La crème de Manille

© Jean-Pierre Gabriel

La plus méconnue des capitales de l’Asie du Sud-Est offre de saisissants contrastes que l’on retrouve dans l’urbanisme, des rues hors d’âge de Chinatown aux avenues peuplées de gratte-ciel de Bonifacio Global City, le Manhattan philippin. Mais aussi dans l’assiette… Tour d’horizon.

L’archipel compte 7 641 îles, toutes plus belles les unes que les autres. Si l’on retire les 2 000 qui sont inhabitées, il faudrait donc plus de quinze années pour visiter le pays, en ne passant qu’un jour seul sur chacun de ces bouts de terre ! Ce calcul parlant est souvent mis en avant quand il s’agit de promouvoir les Philippines et ses cultures insulaires disparates. Dans ce camaïeu de paysages et de modes de vie, Manille semble, lui aussi, mener une existence à part, y compris dans le domaine de la cuisine et du bien manger. Située au sud de Luçon – le groupe d’îles le plus septentrional dont la pointe est à une heure d’avion de Hong Kong -, la capitale se focalise en effet sur une offre plus restreinte de saveurs, à la différence de Bangkok, par exemple, où l’on sert à chaque coin de rue des plats en provenance de tout le pays. Et l’éclatement géographique du territoire explique en partie cet état de fait.

Sur les marchés, les étals combinent les ingrédients tropicaux et ceux d'influence purement asiatique.
Sur les marchés, les étals combinent les ingrédients tropicaux et ceux d’influence purement asiatique.© Jean-Pierre Gabriel

Avant de se mettre à table, un peu d’histoire s’impose. Les Philippines furent baptisées ainsi en référence au roi Philippe II d’Espagne lors de l’arrivée des Conquistadors à la fin du XVIe siècle, soit moins d’une cinquantaine d’années après la colonisation de l’Amérique latine. Mis à part la religion catholique, ciment du pays, les patronymes et des témoignages d’architecture coloniale dans la partie touristique appelée Intramuros, il ne subsiste toutefois que peu de choses de la présence hispanique. Outre le filipino, une sorte de créole aux nonante versions, la langue parlée et enseignée est l’anglais, souvenir de l’occupation américaine du début des années 1900 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Etats-Unis avaient en effet acquis à l’aube du XXe siècle le solde de toutes les colonies espagnoles pour… vingt millions de dollars.  » L’excellente maîtrise de cette langue a deux impacts au moins, commente Ian Salvador, un banquier d’affaires et grand foodie que nous rencontrons sur place. D’une part, Manille abrite quantité de centres d’appels téléphoniques. D’autre part, la main-d’oeuvre de services domestiques expatriée, des centaines de milliers d’hommes et de femmes, renvoie son argent dans sa famille et contribue pour 10 % au produit national du pays. Quant à la gastronomie, l’influence US est évidente, les Philippins adorent le barbecue et toutes les formes de grillades. Une des plus prisées étant le cochon de lait rôti.  »

Jordy Navarra (Toyo Eatery), un chef qui vient de faire son entrée  dans le 50 Best Asia, et son épouse, May.
Jordy Navarra (Toyo Eatery), un chef qui vient de faire son entrée dans le 50 Best Asia, et son épouse, May.© Jean-Pierre Gabriel

Sur le gril

Et cette première donnée culinaire nous apparaît comme une évidence lorsque nous visitons le marché de Legazpi Village, à Makati, une des zones les plus hétéroclites de la capitale, mêlant à la fois modernité, îlots de vie bohème et quartiers anciens. Jordy Navarra, un grand chef du cru, nous guide pour cette découverte insolite qui débute par un excellent café au Curator, une de ces adresses du Manille d’aujourd’hui. Dans une ambiance feutrée, on y sert des expressos de grande tenue ou des cocktails inspirés par les saveurs régionales. La balade se poursuit ensuite au milieu des échoppes alléchantes. Au lieu d’étals de fruits et légumes, on trouve surtout, dans les allées de ce rassemblement dominical, des stands garnis de nombreuses sortes de grillades de viandes et de poissons, notamment farcis de tomates, poivrons, oignons et herbes aromatiques. La promenade se termine par un lunch au Lipa Grill, une enseigne populaire qui évoque la ville éponyme, dans la province de Batangas, au sud de Manille. Comme son nom l’indique, on y sert viandes et fruits de mer passés au barbecue et accompagnés de sauces relevées, mais aussi un remarquable bouillon et son os à moelle.

Le wok constitue un des outils clés de la cuisine locale, influencée par la Chine.
Le wok constitue un des outils clés de la cuisine locale, influencée par la Chine.© Jean-Pierre Gabriel

Non loin de là, on trouve également d’autres établissements proposant ce type de mets, tels que Sarsá, qui revendique une cuisine contemporaine philippine. Outre un pot-au-feu légèrement aigre, on y déguste du poulet grillé préalablement mariné dans du vinaigre, de la sauce soja, de l’ail et des graines de roucou. Cerise sur le gâteau, il faut tester les brochettes d’intestin de volaille… croustillantes à souhait.

Chine à l’horizon

On ne peut se livrer à une exploration gastronomique de cette métropole sans s’aventurer dans le quartier de Binondo, soit  » le plus ancien des Chinatowns au monde « . Il fut en effet établi en 1594 par des immigrants chinois de religion catholique, à la même époque que l’arrivée des Espagnols donc ! Puissance financière dans la cité, l’endroit reste mystérieux et secret pour les non-avertis. Parmi la multitude d’adresses, on en retiendra deux, non sophistiquées : Lan Zhou La Mien pour ses nouilles confectionnées à la main et Dong Bei Dumplings pour les ravioles farcies, typiques de la cuisine cantonaise.

La belle équipe  de The Curator, à la fois bar à cafés et à cocktails.
La belle équipe de The Curator, à la fois bar à cafés et à cocktails.© Jean-Pierre Gabriel

Dans ce coin de ville, d’autres aventures gustatives méritent également le détour, à mi-chemin entre l’empire du Milieu et les Philippines, comme Seaside Paluto, le long de Macapagal Avenue. L’endroit compte un marché aux poissons nourri de dizaines d’échoppes remplies d’une grande variété de produits de la mer, en ce compris des homards et langoustes de taille impressionnante. On y achète sa matière première, puis, pour compléter l’expérience, on l’apporte dans l’un des restaurants voisins qui se charge de la mettre en sauce directement. Dans le genre, le très fréquenté Hong Kong Master Cook est particulièrement recommandé, à condition de se faire accompagner par un ami qui vous aidera à déchiffrer les menus !

Le Banana Catsup de Jordy Navarra, une parodie de la fameuse sauce tomate.
Le Banana Catsup de Jordy Navarra, une parodie de la fameuse sauce tomate.© Jean-Pierre Gabriel

Local sublimé

Et la gastronomie contemporaine dans tout cela ? A la différence d’autres grandes destinations asiatiques qui investissent énormément dans leur image comme Hong Kong, Shanghai, Macao, Bangkok, Singapour, Séoul et nombre de cités japonaises, peu de restaurants de Manille sortent du lot. Nous en avons épinglé trois : Gallery by Chele de l’Espagnol Chele Gonzalez, Helm du Britannique Joshua Boutwood et Toyo Eatery de May et Jordy Navarra, notre guide. Premier constat, les chefs de deux de ces lieux sont venus d’ailleurs, mais mettent un point d’honneur à valoriser la culture culinaire du cru, que ce soit au niveau des ingrédients ou des techniques.

Parmi elles, la fermentation, comme ailleurs sur le globe, fournit un passionnant terrain de jeu.  » Il ne faut pas oublier que de mars à mai, les températures sont très élevées, et que de juin à août, vient s’ajouter la saison des pluies. La cuisine traditionnelle a donc dû songer à trouver des moyens de conservation des aliments, que nous utilisons aujourd’hui pour développer de nouvelles saveurs « , nous explique Jordy Navarra. Fraîchement entré dans le club très prisé du 50Best Asia – le classement des 50 meilleures tables du continent -, l’homme est sans conteste celui qui rend le mieux hommage aux mets nationaux, sachant que ceux-ci restent encore méconnus. A lui seul, le nom de son enseigne fait déjà allégeance aux origines, puisque Toyo signifie  » sauce soja  » en filipino. En ce qui concerne les ingrédients, l’Asie du Sud-Est est présente avec la mangue, les oeufs salés (utilisés comme condiment), les champignons shiitake ou la banane plantain transformée en un faux Ketchup, le plat étant nommé… Banana Catsup. Outre le contenu de l’assiette fort dépaysant, Toyo Eatery offre une ambiance attentionnée et rock’n’roll à la fois, avec des fourneaux ouverts sur la salle, où le spectacle est total lorsque le wok s’enflamme pour qu’on y fasse sauter les légumes. A côté du restaurant, Jordy sert par ailleurs quelques suggestions de bistrot dans sa boulangerie – la seule à vendre du pain de qualité.

Dans la jungle automobile de Manille, les transports plus informels sont de loin  les plus rapides.
Dans la jungle automobile de Manille, les transports plus informels sont de loin les plus rapides.© Jean-Pierre Gabriel

Chele Gonzalez (Gallery by Chele), implanté dans le quartier de Bonifacio, est pour sa part resté espagnol dans ses techniques, s’inspirant de l’avant-garde prônée par ses compatriotes Ferran Adrià ou les frères Roca. Mais, curieux de tout ce qui l’entoure, il n’hésite pas à multiplier les tests, sa plus récente recherche étant de fermenter le contenu des cabosses de cacao en vue d’élaborer… une bière.

Josh Boutwood, enfin, a installé deux de ses enseignes parmi les gratte-ciel de Bonifacio Global City : Savage, entièrement dédiée à la cuisson au bois, et Helm, une adresse expérimentale comptant une dizaine de sièges seulement, disposés comme dans un bar à sushis. Doté d’un humour qui frôle la dérision, le chef ose une cuisine de haute voltige, sans doute la plus raffinée qu’il soit donné de trouver à Manille.

Il reste bien d’autres lieux à découvrir, informels ou non. Mais on ne peut quitter la ville sans prendre, en soirée, un verre au bar du building The Peak, localisé entre le 60e et le 62e étage de cet immeuble de 318 mètres de hauteur, actuellement le plus élevé de la mégapole, abritant la Metrobank et le Grand Hyatt. On peut même y jouir d’une vue imprenable depuis les quatre terrasses extérieures. Le point final à cette visite gustative contrastée.

Nos adresses

The Curator. Où déguster un café ou un cocktail.

134, Legazpi St, Makati. thecuratorcoffeeandcocktails.com

Lipa Grill. Viandes et poissons grillés. 2145, A. Arnaiz Ave, Makati.

Sarsá. La cuisine philippine actuelle.

109, Rada, Legazpi Village, Makati. http://sarsa.ph

Lan Zhou La Mien. Le roi des nouilles faites main.

818, Benavidez St, Binondo.

Dong Bei Dumplings. Pour ses bonnes ravioles farcies.

642, Yuchengco St, Binondo.

Hong Kong Master Cook Seafood. Pour une langouste cuisinée minute. Seaside Market Lot 5-A Macapagal Blvd. Brgy, Pasay City.

Toyo Eatery. Des plats bien sentis et des woks spectaculaires.

2316, Chino Roces Ave, Makati. www.facebook.com/toyoeatery/

Gallery By Chele. Pour ses expériences inédites, façon bière à base de cabosse de cacao.

5F Clipp Center 11th Ave corner 39th St Bonifacio Global City Taguig. gallerybychele.com

Savage. Expert en cuisson au bois. G/F The Plaza, Arya Residences, McKinley Pkwy, Taguig. www.joshboutwood.com.ph

Helm. La table la plus raffinée de la ville.

Arya Residences, G/F, McKinley Pkwy, Taguig. joshboutwood.com.ph

The Peak. Une vue imprenable pour boire un verre.

60th Floor, Grand Hyatt Manila, 8th Avenue corner, 35th St, Taguig.

www.hyatt.com/en-US/hotel/philippines/grand-hyatt-manila/mangh/dining

Pour aller plus loin. Le bouquin Manila, Manila and More (Instagram @manilaandmore), en anglais. La coauteure, Michelle Ayuyao, y compile ses meilleures adresses food et shopping par quartiers, ce qui facilite la découverte vu la dispersion du tissu urbain et le trafic…

Un des plats signature de Jordy Navarra, une huître accompagnée de champignons et de concombre acidulés.
Un des plats signature de Jordy Navarra, une huître accompagnée de champignons et de concombre acidulés.© Jean-Pierre Gabriel
Joshua Boutwood, le chef qui offre la cuisine la plus raffinée de la ville.
Joshua Boutwood, le chef qui offre la cuisine la plus raffinée de la ville.© Jean-Pierre Gabriel
Une des traces de l'architecture coloniale  espagnole dans le quartier Intramuros.
Une des traces de l’architecture coloniale espagnole dans le quartier Intramuros.© Jean-Pierre Gabriel
Michelle Ayuyao, une des auteures  du guide Manila, Manila and More, et Richie, le boulanger de Toyo.
Michelle Ayuyao, une des auteures du guide Manila, Manila and More, et Richie, le boulanger de Toyo.© Jean-Pierre Gabriel
Les oeufs salés, autre influence chinoise,  sont utilisés comme condiments. La couleur fuchsia permet...  de les distinguer.
Les oeufs salés, autre influence chinoise, sont utilisés comme condiments. La couleur fuchsia permet… de les distinguer.© Jean-Pierre Gabriel

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