Derniers jours pour nos voeux

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Je me suis vraiment demandé comment faire résonner avec justesse mes premiers mots de l’année, ici, sur cette page, tant l’année 2020 fut marquée par les certitudes foulées au pas, les ascenseurs émotionnels et le sens à chercher sous le moindre caillou.

Ce qui est beau c’est que, malgré tout ce qui a pu survenir et tout ce qui survient, malgré la confiscation de l’espace public, malgré les panneaux à sens unique, malgré le couvre-feu, la rue reste la rue. Elle continue d’être potentiellement un lieu fédérateur pour les revendications, les questionnements collectifs et elle conserve ce pouvoir de nous guider si nous l’écoutons en poètes. L’attention portée au monde, à la parole de l’autre, aux détails, c’est toute la raison d’être de ces trottoirs philosophes.

Je remercie donc cette femme en chapka blanche, que je croise de temps à autre dans mon quartier, comme on croise une apparition. Hier, en grande conversation devant une boulangerie artisanale, elle m’a offert, sans le savoir, un chemin d’écriture. Elle a dit à une autre femme, qui lui arrivait juste en-dessous de l’épaule, que l’on pouvait simplement se souhaiter d’être en vie et que c’était déjà pas mal, vu ce qu’on venait de traverser. On aurait dit que l’autre femme buvait ses paroles comme les enfants qui ouvrent grand la bouche pour avaler des flocons de neige. Moi aussi, j’ai bien envie de me sentir comme ces enfants. Alors oui, c’est ce que je nous souhaite aussi et du fond du coeur: nous sentir en vie.

‘C’est ce que je nous souhaite aussi et du fond du coeur: nous sentir en vie.’

En 2020, il y aura eu aussi tellement de comportements imposés à faire siens dans l’urgence et tellement de couleuvres à avaler que, forcément, la tradition des bonnes résolutions de janvier n’aurait pas pu échapper, elle non plus, à une telle secousse. Comment soumettre nos organismes et nos âmes à des exigences supplémentaires lorsque l’on a déjà dû déployer tant d’énergie en vivant comme des girouettes dociles durant les dix derniers mois? N’est-ce pas compréhensible de ne se souhaiter aucun 360 degrés dans une vie qui a déjà dû opérer une multitude de rotations violentes vers moins de fêtes, moins de légèreté, moins de culture et moins de contacts?

Je me reconnais dans ces personnes qui ont besoin que 2021 s’ouvre sur une musique douce, sans fanfare ni tapage. Je ne me sens pas d’humeur à enterrer l’année passée en veuve joyeuse, pas d’humeur à faire un pied de nez aux dégâts dus à la claustration, à faire table rase de l’aggravation des inégalités, de la mutation des métiers et puis basta. En vrai, il y a eu trop de morts. Quelque chose semble s’être métamorphosé en nous qu’aucun vaccin ne pourra prévenir.

Pour la première fois depuis très longtemps, cette année-ci, je ne vais rien arrêter, rien entreprendre, ni rien recommencer de manière radicale. Je ne vais pas considérer mon tempérament naturel comme problématique ou mes excès comme pathologiques. Pas d’annonce bruyante de reprise quotidienne du sport, pas de défi spectaculaire lancé à moi-même, pas d’engagement drastique intenable, pas question de tour de vis, pas question de se serrer la ceinture. Juste me promettre que ce regard-là, bienveillant, perdure dans le temps. Juste me promettre de respecter cette nouvelle horloge interne.

Dans le miroir, c’est moins une femme qui a pris du poids qu’un monde ankylosé dans ses contradictions que je dois désormais observer. Nous avons tous et toutes morflé, d’une manière ou d’une autre. Cela ne me réjouit pas de me sentir comme une oie gavée parmi d’autres oies gavées mais je dois bien avouer que le fait que la blessure soit collective, ça me désangoisse et ça me déculpabilise. C’est ça en moins à porter individuellement sur les épaules.

On dirait d’ailleurs que, ce matin, l’univers a entendu mes besoins de douceur. En allant faire mes grosses courses, comme disent les mères de famille, j’ai pu entendre, devant les packs de lait et devant les éponges à récurer, des meilleurs voeux de personnes qui se recroisaient pour la première fois depuis longtemps. Dans la file pour la caisse, m’est même parvenu un « Tu le mérites tellement! ». Note pour plus tard: en janvier, les supermarchés sont de magnifiques lieux pour les antennes poétiques.

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