Nous vivons une époque chronophage, obsédée par la vitesse. Un culte alimenté à la fois par les nouvelles technologies et la tyrannie du plaisir immédiat. Mais la résistance s’organise, qui en appelle à ralentir le tempo.  » Rien ne sert de courir, il faut partir à point « , préconisait déjà La Fontaine.

La maîtrise du temps. Au battement d’aile près. Comme pour mieux en goûter la densité, l’épaisseur, l’onctuosité. Et vérifier au passage que chaque fragment qui s’évapore a bien été brûlé par les deux bouts. Une course contre la montre très postmoderne. Dont rend notamment compte l’inflation des cadrans dans l’horlogerie masculine. C’est qu’on ne lit plus l’heure au débotté comme avant, on prend désormais le pouls du présent avec un souci de la ponctualité digne d’un coucou suisse.

Et pour être sûr de ne pas en perdre une miette, on découpe le temps en trois, en quatre, quitte à transformer les poignets de ces messieurs en tableau de bord ambulant. D’autant que s’ajoute souvent à la panoplie horlogère un chronographe de haute précision. Au cas où… Mais où quoi justement ? Où on serait pris d’une subite envie de filer le train sur 100 mètres au bus qui passe ? Ou de calculer au millième de seconde près le temps passé à faire ses courses ? Car franchement, à l’exception d’une poignée de sportifs de haut niveau, pour qui chaque parcelle de temps gagné est un pas de plus vers la victoire, les occasions de mettre à contribution ce dispositif sophistiqué sont plutôt rares. Ce qui ne veut pas dire qu’il est insignifiant. Au contraire. Le simple fait qu’il existe une demande pour des boîtiers à faire pâlir de jalousie le lapin pressé d' » Alice au pays des merveilles « , sans justification rationnelle en plus, témoigne de l’importance symbolique du temps dans nos sociétés. Qui frise la dictature dans certains cas.

De fait, les amateurs de belles mécaniques ont l’embarras du choix. Pas un fabricant de montres digne de ce nom qui n’aligne dans sa collection l’un ou l’autre chronographe robuste comme un boxeur poids lourd, racé comme une limousine allemande et précis comme un vol spatial. A en croire les marques, si la perfection est de ce monde, elle a pris ses quartiers dans ces quelques centimètres carrés d’acier  » swiss made  » où ronronne paisiblement le temps qui passe. Et que recense un bataillon de compteurs avec la fantaisie d’un greffier sourcilleux. Des cadrans tantôt affublés d’un costume noir aux reflets argentés (version Dandy pour Chaumet, version sport pour Puma), tantôt engoncés dans des tenues rétro-futuristes (la série N-MX de Nautica, la Seiko Sportura Kinetic ou la montre-instrument BR01 de Bell & Ross), tantôt auréolés de leur prestigieux passé (la Monaco de Tag Heuer, que l’on voyait au poignet de Steve McQueen dans le film  » Le Mans  » (1971)), tantôt encore accommodés à toutes les sauces chromatiques (les Lacoste 350 D), tantôt enfin taillés pour la route (le modèle Alarm de Jaguar et l’Ingenieur Chronograph, fruit d’une collaboration entre Mercedes-AMG et IWC Schaffhausen).

L’imparfait du présent

Les montres n’inventent rien en réalité. Elles se mettent juste… à l’heure du monde comme il tourne. C’est-à-dire très vite. La postmodernité, apparue sur les cendres des années 1970 à la faveur de l’écroulement des grandes idéologies et de l’avènement de la société de (sur)consommation, avait déjà érigé le primat de l’ici-maintenant. L’hypermodernité pousse aujourd’hui la logique un cran plus loin encore.  » Il n’y a plus de choix, pas d’autre alternative qu’évoluer, accélérer la mobilité pour ne pas être dépassé par  » l’évolution  » : le culte de la modernisation technicienne l’a emporté sur la glorification des fins et des idéaux « , constate le philosophe Gilles Lipovetsky. Moins le futur est prévisible, plus on s’agite au portillon du présent. Avec l’urgence du désespoir. Faute de pouvoir s’appuyer sur un projet fédérateur, qui entretiendrait la flamme d’un avenir radieux, on navigue à vue, recroquevillé sur son nombril. Résultat : on se  » construit  » en consommant à tire-larigot, enivré par l’impression de vitesse.

Pour évaluer le chemin parcouru, et prendre la mesure de l’accélération du temps que nous subissons, il faut rappeler, avec le futurologue Joël de Rosnay, les trois grandes formes d’évolution qui ont marqué l’histoire. La première est l’évolution biologique, celle qui conduit à la diversité des êtres vivants sur la planète. Elle s’est réalisée par mutation, sélection naturelle, adaptation, élimination d’espèces vivantes. Le théâtre de l’évolution biologique est le monde réel. D’où l’extrême lenteur de cette forme d’évolution, qui s’est étirée sur des millions d’années. Puis, à la suite d’une évolution critique localisée en Afrique, une accélération liée à l’environnement a conduit à l’émergence de la conscience réfléchie. A côté du monde réel naît ainsi, dans des cerveaux humains, le monde de l’imaginaire. L’homme y conçoit des formes nouvelles dématérialisées, qui déboucheront bientôt sur des inventions, comme la charrue, la roue, l’aile ou le crayon à partir desquelles il fabriquera de nouveaux objets, ceux-ci contribuant en retour à l’accélération de l’évolution technologique. Plusieurs millénaires seront nécessaires pour peaufiner les techniques les plus emblématiques de cette étape intermédiaire, comme l’écriture, inventée il y a 5 000 ans. Avec l’essor de l’ordinateur, des télécommunications et de l’Internet se constitue enfin le cyberespace. En quelques décennies à peine cette fois. Il devient dès lors possible de créer et de manipuler des objets qui n’existent pas dans la nature. Et cette intrusion du monde virtuel produit à son tour une nouvelle accélération. La dématérialisation, la fluidité et la densité des échanges créent un effet d’autocatalyse : tout va désormais de plus en plus vite. C’est le troisième stade de développement. Celui dans lequel nous sommes enferrés.

A la recherche du temps perdu

Déjà pressé de rentabiliser chaque instant de son existence, consumérisme oblige, l’homme doit à présent, en plus, digérer l’ectoplasme Internet. Lequel va plus que probablement chambouler une nouvelle fois en profondeur sa perception du temps. Pourquoi ? Parce que l’univers virtuel introduit un nouveau rapport au temps, non plus organique, ni même psychique, mais bien un temps arachnéen, en forme de toile d’araignée. Ou de lasagne, c’est selon, le Web, et toutes les technologies numériques qui gravitent autour comme les jeux vidéo, étant constitué d’une succession de couches. De sorte qu’un individu, projeté – symboliquement – dans cet espace, n’est plus soumis à la linéarité du temps. Il peut se démultiplier à l’infini et vivre, par exemple, plusieurs vies simultanément.

Une conception atomisée du temps qui a des incidences sur le monde réel. Cette perception diffuse, éclatée de l’instant se propage, en effet, par capillarité auprès des adeptes des nouvelles technologies. Et donne naissance à de nouveaux comportements comme le  » multitasking « . Un anglicisme qui désigne la tendance à mener de front plusieurs tâches en même temps. Une étude de l’Université de Stanford aux Etats-Unis nous apprend ainsi que les enfants et ados consomment quotidiennement l’équivalent de 8 h 30 de médias en un laps de temps d’à peine 6 h 30. L’explication est simple : pendant une bonne partie de cette plage horaire, ces jeunes combinent plusieurs activités. D’une main, ils chattent, de l’autre, ils manipulent leur lecteur MP3 ; d’une oreille, ils recueillent les confidences de leurs copains ou copines au téléphone, de l’autre, ils sirotent le dernier hit à la mode. Une gestion compressée du temps qui trouve aussi sa source dans l’émiettement de l’offre. Confrontés à un environnement toujours plus riche en équipements média, les teenagers n’ont d’autre choix que de densifier un temps à l’élasticité très relative. Les scénarios des séries télé à succès ne sont pas épargnés non plus par cette configuration ramassée de la durée. A l’instar de  » 24 h chrono « , où l’action se déroule en temps réel.

Autre manifestation de cette cyberculture dans le monde physique : l’im- brication croissante entre les différents temps qui cadencent la vie quotidienne. Une macédoine de rythmes encouragée ici aussi par des technologies de plus en plus malléables. L’écran de télévision n’est plus réservé aux seuls loisirs. Il nous connecte aussi au monde du travail. Le domicile devient une annexe de la sphère professionnelle. Et inversement, l’intime s’invitant de plus en plus au bureau. On chatte sur son poste de travail d’un côté, on termine un rapport urgent à la maison de l’autre. Les barrières se volatilisent. Tout se mélange, se confond. On vit plusieurs vies de front. Une redistribution des cartes qui se déroule sur fond de guerre technologique. L’écran, par exemple, ne cesse de grandir, de s’aplatir, de s’amincir. Après le plasma et le LCD, les standards actuels, on annonce pour 2007 une nouvelle norme, baptisée Sed, encore plus performante. Autant d’artifices qui dilatent le temps subjectif, celui que l’on ressent, et resserrent le maillage qui nous connecte au monde.

Pour notre plus grand bonheur ? Le doute est permis. Non seulement l’indice mondial du bonheur de la revue  » Globeco  » – qui intègre des statistiques d’une soixantaine de pays – s’effiloche. Mais plus largement,  » partout dans notre Occident radieux revient le spectre de la pénurie inscrite au c£ur d’une profusion inouïe, partout s’enracine chez les jeunes générations l’idée qu’on ne travaille plus pour gagner sa vie mais assurer sa survie, sans aucune des garanties que l’Etat-providence offrait jusqu’au milieu des années 1980 « , selon le verdict de Pascal Bruckner dans  » Misère de la prospérité  » (Grasset). Et l’essayiste d’ajouter :  » C’est tout l’univers du travail qui est affecté d’un certain nombre de mutations : non seulement la stabilité de l’emploi n’existe plus mais la polyvalence informatique a produit un nouveau stakhanovisme qui chasse les temps morts, comprime les tâches sur une même personne et place les employés sous tension.  » D’où une course exténuante pour rester dans le coup.  » Alors que l’ancienneté devient souvent un handicap et que dans certains secteurs de pointe, le temps de compétence d’une personne ne dépasse guère, paraît-il, celui d’un top model ou d’un athlète professionnel, seuls en réchappent ceux qui sont prêts à tout sacrifier – et d’abord leur vie privée « , soulignait encore l’écrivain français.

Un mot d’ordre : ra-len-tir

Comment s’étonner dans ces conditions que de plus en plus de gens soient séduits par des activités et des modes de vie plus épanouissants, loin du tumulte de la vie (hyper)moderne. Le passage aux 35 heures en France, synonyme de temps libre supplémentaire, s’inscrivait dans cette logique. Tout comme le succès fulgurant ces dernières années de sports méditatifs comme le tai-chi ou relaxants comme le stretching. Le mot d’ordre est ra-len-tir. Il faut prendre son temps préconisent les apôtres de la lenteur, fuir le temps tortionnaire. Bref, laisser mijoter la vie. En s’abandonnant notamment aux petites passions ordinaires, que ce soit le jardinage, la cuisine (de préférence en mode slow food, qui prône la tradition et les produits frais) ou le tricot. Autres indices de cette aspiration à lever le pied : la sieste n’est plus hors-la-loi, même si elle n’est pas encore entrée dans les m£urs sous nos latitudes. Contrairement à la Chine, où elle est inscrite dans la constitution, ou au Japon, qui abrite un Club de la paresse incitant à calmer le jeu. De même, sur les pistes de danse, on voit à nouveau des couples se trémousser langoureusement au son de slows sucrés.

En somme, tout est bon pour échapper à la  » tyrannie du moment  » selon l’expression du sociologue norvégien Thomas Hylland Eriksen. Une soif  » d’arrêter le temps  » d’autant plus justifiée que croire qu’on peut enfermer le passé, le présent et le futur dans une fraction de seconde, celle du présent, est un leurre, une pure vue de l’esprit. Sinon pourquoi tout le monde se plaint de manquer de temps ?  » Sans doute parce que nous vivons dans une culture de consommation et que nous brûlons d’accumuler autant de biens et d’expériences que possible, répond le journaliste canadien Carl Honoré, auteur d’un essai sur la question,  » Eloge de la lenteur  » (Marabout). Nous voulons faire une carrière honorable, nous occuper de nos enfants, sortir avec nos amis, pratiquer un sport, aller au cinéma, jouir d’une vie sexuelle harmonieuse… Il en résulte un constant décalage entre ce que nous attendons de la vie et ce que nous en obtenons, lequel nourrit le sentiment que nous n’avons jamais assez de temps. Du coup, la tentation d’aller plus vite, de courir contre la montre devient irrésistible. Nous sommes devenus des drogués de l’activité.  » Selon une étude menée en 2003 auprès de 5 000 travailleurs britanniques, 60 % des personnes interrogées déclaraient ne pas envisager de prendre toutes leurs vacances. Même topo outre-Atlantique, où en moyenne les Américains délaissent chaque année un cinquième de leurs congés…

La vitesse en tant que telle n’est pas en cause. Elle procure des sensations grisantes comme le concède Milan Kundera dans son roman  » La lenteur « . Ce qui pose problème en revanche, c’est quand cette vitesse devient addiction, et donc drogue, prison, sables mouvants. L’homme a appris à courir et à marcher. S’il ne fait que galoper, il finira tôt ou tard par trébucher. A méditer. Sans se presser…

Laurent Raphaël

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