Made in Pays-Bas: la mode hollandaise ne s’est jamais aussi bien portée
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Du streetwear branché à la haute couture conceptuelle, la mode néerlandaise ne s’est jamais aussi bien portée. Ses créateurs sont de toutes les Fashion Weeks et les jeunes marques prospèrent. Tour d’horizon.
La mode néerlandaise se porte bien, voire même mieux que jamais. A Paris, la semaine de la haute couture accueille chaque saison au calendrier officiel un nombre impressionnant de créateurs bataves, de Viktor&Rolf à RVDK Ronald van der Kemp, en passant par Peet Dullaert et, une fois par an, Iris van Herpen – à qui le prestigieux Musée des Arts Décoratifs de la Ville lumière a d’ailleurs récemment consacré une rétrospective spectaculaire.
Côté prêt-à-porter, aux Fashion Weeks de mars et octobre, deux marques émergentes d’Amsterdam sont sur toutes les lèvres: Zomer et Duran Lantink. Ce dernier a remporté l’an passé le prix LVMH, soit la récompense la plus importante pour les jeunes créateurs, et le mois dernier, il a été cité comme successeur possible de Jean Paul Gaultier. Zomer, la marque du designer Danial Aitouganov et du styliste et consultant Imruh Asha, a, elle, rapidement signé un accord avec DSM Paris, une filiale de Comme des Garçons en charge de la production et de la vente de jeunes entreprises de mode. Les Pays-Bas comptent par ailleurs un certain nombre de griffes haut de gamme à succès, telles que Wandler, marque de sacs à main, KASSL ou Extreme Cashmere, ainsi qu’une longue liste de labels streetwear, Patta en tête.
Une mode au départ confidentielle
La création née aux Pays-Bas est longtemps restée un phénomène local, avec une poignée de designers plus ou moins excentriques dont la notoriété a occasionnellement atteint la Flandre, notamment grâce à l’émission Glamourland. Ainsi de Frans Molenaar, Max Heymans, Frank Govers, Sheila de Vries, etc. Fong Leng, elle, a fait fureur dans les années 70 et est aujourd’hui aussi légendaire qu’à l’époque. Ses opulentes «robes-manteaux» ont été portées par Mathilde Willink, véritable icône du style, ainsi que par la chanteuse britannique Kate Bush. Dans son studio d’Amsterdam, l’intéressée vendait également des vêtements de créateurs desquels elle se sentait proche, comme les Britanniques Zandra Rhodes et Ossie Clark. Quant à Koos van den Akker, qui a établi sa marque à New York, il s’est également fait connaître à l’international dans les années 1980.
«Il y a toujours eu une scène mode aux Pays-Bas, avance Milou van Rossum, directrice de NRC Magazine. Mais jusqu’à la fin des années 1970, les couturiers néerlandais imitaient souvent Paris. Frans Molenaar a fait de très bonnes choses au début de sa carrière, mais par la suite, il s’est surtout contenté de proposer des costumes plutôt ennuyeux. Fong Leng était très singulière et a su s’imposer sur la scène internationale. Plus tard, elle a également eu une grande influence sur la mode de chez nous, par exemple auprès de Viktor&Rolf.» Sans oublier Mac & Maggie. «Dans les années 80, poursuit la journaliste, c’était une chaîne très tendance, qui se situait entre le prêt-à-porter et la haute couture, avec des silhouettes parfois extrêmes et une utilisation particulière des couleurs.» La marque avait d’ailleurs des boutiques en Belgique, à la rue Neuve et sur le Meir anversois.
Les six d’Arnhem
En mars 1993, un nouveau groupe de créateurs néerlandais ambitieux débarque à la Fashion Week de Paris, sous le nom «le Cri Néerlandais». Il se compose de Saskia van Drimmelen, Pascale Gatzen, Lucas Ossendrijver, Rolf Snoeren et Victor Horsting, et Marcel Verheyen, tous diplômés de l’Académie d’Arnhem. A peu près à la même période, Alexander van Slobbe connaît un certain succès international, avec les marques Orson & Bodil et So. Au cours des cinq à dix années suivantes, la Ville lumière est comme envahie par de jeunes talents des Pays-Bas: Keupr/vanBentm, Oscar Suleyman, Klavers van Engelen.
«Alexander van Slobbe et les membres du Cri Néerlandais ont fonctionné avec des subventions issues de l’art, explique Milou van Rossum. Ils ont reçu des bourses et du financement pour des défilés à Paris grâce aux commissions du Fonds voor Beeldende Kunsten en Vormgeving. Ces investissements ont été décisifs. Auparavant, la capitale française n’était pas dans le viseur des créateurs néerlandais. Il n’y avait plus d’industrie textile aux Pays-Bas, elle avait disparu. Les subventions ne provenaient donc pas des secteurs économiques, mais bien artistiques. L’idée était dès lors de se développer sur le plan artistique et non de vendre beaucoup.»
Un problème de production
«Toutes ces marques se sont vite retrouvées en difficulté, poursuit la spécialiste, parce que, bien qu’elles aient eu de belles collections et qu’elles aient réussi à organiser des présentations et des défilés à Paris, elles n’ont pas pu réaliser leurs objectifs internationaux, ne pouvant pas financer la production des nombreuses commandes. Il n’y avait pas d’appareil de vente. Dans de nombreux cas, il s’agissait de duos, qui faisaient tout, tout seuls.» C’est là l’une des grandes différences avec la mode en Belgique: la première génération de designers belges était plus forte du point de vue de la production.
Dans les années 1980, les Six d’Anvers ont été soutenus par l’ITCB, l’Institut du textile et de la confection belge, une organisation publique qui cherchait à remettre l’industrie textile locale sur les rails, en partie en associant de jeunes designers à des fabricants de vêtements confirmés. Les organisations ultérieures, et aujourd’hui Flanders DC, MAD et WBDM, se concentrent également sur tous les aspects de l’industrie, et pas seulement sur la créativité. «C’est ce qui permet aux Belges de fabriquer des pièces que l’on peut encore porter, pour ainsi dire, quarante ans plus tard», ajoute Milou van Rossum.
Pas d’entre-deux
«Les Pays-Bas n’ont jamais connu le prestige d’un label «Made in Belgium», avec des pièces fabriquées localement», affirme pour sa part le créateur belge Dieter De Cock, qui s’est installé à Amsterdam il y a dix-huit ans, au départ pour travailler chez Viktor&Rolf. Selon lui, la mode néerlandaise repose sur deux piliers distincts, avec «d’un côté la «vraie» mode, qui a toujours été très avant-gardiste, et de l’autre des vêtements plus commerciaux. C’est l’un ou l’autre, mais il n’y a pas d’entre-deux. La Belgique est plus forte dans ce premier pilier. La tradition y est plus longue et de nombreux créateurs ont également réussi à percer sur le plan commercial. Aux Pays-Bas, ce dernier point est rarement atteint. Le duo Oscar Suleyman était dans tous les magazines, ce qu’il faisait était vraiment excellent, mais il n’a jamais réussi à traduire sa création en un projet lucratif.»
«Les Néerlandais ont les pieds sur terre, avance quant à elle Milou van Rossum, c’est pourquoi on trouve aussi beaucoup de vêtements pratiques, même dans le segment du luxe. Mais en parallèle, la création est souvent très muséale. Les expositions de mode sont très populaires. Peut-être parce qu’en tant que visiteur, on peut admirer des vêtements d’exception sans se sentir obligé de les porter.»
Les Néerlandais ont les pieds sur terre, on trouve beaucoup de vêtements pratiques. Mais en parallèle, la création est souvent très muséale. Les expos de mode sont ultrapopulaires.
Le cas Viktor&Rolf
Pour Viktor&Rolf, tout s’est toutefois enchaîné très vite. Un premier projet de parfum surréaliste – un flacon impossible à ouvrir, présenté au concept store parisien Colette – a débouché sur un contrat avec le géant de la beauté L’Oréal. Leur premier jus pour le groupe, Flowerbomb, a connu un succès inattendu en 2005 et continue de faire des émules vingt ans plus tard. Snoeren et Horsting ont ensuite vendu une part majoritaire de leur marque à Only The Brave, le groupe du fondateur de Diesel Renzo Rosso, qui détient également Maison Margiela, Jil Sander et Marni.
Depuis plusieurs années, ils ne présentent plus que leur collection couture à Paris, ainsi qu’une ligne de robes de mariée. «Ils ne font pratiquement plus que ce qu’ils aiment, explique Dieter De Cock, et grâce au succès des parfums, ils peuvent se permettre cette liberté.» Il y a quelques semaines, les créateurs ont prolongé leur contrat avec Only The Brave jusqu’en 2030.
Parmi les autres membres du Cri Néerlandais, Lucas Ossendrijver s’est lui aussi construit une belle carrière. D’abord comme bras droit de Hedi Slimane chez Dior, puis, de 2006 à 2018, comme directeur artistique des collections masculines de Lanvin, alors très respectées, sous la houlette du regretté Alber Elbaz. Au cours de la même période, Paul Helbers a dessiné les collections masculines de Maison Margiela et, de 2006 à 2011, celles de Louis Vuitton, sous la direction de Marc Jacobs. L’intéressé a ensuite rejoint The Row et, jusqu’à l’année dernière, il était directeur créatif de la marque de luxe américaine Fforme.
Epicentre du denim
Dieter De Cock, qui a fait ses études à Gand et commencé sa carrière chez Stephan Schneider à Anvers, a finalement troqué Viktor&Rolf pour Calvin Klein Jeans. «J’aimais découvrir l’univers de la haute couture, mais je m’intéressais aussi à une mode plus commerciale, à des vêtements que mes amis et ma famille pourraient porter, confie celui qui est aujourd’hui responsable des collections masculines de la marque allemande Marc O’Polo. Aux Pays-Bas, il est facile de passer d’un emploi à l’autre, car il y a beaucoup d’entreprises. Les Néerlandais sont des commerçants dans l’âme, et ce depuis des siècles. Ils osent prendre des risques, même en matière de mode.»
Dans les années 1990, Amsterdam est devenue l’épicentre de l’industrie européenne du denim. Selon le créateur, c’est dû surtout au succès de G-Star, une marque de jeans innovante et influente. «Elle a ouvert la voie à d’autres enseignes, petites et grandes, telles que Denham et Scotch & Soda. Amsterdam s’est également dotée d’un salon professionnel et international du denim, et plusieurs marques internationales ont installé leur siège dans la ville.
Les Néerlandais sont des commerçants dans l’âme, et ce depuis des siècles. Ils osent prendre des risques, même en matière de mode.
Par exemple, lorsque Tommy Hilfiger a connu une baisse de popularité aux Etats-Unis, l’homme d’affaires néerlandais Fred Gehring a créé, avec d’autres, une filiale européenne pour la marque. Lorsque celle-ci a été rachetée par le groupe PVH, Tommy Europe a servi de plateforme pour relancer la griffe au niveau mondial. Cela a très bien fonctionné. Par la suite, PVH a également commencé à gérer son autre grande filiale, Calvin Klein, principalement depuis les Pays-Bas.» Le label Karl Lagerfeld est lui aussi basé à Amsterdam.
Et véritable hub international
«Cette histoire autour du denim me semble un peu dépassée aujourd’hui», remarque Milou van Rossum. G-Star et Scotch & Soda ont en effet perdu de leur influence et appartiennent désormais à de grands groupes américains. Mais l’intérêt des entreprises internationales pour Amsterdam persiste. «La ville est très populaire auprès des expatriés, explique Dieter De Cock. Elle se situe au cœur de l’Europe, on peut voyager partout rapidement. La qualité de la vie est bonne, tout le monde parle anglais et, pendant des années, les Pays-Bas ont été très attractifs d’un point de vue fiscal pour les entreprises et les travailleurs internationaux. La situation a changé, mais cela a attiré de nombreuses marques à l’époque.»
L’intérêt des Néerlandais pour la mode a évolué au cours de ces vingt dernières années. «Lorsque j’y ai emménagé, explique Dieter De Cock, les gens faisaient moins d’efforts pour s’habiller qu’aujourd’hui. Les marques de luxe internationales ouvrent des flagship stores les unes après les autres. Même si on ne peut pas comparer Amsterdam au reste du pays, en raison des nombreux touristes.» De Bijenkorf, autrefois un grand magasin plutôt banal, est également monté en gamme et, à un moment donné, il y a même eu des succursales de l’Américain Saks Fifth Avenue, bien que cette aventure n’ait pas duré longtemps. Depuis 2004, Amsterdam a également sa propre Fashion Week, avec des défilés, des soirées et, depuis 2007, De Lichting, un show présentant les meilleurs étudiants des écoles de mode.
Loin d’Amsterdam
Et puis il ne faudrait pas oublier les marques populaires de streetwear – Patta, New Amsterdam Surf Association, Filling Pieces ou Daily Paper. «Patta existe depuis vingt ans et a vraiment su se faire une place, déclare Milou van Rossum. Chaque fois qu’ils sortent un nouveau produit, il y a des files d’attente interminables. Ils sont très populaires, avec des boutiques à Londres et à Milan. Le label possède ce que tout le monde recherche aujourd’hui: une communauté. Ils ont aussi beaucoup d’autres activités, ils investissent dans l’éducation, etc.»
Plus de trente ans après le Cri Néerlandais, la mode batave est à nouveau sous les feux de la rampe. Grâce à Duran Lantink et Zomer, comme mentionné plus haut, mais aussi à Camiel Fortgens, qui a remporté l’an dernier le prix Mode Stipendium, d’une valeur de 50.000 euros. Il est le treizième lauréat. Parmi ses prédécesseurs, on retrouve Botter, de Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh, plutôt discret depuis un certain temps — le tandem a dirigé Nina Ricci à Paris entre 2018 et 2022, déménageant à Anvers peu de temps après.
Je reconnais, dans la mode de Duran, la coqueluche du moment, l’esprit conceptuel néerlandais
La mode néerlandaise est également devenue beaucoup plus diversifiée et moins centrée sur Amsterdam, avec, par exemple, Hul le Kes, la marque circulaire et durable de Sjaak Hullekes et Sebastiaan Kramer qui possède un studio et une boutique à Arnhem, ou Schepers Bosman, un duo qui vend principalement au Japon mais qui est basé dans le Limbourg néerlandais. «Avec la nouvelle génération, on retrouve cette approche excentrique, explique Milou Van Rossum. Notamment avec Duran, la coqueluche du moment. Dans sa mode, je reconnais vraiment l’esprit conceptuel néerlandais.»
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