Héritage culturel

© FRÉDÉRIC RAEVENS

Une grande maison bruxelloise, bordant un boulevard d’Ixelles. Vue du trottoir, la façade ne laisse rien deviner du métissage pratiqué à l’intérieur, où, sous les moulures des hauts plafonds, l’artisanat d’Afrique australe s’épanouit. Bienvenue chez Thandi.

Vers 2006, Thandi Mbali Renaldi quitte l’Angleterre pour la Belgique, où son mari vient d’accepter un nouveau poste. Une douzaine d’années plus tard, ils ont tous deux adopté notre capitale, au point d’ailleurs d’y fonder leur famille.  » J’aime Bruxelles pour sa qualité de vie, son côté international, sa taille humaine – on est vite partout. Il y a plein de jolis parcs, on est au coeur de l’Europe, aller à Paris ne prend que deux heures en train. J’y ai rencontré une multitude de gens intéressants, et les Belges sont très accueillants. Evidemment, la Belgique peut être frustrante, surtout quand on parle de politique, mais si on laisse ça de côté, c’est vraiment un chouette pays.  » Un autre avantage notable, c’est que, contrairement à Londres, où l’immobilier atteint systématiquement des sommets, il reste possible d’y acquérir un logement plus ou moins abordable, quitte à s’engager dans de lourds travaux de rénovation. C’est précisément ce qui a permis au couple de s’installer dans cette jolie demeure, achetée après qu’ils ont quitté leur loft à quelques kilomètres de là, dans le quartier de Matongé.  » Nous habitions dans une ancienne chocolaterie, mais le bâtiment a été vendu, et il a fallu chercher autre chose. Nous voulions rester de ce côté de Bruxelles, garder le bois de La Cambre à proximité. On nous a donné un conseil :  » Achetez n’importe quoi, tant que le quartier est agréable.  » Et c’est ce que nous avons fait. La maison était vide depuis quarante ans et n’avait pas été rénovée depuis au moins soixante. Les interrupteurs étaient encore en Bakélite et il y avait six couches de papier peint sur les murs. Un vrai voyage dans le temps ! Les rénovations ne s’annonçaient pas faciles, mais on s’est retroussé les manches.  » Etage par étage « , comme on dit ici. Le défi était de taille car les pièces sont en enfilade, et nous souhaitions à la fois faire entrer la lumière et donner une impression d’espace.  » D’où l’ouverture pratiquée dans le plafond de la salle à manger, où une large baie vitrée invite le soleil à l’intérieur, esquivant ainsi les reproches liés à l’obscurité que l’on adresse si souvent aux maisons bruxelloises.

Héritage culturel
© FRÉDÉRIC RAEVENS

La bâtisse remise à neuf, restait à la décorer. Ce serait peu dire que Thandi s’est prise au jeu, au point de voir cette mission domestique occuper toujours davantage de place dans son quotidien, jusqu’à déborder sur son parcours professionnel.  » Au début, j’achetais beaucoup de magazines et de livres, et je déchirais les pages qui me plaisaient pour les conserver. Je créais des moodboards, parce que décorer une maison entière, sans architecte d’intérieur, ça demande de l’organisation et de la réflexion. Je le faisais  » en amateur « , et j’ai beaucoup apprécié le challenge. Cela a pris de plus en plus d’importance dans ma vie, je gagnais en confiance et en expérience.  » Et Monsieur dans tout ça ? Il la laisse à la manoeuvre et a toutes les raisons de s’en féliciter.  » Bien sûr, il n’hésite pas à me dire quand il n’aime pas quelque chose, mais la plupart du temps ça lui plaît. Nous avons les mêmes goûts donc cela ne le dérange vraiment pas.  » Confiante en son feeling, la propriétaire poursuit l’aménagement du foyer au gré de son imagination et de ses envies, avec en tête une certaine idée du résultat final.  » Je voulais conserver l’intégrité de l’architecture et ne pas exagérer avec la modernité. La maison a un certain caractère et si on en retire les éléments essentiels, ce charme disparaît. Mais j’entendais aussi y incorporer un peu de ma propre culture et je pense qu’Afrique et modernité peuvent cohabiter, il faut juste aller au-delà des traditionnels masques et des tambours. J’ai donc ajouté des objets qui me rappellent l’Afrique du Sud et ce continent en général.  » Et où va-t-elle se procurer les pièces qui lui évoquent ses racines, elle qui est née d’un père britannique et d’une mère sud-africaine ? A la source, tout simplement.  » Pendant que je décorais la maison, je rapportais toujours plein de choses de là-bas, quand je rendais visite à mes parents, qui y ont vécu pendant vingt-cinq ans. C’est de là que m’est venue l’idée de créer le Webshop « , dit-elle en référence à Kudu Home, boutique en ligne où elle vend les trésors glanés à chacun de ses voyages. Des objets créés sur place et quasiment introuvables chez nous, qu’elle propose à une clientèle enthousiaste – et bientôt un peu frustrée, car Thandi s’apprête à fermer le site pour se consacrer à temps plein à son association avec le magasin Kalungi ( lire par ailleurs).

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Des facettes multiples

En attendant, elle pioche allègrement dans ses propres stocks pour arranger ses pénates, réorganisant l’ensemble deux fois par an  » pour rafraîchir « , avec un embarras du choix que beaucoup lui envient.  » Par principe, tout ce que je vends doit pouvoir se retrouver chez nous, donc j’ai le choix, oui ! Si je n’aime pas quelque chose, je ne l’achète pas et je ne le propose pas à mes clients. Mes produits doivent correspondre à divers types d’environnements, une maison à Bruxelles, un loft à New York, un chalet en Suisse… Certaines personnes disent que Kudu est trop spécifique, et je trouve ça vraiment curieux, surtout qu’il est difficile d’accoler cet adjectif à un continent tout entier ! Heureusement, depuis que je me suis lancée dans l’aventure, les boutiques sont sans cesse plus nombreuses à vendre elles aussi des objets qui semblent avoir une origine ethnique. Cela n’était pas le cas, il y a une dizaine d’années. Même Ikea s’y met aujourd’hui ( lire par ailleurs). L’Afrique a de multiples facettes, et beaucoup de choses s’y passent pour le moment. Il n’y a pas qu’un seul  » style africain « , c’est une source inépuisable de créativité. Moi, je m’intéresse surtout à l’Afrique de Sud et de l’Ouest, et j’utilise différentes palettes de couleurs que j’ai pu voir au cours de mes voyages. Il y a également une variété de motifs propres à ces régions-là, et j’aime pouvoir deviner d’où viennent les objets rien qu’en les regardant. Par exemple, ce bol-ci est une création zoulou en fil de fer. Les Zoulous recourent presque toujours à des couleurs primaires très vives. Les Xhosas (une autre ethnie sud-africaine), eux, optent souvent pour du bleu clair, du rose, de l’orange et énormément de blanc. On pense parfois que les tribus africaines n’utilisent que du brun, de l’ocre et du noir, mais ce n’est pas toujours le cas, comme la Scandinavie est souvent associée abusivement au blanc, aux tons pastel et au monochrome. Le spectre des couleurs n’a pas été réparti entre les différents pays.  »

 » S’il y avait le feu dans la maison, voici la première chose que j’essayerais de sauver : un bol zoulou en argile, le plus souvent utilisé pour boire de la bière. Je le transporte partout. J’ai l’impression qu’il me porte bonheur. « © FRÉDÉRIC RAEVENS

Si une foule d’exemples récents confirme que la déco africaine a le vent en poupe, un tel engouement draine dans son sillage une série de questions, épineuses mais légitimes, que Thandi n’a aucunement l’intention d’occulter. Au premier rang : colonialisme et appropriation culturelle.  » Ce sont des sujets compliqués, reconnaît-elle, j’en suis parfaitement consciente. J’ai des objets qui datent de l’époque coloniale, comme ce dessin que j’ai trouvé chez un antiquaire. Je l’aime bien, je le trouve intéressant. On m’a déjà demandé :  » Comment avoir une chose pareille chez toi ?  » Je réponds que pour moi, ce n’est pas une oeuvre colonialiste, elle n’est pas pleine de stéréotypes, elle représente simplement une scène de marché. L’artiste, belge d’ailleurs, n’a fait que dessiner ce qu’il voyait. Idem pour le problème de l’appropriation culturelle, une autre interrogation récurrente. Je pense que beaucoup d’arguments sont valides. Mais chez moi, tous les éléments que l’on peut voir ont été imaginés et construits aujourd’hui, pour être utilisés dans une déco d’aujourd’hui, ce ne sont pas des artefacts avec une importance symbolique. En outre, quand on utilise des symboles ethniques, il est important de se demander si notre culture a oppressé cette ethnie par le passé. Savoir si c’est juste, c’est une question de respect. Aux Etats-Unis, un débat fait rage quant aux coiffes des tribus natives. Ces coiffes doivent être portées par les chefs et les héros, pas par des jeunes qui se trémoussent à Coachella. Il faut respecter les autres cultures. Les objets que j’utilise en déco et que je vends ont été fabriqués par des artisans avec l’objectif de les vendre, ils n’ont rien de sacré. Il ne s’agit pas d’avoir volé quelque chose dans un petit village et de le ramener en Europe pour en tirer une certaine fierté. Pour moi, c’est là que réside la différence, et je pense qu’il faut pouvoir en parler.  »

 » Je m’intéresse à la photographie contemporaine africaine et j’admire Malick Sidibé. Il est l’un des photographes africains contemporains les plus célèbres. Il prenait des photos dans les années 60, quand de nombreux pays du continent noir ont gagné leur indépendance, et il a réussi à capturer l’atmosphère joyeuse de l’époque. « © FRÉDÉRIC RAEVENS
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 » Ces pots en cornes de vache ougandaise sont mon dernier ajout en date. Ces bêtes ont de très longues cornes, et elles sont menacées d’extinction aujourd’hui, parce qu’elles ne produisent pas assez de viande et de lait. On les remplace par des espèces plus rentables. « © FRÉDÉRIC RAEVENS
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 » Ces dessins proviennent d’Afrique du Sud. Ils représentent une femme Xhosa à trois moments de sa vie. Je suis Xhosa et mon père l’est aussi, c’est ma culture. « © FRÉDÉRIC RAEVENS

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