Carlo Massoud

© PHOTO: ROGER MOUKARZEL

Ses créations sont entre design et arts plastiques, entre Orient et Occident. A l’instar des autres designers présents à l’expo Beyrouth. Les Temps du Design (*), Carlo Massoud livre un regard singulier sur les brassages qui font son pays et notre époque, infernale et joyeuse.

Au Liban, il y a de tout… mais en petites quantités. Notre pays est une porte entre l’Est et l’Ouest et il l’a toujours été. A Beyrouth, vous rencontrerez des gens très occidentalisés, d’autres très orientalisés et puis d’autres qui sont un mix des deux. Comme nous sommes un tout petit marché, nous avons toujours été obligés de nous exporter dans une direction ou dans une autre. La guerre n’a fait qu’amplifier ce besoin d’avoir une porte de sortie, de trouver ailleurs un espace de protection. Je pense que cela fait partie de notre inconscient.

Quand j’ai étudié l’architecture d’intérieur à Beyrouth, le modernisme libanais n’était pas du tout abordé. J’imagine que cette coupure est une autre conséquence de la guerre: préserver cette mémoire-là n’a pas été une priorité. Ces dernières années, le galeriste Souheil Hanna a effectué un travail de redécouverte de l’oeuvre de Jean Royère, qui avait un bureau et des ateliers de production à Beyrouth. De là, il réalisait des intérieurs et du mobilier pour le Shah d’Iran, le roi Farouk et d’autres clients à travers le Moyen-Orient. La réhabilitation de ce mobilier, créé chez nous en grande quantité, nous aide à mieux comprendre comment le modernisme a façonné le Beyrouth que nous connaissons.

Cela fait partie de notre culture: on s’adapte u0026#xE0; la ru0026#xE9;alitu0026#xE9; et on trouve des solutions.

Une des richesses du design libanais contemporain est que chaque créateur a sa vision. Il a sa façon de réfléchir, de dessiner et de faire sa propre synthèse de tout ce qui nous influence . Dans les années 90, après la guerre, des créateurs qui avaient étudié à l’étranger sont revenus à Beyrouth. A la même époque, nombreux sont ceux qui ont voulu investir dans leur appartement et comme notre mentalité nous pousse à vouloir posséder ce que personne d’autre ne possède, ces créateurs se sont vus commander pas mal d’objets sur mesure. Ensuite, des liens se sont tissés avec des galeries en Italie, en Grèce ou à Dubaï. Je fais personnellement plutôt partie de la seconde génération mais cette diversité prévaut toujours. L’expo montée au CID par Marco Costantini sera la première à offrir en Europe un aperçu de cette création contemporaine, ainsi que notre tradition moderniste.

Collaborer avec des artisans fait partie de notre rôle en tant que designers. Les artisans sont les gardiens d’un savoir-faire incroyable. Particulièrement au Liban, où ils sont encore nombreux. Ce patrimoine est en train de disparaître. Des amis se sont mis à les recenser, ce que le gouvernement n’avait jamais fait. Je vous invite à aller voir leur page Insta The Ready Hand. Collaborer avec des artisans est un voyage aux résultats uniques. Avec un bijoutier de Valenza en Italie, nous avons créé Mar Mikhael Silver City, hommage au quartier où je vivais à Beyrouth, sous la forme d’une boîte à bijoux en argent. Les bijoux ne sont pas cachés mais exposés. Cet artisan n’avait jamais réalisé de pièces aussi grandes. Un défi pour lui, comme pour moi.

Les débats autour du voile en Europe m’étonne. J’y ai été confronté quand j’étudiais en Suisse. Au Liban, avec nos dix-sept religions officielles, cette diversité ne pose pas question. Cela m’avait inspiré une série de « cache-objets » stylisant la forme de quatre voiles islamiques, réflexion sur la « femme-objet » et la manière dont les cultures disent que la femme est censée être exhibée ou cachée. J’avais baptisée la série Maya, Zeyna, Racha & Yara, du nom de quatre amies musulmanes avec qui j’avais étudié, deux chi’ites, deux sunnites, qui ne portaient pas le voile et avec qui je faisais la fête. Quand on a exposé la série à Beyrouth, certains ont craint qu’elle provoque des attentats. Cela n’a pas été le cas. Ces objets ont dix ans mais on continue à m’en parler. Ils ont marqué le public.

La situation actuelle au Liban est vraiment un enfer. Après la pandémie, il y a eu l’explosion et la chute de la livre, plus d’électricité la nuit, ni à certains moments dans la journée. Rentrer chez soi dans une ville plongée dans l’obscurité est très étrange. Nous sommes un pays agricole, il y a encore des fruits et des légumes, mais la viande se fait rare et comme nous importions d’Ukraine 70% de notre blé, l’inquiétude croît. Mais ça aussi fait partie de notre culture: on s’adapte, on trouve des solutions. Pendant le confinement, nous allions avec la famille et les amis à la plage ou à la montagne: tous les deux à deux pas de Beyrouth. Nous avons repris le temps de vivre ensemble. J’ai développé une collection de mobilier coloré et joyeux avec ma soeur Mary-Lynn. S’amuser est une autre manière de sortir du marasme.

(*) Beyrouth. Les Temps du Design, CID, à 7301 Hornu. Du 24 avril au 14 août. cid-grand-hornu.be, carlomassoud.com et marylynncarlo.com

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