Rencontre avec le jeune créateur belge Igor Dieryck, nouvelle coqueluche du tout Paris
Igor Dieryck vient de vivre une année intense. En octobre prochain, le jeune créateur belge participera au festival d’Hyères, où il a remporté trois prix l’an dernier. Et proposera une capsule aux Galeries Lafayette. Puis il mettra sa carrière solo entre parenthèses, pour se consacrer entièrement à Hermès.
Igor Dieryck vient de passer l’année dans la peau d’une boule de flipper, rebondissant de tous les côtés à un rythme effréné. «Il m’arrive de me comparer à Hannah Montana», plaisante-t-il, faisant référence à l’adolescente ordinaire qui mène une double vie de pop star dans une des séries les plus populaires de Disney. En semaine, le jeune créateur belge travaille dans un bureau. Mais pas n’importe lequel: il est junior designer chez Hermès, au sein de l’équipe de Véronique Nichanian, responsable des collections masculines. Le reste de son temps est dédié à ses projets personnels, dont une collection capsule pour les Galeries Lafayette, une ligne de chaussures pour Dover Street Market Paris, et 13 à 14 looks pour le défilé final de la 39e édition du Festival international de mode, d’accessoires de mode et de photographie d’Hyères, où il a été récompensé à trois reprises en octobre dernier.
Il s’y est en effet vu attribuer le Grand Prix du jury, le Prix du public et le Prix 19M des Métiers d’Art. Le lauréat du festival s’engage ainsi à créer une collection pour l’édition suivante. Quant au Prix 19M, il s’agit d’un partenariat créatif, d’une valeur de 20.000 euros, avec l’un des ateliers spécialisés du portefeuille de Chanel. Parmi eux, le plumassier et fleuriste Lemarié, le chausseur Massaro, le joaillier Goossens, les ateliers Lognon, réputés pour leur plissé, ou encore le chapelier Maison Michel.
Les ateliers travaillent pour Chanel mais aussi pour d’autres maisons de mode, principalement sur des pièces de couture. Ils ont été réunis dans Le 19M, un spectaculaire bâtiment contemporain situé à la lisière du XIXe arrondissement de Paris et imaginé par l’architecte Rudy Ricciotti. Ce dernier a d’ailleurs déjà conçu des tentes éphémères pour les défilés du Festival d’Hyères.
‘Je voulais me donner le temps de rendre à nouveau convoitable un sweat à capuche tout usé. C’était aussi un peu un pied de nez au système.’
Le jeune homme a choisi de collaborer avec le brodeur Lesage, une entreprise établie depuis 1924, mais dont l’histoire remonte à 1858, lorsque l’atelier alors nommé Michonet travaillait entre autres pour Charles Frederick Worth et Madeleine Vionnet. Les couturières y maîtrisent la broderie et le tweed. Pourquoi cet atelier? «Parce que Lesage tout simplement. C’est une institution dingue, avec un incroyable sens de la qualité, et un rôle crucial dans l’histoire de la mode. Leurs archives renferment septante-cinq mille échantillons, c’est la plus grande collection de broderies au monde. Je ne pouvais pas manquer cette opportunité. De plus, j’avais abordé cette technique dans ma collection précédente, et j’avais envie d’approfondir le sujet.»
Hoodie usé
Hubert Barrère, directeur de la création Lesage, nous accueille, d’abord dans les archives, puis dans le studio spacieux et moderne, où la lumière du jour ne pourrait être plus belle. L’atmosphère est très différente des anciens ateliers situés dans un immeuble haussmannien derrière les boulevards centraux de Paris, un capharnaüm figé dans le temps. L’homme, qui a bâti sa réputation dans les années 90 en tant que créateur de corsets et qui ne résiste jamais à une bonne blague, faisait partie du jury qui a couronné Igor à Hyères. De leur rencontre est née une attache. «La France se cherche un nouveau Premier ministre, plaisante-t-il. Ils peuvent appeler Igor.»
Chez Lesage, les broderies sont généralement réalisées pour des robes de couture éblouissantes. Igor Dieryck, qui conçoit des collections pour hommes, est venu avec une demande très spéciale. Il avait acheté un sweat à capuche et un pantalon vintage qu’il voulait transformer. «Ce pull m’a coûté 15 euros, raconte-t-il, il était complètement usé, sans aucune valeur. Je voulais lui en redonner. Dans la mode, tout doit aller très vite. On demande aux stylistes de créer autant de modèles simples que possible, qui peuvent être produits plus rapidement et à moindre coût. Je voulais me donner le temps de rendre à nouveau convoitable un sweat à capuche tout usé. C’était aussi un peu un pied de nez au système. On va généralement chez Chanel pour des pièces exceptionnelles, pour de la couture. Alors que ce hoodie est d’une grande banalité.»
Bière belge
Dans l’atelier, une couturière est penchée sur son ouvrage. Le motif, d’un jaune et d’un orange chatoyants, avec des mouchetures blanches, semble abstrait à première vue, mais il n’en est rien. Il est censé représenter un liquide typiquement belge: la bière. «Chez nous, tout commence toujours par le rêve du créateur, explique Hubert Barrère. Igor nous a montré un dessin et nous a dit: ‘J’aimerais une bière’. Nous l’avons fait, avec une belle mousse et des perles d’humidité.» La collection traite de la vie estudiantine belge, et ce breuvage y joue un rôle important. «Bref, nous avons beaucoup bu, dit-il en riant. Et pas de la Kronenbourg, hein. Pour nous, c’était une expérience formidable car c’était une façon de sublimer quelque chose de simple, un produit du quotidien, mais aussi de désacraliser notre propre travail. Les gens pensent souvent que ce que nous faisons est inaccessible. La haute couture, vous imaginez… Mais ce n’est pas forcément le cas. Nous pouvons aussi partir de quelque chose de simple, et nous y prenons tout autant de plaisir. La bière, c’était une nouveauté. Mais nous avons déjà fait des moules pour John Galliano par exemple. Nous avons mangé beaucoup de moules-frites à l’époque.»
Cette idée pourrait facilement sembler ridicule ou vulgaire, avance encore Hubert Barrère, «mais Igor a une rigueur incroyable. Le concept est parfaitement développé. Il y apporte un sens, de la culture. Il donne un vrai propos à la chose. Il ne tombe pas dans l’anecdotique. La bière, ça aurait pu être très moche. Pourtant ici, ça ne l’est pas. Il y a une pointe d’humour, mais le résultat final est impeccable. C’est un équilibre très difficile à trouver».
«J’ai délibérément opté pour un look brut, explique pour sa part Igor Dieryck. Avec mon budget de 20.000 euros, j’aurais pu faire fabriquer plusieurs pièces plus petites et les utiliser pour différents looks. Mais j’ai préféré proposer une pièce maîtresse, quelque chose qui se démarque.»
Année intense
Le Belge, parfait bilingue, a grandi à Wolkrange, un village près d’Arlon, et a étudié la mode à l’Académie d’Anvers. Sa collection de fin d’études, Yessir, pour laquelle il s’est inspiré de son job de vacances en tant que réceptionniste d’hôtel, a fait forte impression. Elle a été son billet d’entrée à Hyères. Entre-temps, il a rejoint Hermès. Quand on travaille pour une maison de luxe de renommée mondiale, on n’a généralement pas le temps de faire autre chose à côté. Et souvent même, on n’en a pas le droit, surtout si cette activité complémentaire concerne également une marque prestigieuse concurrente, comme Chanel dans ce cas-ci.
Heureusement, explique Igor Dieryck, Hermès est également un sponsor important du festival d’Hyères, ce qui a permis de faire une exception et de trouver une solution. Il a été convenu qu’il serait autorisé à travailler sur ses propres projets jusqu’en octobre. Mais après son défilé à Hyères, on attend de lui qu’il se consacre à cent, voire deux cents pour cent à Hermès.
«Ce sera ma dernière collection personnelle. Du moins tant que j’occuperai un poste fixe.» C’est une situation un peu inhabituelle, voire inconfortable. «C’est parfois frustrant, soyons honnête, et mon entourage en est conscient.» Parfois, il trépigne d’impatience de sortir des starting-blocks. Mais tout bien considéré, il affirme avoir passé une année merveilleusement enrichissante: «J’ai tellement appris.»
«L’avantage d’un emploi fixe, c’est qu’il permet de garder les pieds sur terre, fait-il remarquer. Le lendemain de ma victoire à Hyères, j’ai dû retourner au bureau. Tout le monde était content pour moi et et m’a témoigné beaucoup de soutien. J’ai beaucoup de chance. Mais en même temps, il était clair que j’étais là pour travailler et qu’Hyères n’y changerait rien. Et c’était très sain. L’année a été intense, mais j’ai vite trouvé l’équilibre entre mon poste fixe et mes propres projets. De plus, tout ce que j’apprends fait de moi un meilleur créateur, ce qui finalement est également bénéfique pour mon employeur.»
«Bien sûr, la situation est particulière, poursuit-il. On me demande régulièrement où l’on peut acheter mes vêtements. Oui, j’ai une collection, mais non, elle n’est pas à vendre. Je n’ai pas de marque. Je reçois énormément d’opportunités, que je saisis à bras ouverts. Certains se demandent si ce n’est pas le moment de me lancer. Mais je connais de nombreux contre-exemples, même dans mon entourage, de personnes qui ont commencé trop tôt. L’important, ce sont les contacts, l’apprentissage, l’expérience. J’ai pu construire un réseau d’amis et de personnes avec qui j’aime travailler, avec qui je peux évoluer. Cette année a été enrichissante, grâce à mon travail chez Hermès également. Je ne dis pas que je ne lancerai jamais ma marque. Mais faire ça aujourd’hui est loin d’être évident.»
Voler de ses propres ailes
Et Igor Dieryck de confier qu’il est essentiel de s’entourer des bonnes personnes. «La mode est aussi un business. Il faut tenir compte de la réalité du marché, qui est complexe, surtout pour un petit acteur indépendant. Si je crée moi-même un produit, je veux que les gens puissent l’acheter. Je n’ai pas envie de vendre des créations à 3.000 euros.»
Il considère ainsi cette année comme une année de formation. «Ce n’est pas une année perdue. La collection que je présenterai en octobre est beaucoup plus forte que la précédente, plus qualitative aussi. Il est plus judicieux d’acquérir autant d’expérience que possible, afin d’être plus résistant si l’on veut un jour voler de ses propres ailes.»
L’intéressé a aussi effectué un stage auprès de Meryll Rogge. «Pour moi, elle est l’exemple même de quelqu’un qui a pris son temps. Elle a travaillé pour Marc Jacobs et pour Dries Van Noten, et ce n’est qu’ensuite qu’elle a créé sa propre marque. Dans les écoles de mode, on vous présente encore souvent le cliché romantique du créateur qui fait tout, tout seul, mais la réalité est bien différente aujourd’hui.» Il réfléchit et pèse ses mots. «Parfois, je me réveille le matin et je me dis, allez, c’est bon, j’y vais. Puis je doute et me dis que je veux d’abord acquérir davantage d’expérience.»
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