hobbys nombreux et davantage d’occasions de se sustenter dehors… Les obstacles sont multiples. Même si nous ne devons pas en être nostalgique, estime Charlotte De Backer: «Le tableau parfait de la famille réunie autour de la table n’allait pas de soi autrefois non plus. Chez les gens avec un haut niveau de formation et avec un job de bureau, c’était peut-être le cas, mais pour ceux qui travaillent le week-end, ou en rotation – dans les usines, les hôpitaux, les transports en commun, l’horeca – cela a de tout temps été plus compliqué.»

Assiettes salvatrices

Et tout cela n’est pas sans conséquence, avertit Charlotte De Backer: «Etre ensemble à table génère de l’unité, de la concertation, des conversations et une bonne ambiance de groupe, résume-t-elle. J’étudie les relations interpersonnelles et manger est si important à ce niveau qu’on doit en tenir compte dans les recherches. L’être humain est une créature particulière, notamment à cause de son régime alimentaire varié. Nous ne pouvons pas collecter seuls tous les aliments dont nous avons besoin, nous devons donc collaborer. Et cela concerne aussi les gens vivant seuls: ils mangent quand même un peu avec ceux qui ont produit ce qui se trouve dans leur assiette. En réalité, nous sommes aujourd’hui nourris par des mains invisibles.»

Cela nous ramène à la nourriture comme symbole du soin: «Les générations précédentes trouvaient peut-être plus difficile de parler de leurs émotions, mais ma mère, par exemple, nous donnait littéralement de l’amour à la petite cuillère, confie l’experte. Ce qui m’a toujours frappée, c’est la manière dont les gens qu’on invite chez soi pour un repas ne se préoccupent pas de votre niveau culinaire. Pour eux, il s’agit avant tout d’être ensemble et de prendre soin les uns des autres.»
Partager un repas, c’est donc un symbole d’intimité, affirme Charlotte De Backer: «Selon l’enquête, nous partons du principe que des gens qui mangent ensemble se connaissent bien, surtout s’ils partagent leur nourriture, mangent dans l’assiette de l’autre ou se donnent à manger. Une étude américaine a montré que les participants acceptaient que leur conjoint aille prendre un café avec quelqu’un d’autre, mais avaient plus de mal avec un repas.»

Aussi parce que nous parlons de manière plus ouverte lors d’un lunch ou un dîner. Nous nous sentons suffisamment en sécurité pour être sincère, ou pour aborder des sujets difficiles. Et ce n’est pas tellement lié à la table, mais aux assiettes qui sont posées dessus: «Si l’ambiance devient tendue, ce qu’il y a dedans offre une issue pour faire baisser la tension», souligne la spécialiste.

Investir dans cinq casseroles

La table serait par ailleurs, toujours selon la professeure de la VUB, «un lieu d’éducation»: «Nous apprenons à nos enfants comment se nourrir sainement et montrons l’exemple chaque jour. Si un enfant voit un adulte qui laisse quelque chose de côté, il sait que c’est aussi une option pour lui. Les enfants découvrent aussi le partage, quand il faut répartir les boulettes de la sauce tomate par exemple.» Ce que complète Gustaaf Cornelis pour qui cette activité vécue à l’unisson permet de s’initier à l’écoute, à la conversation, à la réflexion.

Mais manger ensemble peut devenir plus compliqué si on doit tenir compte des préférences de chacun. Avant, dans les foyers belges, il y avait bien des négociations pour savoir si on était obligé ou pas de manger ses tomates, ses choux de Bruxelles ou ses chicons, mais aujourd’hui, les familles se divisent en végétariens, végans, ceux qui évitent les hydrates de carbone ou ceux qui refusent«ce qui vient de la mer»…

Les intolérances et allergies se sont aussi multipliées. Selon Gustaaf Cornelis, le danger est que nous pensions dès lors le fait de manger de manière plus individualiste. «Cinq casseroles différentes pour cinq personnes, c’est compliqué. Donc on voit parfois les membres de la famille cuisiner chacun pour soi.»

Charlotte De Backer, elle, ne s’inquiète pas trop de cette situation, mais n’a pas de solution toute faite pour aborder la diversité des souhaits sous un même toit. «Le souci, c’est surtout que nous risquons de ne plus choisir que des aliments dénominateurs communs. Notre régime alimentaire deviendra alors moins varié, moins sain et moins intéressant. Sans compter que cela représente plus de travail pour ceux qui cuisinent.»

Question d’architecture

Il faut aussi rappeler que la salle à manger, par son aménagement, joue plus qu’un simple rôle rassembleur. Dans la cuisine, on va, on vient, alors que dans cette pièce bien nommée, on prend place et on reste assis. Et des us et coutumes s’installent.

«C’est moins le cas aujourd’hui qu’avant, mais il y a une sorte de hiérarchie qui s’est construite, décrit Gustaaf Cornelis. Le chef de famille se trouve en bout de table. Et les chaises de la salle à manger ont souvent des accoudoirs, ce qui fait qu’on peut moins facilement en sortir.»

Les nouvelles générations sont peut-être plus laxistes sur ce point, mais il y a aussi une étiquette à laquelle il faut se tenir. Pas de coudes apparents, le couteau et la fourchette dans la bonne main, ne pas commencer avant que tout le monde soit servi, demander poliment si on peut s’en aller quand on a terminé…

«On cède un peu de sa liberté quand on prend place à table.»

Gustaaf Cornelis

«On cède un peu de sa liberté quand on prend place à table, poursuit Gustaaf Cornelis. Mais cela fait en sorte que l’on parle les uns avec les autres. On est tourné vers les autres et on perçoit donc aussi la communication non verbale. C’est peut-être un détail, mais on peut prendre l’exemple de l’éclairage. Souvent, on a une grosse lampe qui surmonte la table et qui, quand le reste de la pièce est un peu plus sombre, crée une sorte de bulle. Ce qui fait que les gens ont tendance à se rapprocher les uns des autres.»

Gustaaf Cornelis ajoute que la salle à manger est aussi liée à des rituels: «Il n’y a pas de fête sans repas et il n’y a pas d’autre endroit de la maison pour lequel on a autant d’accessoires spécifiques. Des assiettes à la nappe en passant par les chandeliers, nous avons souvent une armoire remplie de choses que nous n’utilisons que là, à des moments particuliers.»

Il se vend aujourd’hui peut-être moins de services douze pièces, mais des magasins de déco les plus chers à Action, les rayons restent remplis de récipients, assiettes, couverts… «Et cela nous ramène au temps, poursuit Gustaaf Cornelis. Dresser une jolie table exige du temps et de l’application, et je crains que nous fassions cela moins aujourd’hui qu’hier. Pourtant cela en vaut la peine, parce que la table est l’endroit où le temps s’arrête pour un moment, et où tout le monde peut se focaliser sur le rituel du repas pris ensemble.»

Le professeur admet que le rite est parfois compliqué avec des adolescents râleurs ou des petits. «Mais si on demande à ces enfants plus tard de quels moments ils se souviennent, ce sont souvent des chouettes repas ou des conversations animées autour», nuance-t-il.

Et d’ajouter que même hors du cocon familial, l’habitude peut persister: «Je vois ça aussi chez mes étudiants. Ils ne rentrent plus chez eux, mais se retrouvent à d’autres endroits. J’aperçois régulièrement un petit groupe occupé à luncher sur le parking du supermarché, en cercle. C’est là qu’ils se sentent chez eux.»

Pour cette raison, les architectes et concepteurs d’intérieurs ont une responsabilité, estime le professeur: «Ils créent littéralement l’espace, et la possibilité de se sustenter à plusieurs. Ils ont donc une influence sur notre culture alimentaire.»

Technologies à table

Autre mal de notre siècle: les téléphones qui s’allument intempestivement à côté de l’assiette et détournent l’attention, malgré les bonnes intentions d’être ensemble. «Chez certains, la table est une zone sans téléphone, mais ce n’est sûrement pas le cas partout, regrette Gustaaf Cornelis. Le smartphone dérange, parce que ça signifie que les membres de la tablée sont en quelque sorte aussi occupés ailleurs.»

Si on veut prévoir une zone déconnectée dans son logement, la table est dès lors sans doute le bon endroit, pense aussi Charlotte De Backer: «Il vaut mieux rester assis moins longtemps, mais sans écrans qui distraient tout le monde.»

Notre attachement à notre portable recèle un autre danger, estime Gustaaf Cornelis: «Une grande partie de notre vie sociale glisse aujourd’hui vers le digital. Le concept d’être ensemble à table signifie discuter, converser. Peut-être en a-t-on moins besoin aujourd’hui. Nous discutons et conversons toute la journée et nous partageons constamment ce qui se passe avec les autres à travers les réseaux sociaux. Il devient alors moins nécessaire de faire le point le soir. Parce qu’il n’y a plus grand-chose à raconter.»

 «Les gens qui mangent la même chose ressentent presque naturellement une sorte de connexion.»

Charlotte De Backer

Enfin, selon Charlotte De Backer, on peut encore retenir un point positif dans le fait de se retrouver autour de la soupière chaque soir, celui de renforcer le lien de confiance entre convives: «Partager le contenu d’une même casserole montre que l’on a confiance en cette nourriture que quelqu’un d’autre a préparée. C’est un facteur important dans la création de liens. Les gens qui mangent la même chose ressentent presque naturellement une sorte de connexion et cuisiner pour les autres est une forme de soin.

On le voit par exemple dans les repas apportés par la famille ou les amis aux jeunes parents qui viennent d’avoir un bébé, ou le fait que lors d’un décès on apporte aussi des plats à la famille en deuil. Une étude londonienne au sein de la communauté ghanéenne a montré que le fait que les femmes préparaient des mets pour d’autres familles, qui habitent à plusieurs kilomètres, développait un fort sentiment d’attachement. Même si les gens ne se trouvaient pas physiquement au même endroit.»

Ce qui peut rassurer ceux qui ne parviennent pas à rassembler la marmaille chaque soir. «Nous plaçons souvent la barre très haut, souligne Charlotte De Backer. Mais si la nourriture qu’on prépare pour d’autres a en soi un effet de lien, et que l’on garde un nombre suffisant de repas ensemble, on est sur la bonne voie.» Parce que nous ne devons pas trop idéaliser ce rite, précise-t-elle: «Dans une étude que j’ai lue récemment, il semble que les gens trouvent qu’il y a une seule chose plus grave que de manger tout seul: devoir le faire avec des gens avec qui on n’a pas du tout envie de le faire…»

Et au boulot?

Manger ensemble, ça fait du bien. En tant que famille, en tant que couple, en tant qu’individus mais aussi en tant que collègues, affirme Charlotte De Backer. «Les entreprises dépensent des fortunes pour les journées de team building, mais d’un autre côté elles suppriment les cantines. Alors que manger ensemble plusieurs jours par semaine fait tellement plus pour la cohésion d’une équipe qu’une sortie une ou deux fois par an. Ça porte un nom: le coffee corner effect. Les gens se retrouvent pour le repas ou un café, ils apprennent à se connaître, et à se faire confiance. Et bien sûr se glissent là-dedans des conversations autour du boulot. C’est une manière non contraignante de construire une équipe.» Dans les centres de soin, les associations et les écoles, on sous-estime souvent l’importance d’un endroit agréable pour passer sa pause de midi.
Et l’experte d’ajouter qu’il faut également penser à prévoir des lieux de partage du repas dans d’autres contextes, par exemple entre voisins autour d’un coin barbecue.

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