Dompteur d’odeurs

© CHANEL

Parce qu’il touche à l’immatériel sans que l’on puisse lui résister, l’odorat est le plus mystérieux de nos cinq sens. Tout l’art d’Olivier Polge, parfumeur créateur de la maison Chanel, est de l’apprivoiser sans ignorer l’impact de la vue, du goût, du toucher et de l’ouïe sur les émotions que convoquent en nous les fragrances.

Les mots sont des artificiers, capables à eux seuls de faire jaillir des images, à la manière de ces odeurs qui vous surprennent au détour d’une rue et vous kidnappent vers des souvenirs oubliés. A propos de Gabrielle, nouvelle fragrance de la maison Chanel, on a parlé de  » fleur rêvée, enrobée de baumes, de vibration solaire, d’onctuosité et de bois lacté « . Un vocable qui emprunte au registre de nos cinq sens, loin de l’empilement artificiel d’une liste de matières premières aux noms souvent abstraits. Comme si pour s’adresser à l’odorat, il fallait convoquer par la pensée d’autres sensations. Pourtant, lorsqu’il a créé ce jus déjà mythique, Olivier Polge a cherché à se prémunir autant que possible des influences extérieures qui nourrissent au quotidien son imaginaire.  » On prend très vite conscience de la fragilité de l’odorat, ce sens que l’on maîtrise naturellement le moins, face aux quatre autres et à l’intellect aussi « , confie-t-il.

Plus on sent, mieux on sent. C’est comme faire ses gammes. C’est un peu comme un muscle dont on ne se sert pas assez dans la vie.

Sommes-nous tous égaux devant l’odorat ou certains d’entre nous seraient-ils plus  » doués  » que les autres ?

Je pense que l’on est ici davantage du côté de l’acquis que de l’inné. Sachant que mon père (NDLR: Jacques Polge, qui l’a précédé chez Chanel) fait le même métier que moi, j’aurais pourtant tout intérêt à vous dire le contraire. Mais pour moi, être parfumeur, ce n’est pas être capable de sentir ce que personne d’autre ne sent. C’est d’abord un apprentissage. Il faut aiguiser son nez, prendre conscience des odeurs. Parfois, les gens me demandent si je suis capable de reconnaître n’importe quel parfum… Bien sûr que non ! D’abord parce qu’il en sort beaucoup trop pour que ce soit même imaginable mais surtout être parfumeur, ce n’est pas un jeu de devinettes. C’est un état d’esprit. Celui de quelqu’un qui s’engage dans un métier créatif dans lequel il est constamment en train de chercher.

Dompteur d'odeurs
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Dans notre éducation, l’odorat est-il le parent pauvre de nos cinq sens ?

C’est en tout cas le moins entraîné et le plus influençable car le moins bien maîtrisé ! Le visuel a toujours tendance à prendre le dessus. Avez-vous remarqué que si vous marchez dans la rue, même si vous n’avez pas d’obstacle devant vous, vous n’oserez pas faire plus de trois pas les yeux fermés ? C’est sans doute pour cela qu’instinctivement, lorsque vous voulez vraiment sentir quelque chose – dans mon cas lorsque je veux évaluer un essai sur une mouillette -, vous allez avoir tendance à fermer les yeux… Pour vous abstraire de ce qui vous entoure. Et percevoir ce que la vue vous cache.

Si l’on a sans cesse recours à des comparaisons, à des métaphores impliquant d’autres sens lorsqu’il s’agit de parler de parfum, est-ce pour se trouver un langage commun pour évoquer l’invisible ?

Sans doute. L’odorat a toujours été peu intellectualisé. Donc on emprunte les mots que l’on espère les moins mauvais possibles pour décrire quelque chose de complètement abstrait, comme le parfum. Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire du parfum est proche de celui de la musique. Quand on la joue, elle devient, comme lui, immatérielle. Elle vous transporte, vous touche profondément. Elle est fugace, également. Une photo ou un tableau restent devant vous, alors que la musique n’est que vibrations. Au jeu des comparaisons, on peut même dire que le bruit est à la musique ce que les odeurs sont au parfum – même si certains artistes peuvent faire de la musique avec des bruits ou des non-bruits, comme John Cage et son 4’33 ».

Les parfums peuvent avoir une densité, une fluidité. Etre cotonneux ou râpeux.

Mais la musique est plus facile à convoquer dans un souvenir, on peut l’entendre dans sa tête, la fredonner, alors qu’une odeur vous résiste…

Pas si vous êtes parfumeur ! Lorsque vous vous formez, vous faites d’abord un énorme travail de mémoire. Vous prenez conscience de l’existence en vous d’une bibliothèque olfactive enfouie. Vous apprenez à dégager ces souvenirs de l’enchevêtrement de l’inconscient.

Dans votre cas, il y a certainement des souvenirs d’enfance plus parfumés que chez d’autres, non ?

Sans doute, car mon père rapportait toujours ses essais à la maison et les laissait dans l’entrée. Enfant, il y a inévitablement eu des moments où je me suis amusé à traîner par là… Alors oui, j’ai été soumis inconsciemment à ces sillages. De là à dire que cela préjuge de quoi que ce soit, je ne le pense pas. Ce n’est en tout cas pas nécessaire pour devenir parfumeur. Et pas suffisant non plus.

Comment avez-vous appris à dompter les odeurs ?

En sentant ! Car plus on sent, mieux on sent. C’est un peu comme faire ses gammes. Je me souviens de mes débuts, lorsqu’à la fin de la journée, je me battais pour distinguer des essences qui pourtant n’avaient rien à voir entre elles. C’est un peu comme un muscle dont on ne se sert pas assez dans la vie. Car l’acuité nasale, tout le monde l’a mais elle se travaille. Il faut avoir la patience nécessaire de s’attarder sur toutes les matières premières, d’étudier leur évaporation, leurs combinaisons…

Etes-vous plus sensible aux odeurs que d’autres ?

Je suis en tout cas surpris de constater, quand j’entre dans une pièce avec d’autres personnes, à quel point il est rare qu’elles s’attachent au parfum qui s’en dégage. Alors que pour moi, c’est aussi essentiel que la décoration, la lumière ou la présence de fleurs.

Comment expliquez-vous qu’il soit si difficile de  » convoquer  » soi-même une odeur dans sa mémoire et qu’à l’inverse, un parfum puisse vous prendre par surprise et faire survenir des images ?

Sans doute parce que l’on n’emmagasine pas tous ses souvenirs au même endroit. Pourtant celui que convoque un sillage peut être très précis. C’est déjà arrivé à tout le monde de se retrouver soudain en présence d’une odeur à laquelle on ne pensait plus et, tout à coup, même des années plus tard, voir réapparaître dans son imaginaire un lieu ou une personne. Lorsque j’ai commencé mes études, certaines essences m’ont ainsi rappelé l’odeur très particulière de la pierre humide de la maison de mes grands-parents paternels, en Provence. C’est ce qui fait d’ailleurs toute l’ambiguïté du parfum : il est immatériel, on le ressent sans toujours prendre la peine de l’analyser. Par ailleurs, il est tributaire d’une série de facteurs extérieurs – par exemple, l’impression positive ou non que peut vous laisser celle ou celui qui le porte. J’aime quand les choses sont un peu biaisées. Je prêcherai toujours pour mon métier mais quand on crée une fragrance, tant d’autres éléments entrent également en compte ! L’histoire que l’on raconte, la forme du flacon, son nom, ça crée un tout. On  » sent  » aussi avec ce filtre-là lorsqu’on la découvre.

Tous les sens interviennent alors dans la création ?

Tous… et aucun autre que l’odorat, en même temps. Un des premiers enseignements que reçoit le nez, c’est de se prémunir au maximum. Il a conscience de la fragilité de ce sens face aux quatre autres, ainsi qu’à l’intellect : si l’on sent dans de mauvaises dispositions psychologiques, on sent mal. C’est pour cela qu’il est important de refaire l’exercice à différents moments.

Comment vous protégez-vous ?

Mon laboratoire est aussi aseptisé visuellement que possible. Sur mon bureau, mes essais, comme les parfums du marché, sont tous dans des flacons bouillottes identiques pour ne pas m’influencer quand je crée.

Vous n’écoutez même pas de musique ?

Non, pas de musique, peut-être parce que j’en écoute déjà tellement le reste du temps. J’ai au contraire plutôt tendance à lutter contre toutes les formes de disruptions possibles, jusqu’aux messages que les gens m’envoient sur mon portable. Même si on n’est pas dans la performance, au sens théâtral du terme, lorsque l’on crée, il faut de la concentration. Mais bien sûr en dehors de ces moments particuliers, où la neutralité est nécessaire, l’influence des autres sens est une vraie richesse. C’est essentiel même, surtout lorsque ce que vous créez est aussi abstrait qu’une fragrance.

On parle beaucoup de notes gourmandes depuis quelques années. Or, là aussi, c’est une illusion : lorsqu’on les sent, rien ne se déclenche au niveau des papilles…

C’est étrange car on sait le goût et l’odorat intimement liés : lorsque vous êtes enrhumé, vous vous ennuyez à table. En revanche, tous ces parfums gourmands ne relèvent pas du tout des mêmes envies, ni de la même esthétique. Qui voudrait manger le parfum qu’il porte ? Les parfumeurs ont, à mes yeux, surexploité ce registre. C’est une approche un peu infantilisante du parfum.

Etes-vous plutôt sucré ou salé ?

Salé ! Une saveur proprement gustative qui n’a pas d’équivalent en parfumerie. On ne peut l’évoquer que par associations. Si l’on vous dit qu’il y a des notes salées, vous évoquerez l’odeur par la force de votre imagination.

Vous l’avez dit, le parfum est immatériel et pourtant on fait appel à des matières, des sensations, pour en parler. Toujours ce problème de vocabulaire ?

Pas seulement. Les parfums peuvent avoir une densité, une fluidité. Etre cotonneux ou râpeux. C’est particulièrement vrai lorsque vous travaillez à une adaptation de formule pour une ligne de bain, par exemple. Vous pousserez les notes enveloppantes dans le lait pour le corps, le côté pétillant dans le gel douche. D’un point de vue technique, il faut rééquilibrer la formule car la nature du support peut masquer certains accents de l’effluve originale. D’un point de vue esthétique, l’idée est de l’amener dans la direction de l’usage que l’on en fera. Chaque composant sublimé ouvre une porte plutôt qu’une autre.

Les couleurs ont donc une odeur ?

Pas directement. Mais elles aident à la mémorisation, par association d’idées : pour le rouge, on pense à des fruits rouges, par exemple, à des citrons pour le jaune. La note verte est plus abstraite et pourtant nette. Le bleu, en revanche, est plus difficile à circonvenir. La teinte n’est jamais neutre : celle qu’aura le parfum agira comme un filtre dans la perception olfactive qui se dégage. Mieux vaut en tenir compte lors de la création.

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