à Miami, le top du design arty replonge dans la tradition
La crise n’épargne pas le marché du design de luxe. Collectionneurs et galeristes misent plus que jamais sur les grands noms et la pérennité des savoir-faire. La preuve au détour des allées de Design Miami, la foire la plus pointue du secteur, que Weekend a visitée pour vous, en exclusivité.
Dans le bois de rose précieux sont incrustés des arbres couverts de fruits mûrs, des tournesols en fleurs, des tracteurs et des silos rouges. Un décor Playmobil peuplé de vaches, de moutons, de poules, de rats et de chiens, aussi. Mais déserté par l’homme, comme chassé de ce paradis artificiel qu’il s’est pourtant créé. Cette Suite de 5 meubles marquetés, baptisée Bavaria et signée Studio Job, occupe les deux tiers de l’espace imparti à Murray Moss, l’un des galeristes les plus influents dans le microcosme du design arty. Le New-Yorkais a de la chance : l’odeur de paille fraîche qui se dégage de la » grange » VIP – une création des frères Campana – jouxtant son stand offre un supplément d’âme à cet incroyable projet. Tout ce qui agite en ce moment la planète design est concentré ici. Une irrépressible envie de nature. Un besoin de revenir aux sources, aussi, celles du design, en remettant au goût du jour un artisanat ancestral en voie de disparition. Comme si, en ces temps difficiles, il faisait bon miser sur des valeurs sûres…
C’est qu’il flottait sur cette quatrième édition de Design Miami, » le » lieu de rendez-vous des amateurs de design pointu qui s’est tenue à Miami du 3 au 6 décembre dernier, comme une brise de crise. Pas un ouragan dévastateur, non. Plutôt un vent frisquet qui invite à la prudence. La météo d’ailleurs était au diapason : » à peine 20 °C, glacial pour la saison « , assurent les habitués. Si les plus téméraires osent le short, les Ray-Ban et le trilby, au détour des allées de la foire, l’uniforme de la City est de rigueur.
La spéculation a vécu
Miami, ou pas, business is business. Et la mesure, sous toutes ses formes, est au rendez-vous. L’euphorie bling-bling a vécu : les meubles, aussi uniques soient-ils, ont repris des proportions humaines et osent afficher une fonctionnalité que l’on croyait incompatible avec leur statut d’ » objet d’art « . L’ambiance n’est plus à la prise de risque : priorité aux noms qui ont fait leurs preuves, à la pérennité du savoir-faire, tout ce qui pourrait convaincre ces clients solides, fidèles, résistants à la récession qui achètent ce qui va durer.
» Nous risquons de perdre les spéculateurs, reconnaît Murray Moss. Tous ceux qui ont commencé à s’intéresser à ce design d’exception il y a quatre ou cinq ans, comme une commodité, une part de leur portfolio dont ils attendent un retour sur investissement très rapide. En un sens, c’est mauvais pour les affaires, car je dois bien reconnaître qu’une partie de notre business s’est faite ces dernières années grâce à ces spéculations. Heureusement, ce n’est pas mon fonds de commerce et ce n’est sûrement pas la raison pour laquelle je fais ce métier. Il subsiste heureusement un noyau dur de collectionneurs qui s’intéressent à l’art sous toutes ses formes, le design étant une discipline artistique comme une autre. Et ils ne veulent rater aucune étape. Parfois ils achètent plus, parfois moins, parfois rien. Mais ils viennent voir, toujours. Ceux-là seront à Miami. Dans une certaine mesure, la foire sera plus agréable car elle redeviendra un marché où se retrouvent les passionnés. «
Comme lui, le galeriste Patrick Seguin affiche une confiance… tranquillement mesurée. Grand spécialiste du vintage exclusif – on est chez lui assuré de trouver l’objet rare signé Prouvé, Perriand, Le Corbusier… -, le Parisien qui ne possède pas de showroom et compte donc sur les foires et les salons renommés pour vendre ses dernières trouvailles, s’apprête à faire le gros dos, » comme tout le monde « , le temps qu’il faudra. » De toute façon, je n’avais pas le choix, précise-t-il. Quand la crise bancaire a éclaté, tout était déjà en route pour Miami, dans les containers. Je m’attends à ce que tout soit plus lent. Finis les coups de c£ur : les amateurs vont prendre le temps de réfléchir. «
Plus que jamais, le design de collection s’appuie sur le passé pour conforter sa légitimité. Sur les 24 galeries venues du monde entier, plus d’un tiers misait cette année sur les grands classiques du siècle dernier. Une tendance qui à l’avenir devrait encore s’amplifier.
Du design du xviiie siècle
» Lorsque nous avons créé Design Miami en 2005, nous avons imposé des critères très stricts, rappelle Ambra Medda, directrice et co-fondatrice de Design Miami (lire ci-contre). Nous ne remontions pas plus loin que la Seconde Guerre mondiale. Lors de Design Miami/Basel ( NDLR : le deuxième rendez-vous arty design de l’année), en juin prochain, nous espérons pouvoir accueillir des galeries spécialisées dans le Bauhaus, voire même des pièces bien plus anciennes datant du xixe ou même du xviiie siècle. Et ça, c’est une révolution. Personne n’aurait osé, il y a quelques années, présenter côte à côte une chaise Louis XIV et une console de Zaha Hadid. Jusqu’ici, cela ne se faisait pas trop de mélanger les genres. Et pourtant, ces mélanges sont fantastiques. »
Dans l’une des expositions satellites de Design Miami, l’antiquaire londonien Mallett mettait déjà en scène ce cocktail détonnant en proposant à ses clients ses antiquités les plus rares et les créations audacieuses de sa spin off, Meta. Lancé au Salon du meuble de Milan en avril dernier, ce nouvel éditeur travaille » à l’ancienne » avec les plus grands noms du design contemporain, les encourageant à explorer des techniques artisanales en perdition. Ici, l’angoisse de la crise ne se fait pas trop sentir. La veille de l’ouverture officielle de Design Miami, lors d’un dîner exclusif organisé pour 30 collectionneurs privés triés sur le volet, plusieurs créations signées Meta avaient déjà trouvé preneur. Les prix affichés sont loin pourtant d’être » recession proof » comme on aime à dire ici : comptez plus de 1,2 million de dollars (935 000 euros) pour un cabinet japonais du xviiie – il n’en existerait pas plus de trois au monde – , pour la nouvelle armoire à secret signée Tord Boontje, il faudra débourser 160 000 dollars (125 000 euros). Plus taxes. » Le profil type des clients de Meta ? Ils ont la petite quarantaine et sont, oui, on peut le dire comme cela, très, très riches, admet Eleonore Halluitte. Ils ont tout, vivent dans des maisons sublimes et sont à la recherche de la pièce exceptionnelle qui leur manque. Nous avons aussi des clients de Mallett qui sont entourés d’antiquités et trouvent ici des pièces contemporaines, magnifiquement réalisées, qui s’intègrent parfaitement dans leurs intérieurs. «
A quelques blocs de là, dans le même soucis de revisiter l’héritage, l’éditeur Banners of Persuasion a choisi d’inviter 15 artistes à explorer l’univers de la tapisserie. Face au centre de presse, des souffleurs de verre venus du Corning Museum of Glass de New York proposent chaque jour des démonstrations live de leur savoir-faire. On est loin de l’image poussiéreuse des ateliers de Murano. En tee-shirts noirs et sneakers fluos, ils enchaînent les performances sous la conduite de stars du design comme Yves Béhar.
Faire du neuf avec de l’ancien
» Nous faisons face aux même enjeux au Moyen-Orient : nos savoir-faire ancestraux sont en train de disparaître, ajoute Cheik Majed Al-Sabah. Connu pour ses centres commerciaux de luxe Villa Moda qu’il a ouvert à Dubai, Damas…, l’homme lui-même ardent collectionneur de design contemporain s’apprête à ouvrir sa première galerie d’art au centre de Dubai. » En Occident, le travail de nos artisans est totalement méconnu. Et chez nous, ces meubles aussi magnifiques soient-ils, sont démodés. C’est ce qui m’a donné l’idée de créer le concept : East meet West. Des designers internationaux s’emparent de ces techniques, leur donnent un twist contemporain. » Un choc des civilisations qui se traduit chez Pieke Bergmans par une invasion de bulles de cristal, ces » virus » comme elle les appelle, qui, posées en fusion sur les meubles en prennent la forme en brûlant superficiellement la surface. » En croisant ainsi les influences en art et en design, nous espérons créer une nouvelle esthétique en phase avec les changements auxquels fait face le monde « , assure-t-on aussi à la galerie Contrasts, qui depuis sa création à Hong-Kong en 1992, défend elle aussi cette idée de cross over entre art et design, Orient et Occident, tradition et modernité.
» Plus que jamais, en ces temps de crise, c’est la qualité qui fera la différence, conclut Cheik Majed Al-Sabah. Nous essayons aussi de maintenir des prix raisonnables. De parler à notre audience locale en lui présentant des choses originales mais qui lui soient malgré tout familières. Pour qu’elle se sente en confiance. Que ce qu’elle croit connaître lui apparaisse soudain sous un nouveau jour, plus sexy. «
Tout l’art de faire du neuf avec de l’ancien, en somme. Un discours de récession comme un autre. Dans un marché de privilégiés.
Isabelle Willot
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