Nonante-neuf nuances de nuit

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

A une époque, j’ai eu besoin d’utiliser un podomètre pour m’assurer que je marchais suffisamment chaque jour. Voir s’accumuler les pas au fil des heures et recevoir des messages d’encouragement me procurait une sensation très agréable. Dix mille pas: mission accomplie pour ma santé! Si je constatais que mon objectif quotidien n’était pas atteint, je ressortais quinze minutes pour faire le tour du pâté de maisons. Aujourd’hui, je n’utilise plus de podomètre mais mon corps continue de m’envoyer des signaux, en début de soirée, si je ne l’ai pas assez mobilisé durant la journée. J’éprouve alors comme des picotements dans les jambes, comme une invitation à danser ou à faire un peu de stretching. Le plus souvent, pour être honnête, l’appel au mouvement passe, je ne fais rien mais, parfois, je ressors.

Dans une vie plus contemplative, on s’arru0026#xEA;tera tous les dix mu0026#xE8;tres et on laissera les pierres nous raconter leurs histoires…

J’aime particulièrement ce moment où la ville se départit de son effervescence et s’apaise. L’obscurité n’a pas encore pris totalement ses quartiers. Les parcs se vident des familles pour accueillir d’autres personnes, d’autres jeux. On n’a pas encore basculé du côté Jekyll de la nuit. On ne parle pas encore de faune. Les parkings sont encore remplis de voitures de travailleurs et ne font pas encore penser à un décor de film d’horreur. A cette heure-là, j’ai l’impression de me mouvoir dans un film muet. La vie bat son plein derrière les vitres des fenêtres mais je ne perçois aucun bruit de cette activité-là. Et si, par hasard, je dois entr’apercevoir l’intimité d’un foyer entre deux tentures entrebâillées, je me fais l’effet d’un voyeur ou d’un badaud hypnotisé par un accident. On ne veut pas savoir et on voudrait savoir, en même temps.

Hier, vers 21h15, en allant déposer des documents à mon syndicat, mon regard a été attiré par la façade d’un bâtiment où j’ai travaillé durant plusieurs années. Une cité baignant dans une magnifique lumière orangée. Des entrées d’immeubles éclairées par des néons bleuâtres. Quel calme! Quelle beauté! J’ai eu l’impression que je n’avais jamais vraiment prêté attention à cette architecture alors que je passais par là tous les jours. Un peu comme lorsque l’on fait du shopping dans le centre-ville et qu’on lève les yeux vers les étages supérieurs des magasins. Il y a un monde au-dessus des enseignes lumineuses. Une amie enseignante, férue de patrimoine, m’a appris récemment les mots « sgraffite » et « oriel ». J’aime son rapport à la ville, très différent du mien. Dans une vie plus contemplative et moins stressante, on s’arrêtera tous les dix mètres et on laissera les pierres nous raconter leurs histoires…

Les mots d’une femme viennent me tirer de ma rêverie. Elle me dit: « Vous ne devriez pas vous promener toute seule, comme ça, la nuit! Moi, j’ai mon chien! » Je ne l’avais pas vue, cette femme. Elle semble sortie de nulle part. Ses mots me propulsent sur le versant négatif de la nuit. Le radar à mecs louches qui s’active et parfois s’affole. La clé qu’on sert très fort, prête à se défendre en cas de mauvais geste. Le métier d’artiste qui devient métier à risque sur le chemin du retour. Les derniers trains. Les gares presque désertes. Les hommes saouls. Les personnes qui décompensent. Celles qui dorment à même le sol. Sentiment d’insécurité exacerbé par sensation de vulnérabilité. Le confinement m’a tenue à distance de ce visage-là de la nuit. La fermeture des lieux culturels m’a éjectée du groupe des mères qui rentrent de leur boulot sans avoir pu mettre leurs enfants au lit.

La femme m’explique qu’elle a été agressée par un inconnu en sortant ses poubelles, l’année passée, au début du confinement. C’est un voisin d’en face qui a crié et fait fuir l’individu. Elle ajoute que c’est la Cité qui l’a sauvée. Si cela s’était passé dans un quartier huppé avec « des grosses villas et chacun chez soi », elle ne sait pas ce qui lui serait arrivé. Je lève les yeux et je vois toutes ces fenêtres illuminées. Je comprends cette femme. J’ai grandi dans une cité. Je connais ces blocs de béton qui protègent, cette proximité qui rassure. Je connais cette promiscuité qui étouffe et ces cages d’escaliers qui exposent au danger. Toujours cet entre-deux que certains, étrangers à cette réalité, qualifient d’entre-soi.

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