Hôtes des bois, hôtes de soi

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Bon, le calme et le moment d’introspection, ce sera pour une prochaine fois! Je ne peux pas reprocher à tous ces gens d’avoir eu la même envie que moi! Il fait beau, il fait sec, c’est le week-end, alors on sort! C’est marrant, quand même, comme notre définition de la sortie peut évoluer avec l’âge… Il y a vingt ans, à cette heure-ci, un samedi matin, j’aurais encore été en train de tenter de prolonger la nuit avec mes amies sur un dancefloor.

Ce qui est un peu surréaliste, aujourd’hui, c’est que je pourrais franchement compter sur les doigts d’une main le nombre de personnes portant un masque, croisées depuis le début de ma balade. Comme si la forêt pouvait protéger ses hôtes de la menace ambiante. Comme si faire son jogging sur un tapis de feuilles mortes, plutôt que sur un tapis roulant ou sur un accotement, autorisait la course libre d’avant. Comme si les promeneurs de chiens, les bambins en bottes en caoutchouc bariolées et les couples d’amoureux pouvaient encore exister à l’ancienne.

Déjà durant le confinement, au printemps, lorsque que les sorties au grand air en famille étaient encore recommandées, déjà tout ce petit monde tentait de s’échapper du grand monde. Il y avait recherche commune de respiration, tentative de maintenir le lien avec le vivant, le sensible. Il y avait tentation de rester ici, tentation de retrait.

Je me souviens de ces trois caniches qui portaient des noms d’humains et qui se faisaient gronder comme des enfants par leur maîtresse. Je me souviens de l’ail des ours, des sureaux, de l’éclosion de couleurs. Je me souviens d’écureuils qui se taquinent, de déchets qui s’agglutinent à côté d’une boîte à ordures, du soleil doux, fidèle au poste. Je me souviens de cabanes, de pépiements, du vent dans les ramures, de morceaux de wax accrochés à des branches et d’invitation à suivre ces bouts de tissus d’arbre en arbre. Je me souviens de bénir ce poumon vert à deux pas de chez moi, de bénir les jambes qui me portent et mes mômes détendus. Je me souviens que je fus et que je reste privilégiée.

Il y avait une recherche commune de respiration, tentative de maintenir le lien avec le vivant, le sensible.

Aujourd’hui, l’image d’Epinal se prend un coup dans l’aile avec cette femme qui dit à cette autre femme que « De toute façon, on est tous foutus! Cette fois-ci, on va tous crever! » Et cette autre femme qui acquiesce et qui répond: « Pas faux. » J’ai l’impression d’entendre ma nièce de 12 ans dans ce « Pas faux » un peu traînant. On dirait aussi ma grand-mère maternelle qui nous martelait, à ma soeur, mon frère et moi, lorsque nous étions enfants que « ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre »! Dans mon for intérieur, je ne comprenais absolument pas pourquoi une guerre nous aiderait à aller mieux mais je ne pipais mot car il fallait respecter la parole des aînés.

Une forêt, deux phrases, deux femmes, deux histoires, deux rapports au monde déjà derrière moi, dans mon dos. Reste une contraction presque imperceptible. Et voilà qu’une brèche s’ouvre sur le dehors, que la ville fumante s’invite à la noce et que la clameur urbaine perfore le silence! Voilà que la mécanique des échos, des résonances, des réminiscences se remet en branle! Les mots de ces femmes me rappellent ceux entendus devant ma pharmacie de quartier, ceux entendus devant le palais de justice, les mots à la sortie de l’école maternelle, les mots des artistes qui fument une clope dans la cour du théâtre, les mots de la baraque à frites, de la boucherie halal ou de la banque. Mots de personnes qui patientent désormais dans des salles d’attente à ciel ouvert. Mots d’apocalypse, de fin imminente. Mots semblablement pesants et menaçants.

Ma balade ne peut plus être légère. L’âme est remuée et reconnectée à l’angoisse collective. Les questions vont commencer à affluer. Et si cette femme avait raison? Sommes-nous des zombies qui se voilent la face? Sommes-nous des trompe-la-mort qui se croient encore en lisière d’effondrement et qui ne voient pas que leurs pieds sont déjà scellés dans le béton de la décomposition? Puis-je encore, moi, opposer un autre scénario? Puis-je encore rêver de paix, d’apaisement? Puis-je encore oser ravir une autre fin de l’histoire que celle d’une poétesse attendant fébrilement de recouvrer le goût et l’odeur de la vie.

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