La mode à l’image du monde
Chaque saison, pour présenter ses collections, la mode se met en scène. Souvent pour le meilleur. Même quand l’effroi de la guerre y fait soudain irruption. Compte-rendu des dernières Fashion Weeks.
Les Semaines de la mode post-pandémie s’annonçaient joyeuses et débridées. New York, Londres, Milan, Paris allaient être une fête. On allait effacer ces deux ans de pandémie à coups de collections automne-hiver 22-23, de défilés, d’événements IRL, de mannequins légers et de stars en pagaille. L’écosystème de la mode était au rendez-vous, mis à part les Asiatiques. Mais voilà, la guerre a éclaté, alors, timidement au début, les uns et les autres se sont positionnés, avec plus ou moins de justesse. Dans la capitale lombarde, au dernier jour de la Fashion Week milanaise, Giorgio Armani décida de bannir la musique de son show – seul le silence lui semblait être adéquat, en « signe de respect pour les personnes touchées par la tragédie actuelle ». Dans la Ville lumière, dès le coup d’envoi des shows, le lundi 28 février, Ralph Toledano, président de la Fédération de la haute couture et de la mode invitait « la grande famille de la mode à vivre les défilés des jours à venir avec la gravité qui s’impose en ces heures sombres », en rappelant que « la création repose sur le principe de liberté, quelles que soient les circonstances. Et le rôle de la mode est de contribuer à l’émancipation individuelle et collective de nos sociétés ». Dans la foulée, on observa une minute de silence avant de lancer les tops sous les feux de la rampe, on arbora un mix de bleu et de jaune en guise de silhouette ou un ruban bicolore au revers de sa veste, on feignit d’ignorer qu’il n’y avait plus un mannequin russe sur les catwalks, on dressa la liste des labels, des maisons et des groupes de luxe, poussés dans le dos par l’indignation internationale, qui finirent par annoncer la fermeture temporaire de leurs boutiques en Fédération de Russie et le montant de leurs dons à l’Unicef, au HCR ou au Comité international de la Croix-Rouge…
Et puis vint le défilé dystopique de Balenciaga. Sur chaque siège, une lettre de Demna Gvasalia en guise d’avant-propos au show de cette maison dont il est le directeur artistique depuis 2015. Le créateur quadragénaire, né à Soukhoumi en Géorgie, y écrit avec une justesse de ton qui dit son émotion et provoque la nôtre: « La guerre en Ukraine a ravivé la douleur d’un traumatisme passé que je porte en moi depuis 1993 quand exactement la même chose est survenue dans mon pays natal et que je suis devenu un réfugié pour toujours. » La fuite, l’exil, la peur, le désespoir, il connaît. Et le sentiment que personne ne veut de vous, aussi. Il poursuit en confiant ses doutes, il a pensé tout arrêter, dans de pareilles circonstances, « la mode perd sa pertinence » et la Fashion Week semble être « une absurdité », et puis non, s’il annulait son show, ce serait comme s’il capitulait devant le mal qui l’a déjà tant blessé il y a presque trente ans. Et il termine par ces mots: « Ce show ne demande aucune explication. Il est dédié au courage, à la résistance et à la victoire de l’amour et de la paix. »
Alors dans le noir, on entendit sa voix grave et sobre lire en ukrainien un poème d’Oleksander Olès avant que l’aube pâle ne se lève sur un paysage de froid, de blizzard et de neige, séparé des spectateurs par une vitre étanche – le choc est brutal, nous ne sommes in fine que des observateurs passifs, chanceux et protégés. Tandis que les notes de piano du Tchèque Antonin Dvorak et de ses Danses slaves Op. 72 vous coupent le souffle, les mannequins luttent contre le vent dans des vêtements noirs pour la plupart, parfois à peine serrés dans une maigre couverture ou dans des catsuits recouverts de gros Scotch avec le logo de la maison. A l’origine de ce concept, Demna Gvasalia avait imaginé une allégorie du dérèglement climatique. Il se fait que l’histoire a pris un tournant qui en décupla l’émotion.
LA beauté par-dessus tout
Quand tout semble s’écrouler, se rattacher à la beauté. C’est ce que propose Rick Owens. Dans des volutes de fumée, sur la Symphonie n°5 de Gustav Mahler, il fait surgir ses femmes statues dans des robes du soir sculpturales. On croirait des anges venus plaider pour la paix, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire si ce n’est choisir le parti pris de la grâce et de l’esthétique. S’il est bien l’apôtre de la non-couleur, il s’aventure du côté des tons pêche et abricot, y mêlant également deux silhouettes bicolores, bleu et jaune, sa façon d’être en pensée avec les Ukrainiens.
Quand tout semble impermanent, oser se réfugier dans ses valeurs sûres. C’est ce que met en scène Chanel, dans un décor total tweed, qui fait ainsi honneur à la clairvoyance visionnaire de mademoiselle Chanel. Elle piocha allègrement dans le vestiaire du Duc de Westminster pour imposer ce tissu éminemment masculin que Virginie Viard revisite en mood sixties. Les valeurs sûres, c’est aussi ce que prône Hermès en défilant à la Garde républicaine et en déployant à l’infini l’univers équestre dans la vie d’une femme urbaine. C’est enfin ce qu’accroche aux cimaises la maison Dior dans une grande tente carrée au milieu du Jardin du Luxembourg. Une galerie de 210 tableaux de l’artiste Mariella Bettineschi aligne des femmes déjà vues dans d’autres galeries, si ce n’est qu’elles y étaient « invisibilisées » et qu’ici mises en lumière, elles se parent d’un étrange regard dédoublé. Pour mieux voir sans doute la réinterprétation très efficace du tailleur Bar façon motarde par une Maria Grazia Chiuri toujours aussi féministe.
Quand tout bascule, répéter à l’envi sa foi dans la paix et le respect d’autrui. Comme chez Botter, où Lisi Herrebrugh et Rushemy Botter écrivent au dos d’une de leurs chemises, en frange perlée: « No War ». Ou comme Olivier Rousteing chez Balmain qui, sur écran géant, a fait tracer cette phrase d’Antoine de Saint-Exupéry: « Il est bien plus difficile de se juger soi-même que de juger autrui. »
Quand tout semble vide de sens, partager ce qui fait l’essence même de ce métier. C’est ce que donne à voir Marine Serre dans son expo sur trois étages, ouverte au public dans les murs de Lafayette Anticipations. Hard Drive Exhibition montre comment cette jeune créatrice hors normes entend régénérer les vêtements mis au rebut, avec l’aide d’une équipe dévouée qui trie, coupe, coud, repasse avec soin son vestiaire radical, forcément unique et un peu chamanique.
Quand tout paraît si fragile, se replonger dans l’enchantement. C’est ce qu’offre Dries Van Noten dans l’hôtel de Guise. Il y a posé des mannequins en plastique qui surgissent de l’ombre, dans un recoin, dans la salle de bains, unis dans l’étreinte, un couple vêtu de sa collection Homme s’embrasse pour l’éternité. Le parquet craque, on entend comme venues du ciel les voix de Marcello Mastroianni et de Mina qui à 81 ans chante encore la passion, l’émotion, la vie. Le message n’est pas seulement subliminal.
Gender fluidity
Il y a longtemps déjà, Jean Paul Gaultier, ce cher papy de la mode, avait prôné la jupe pour les hommes – il n’avait pas été prophète en son pays. Depuis, la fluidité des genres a fait son chemin. Cela fait quelques saisons que les maisons montrent des collections Femme et Homme mélangées, poussent parfois l’audace plus loin en détournant les codes vestimentaires hérités du XXe siècle, en glissant les garçons dans une garde-robe de fille et inversement. Alessandro Michele, chez Gucci, est passé maître en la matière. Anthony Vaccarello, chez Saint Laurent, n’oublie pas que cette maison fut la première à tailler un smoking aux femmes. Nicolas Ghesquière, chez Louis Vuitton, cravate ses demoiselles ou leur fait enfiler un maillot de rugby oversized en une ode à « l’impermanence et la belle volatilité de l’adolescence ». Enfin, Ludovic de Saint Sernin mixe les unes et les autres, sans distinction, à son image de jeune éphèbe, accompagné tout de même de Gigi et Bella Hadid en ouverture et clôture de défilé.
De beaux débuts
A Milan, Matthieu Blazy s’aventure sous le label Bottega Veneta. Ce créateur pas même quadra, formé à La Cambre puis dans les studios de Raf Simons, Maison Margiela, Céline et Calvin Klein, a pour lui une élégance renversante, un vrai savoir-faire et la volonté mûrement réfléchie de redonner ses lettres de noblesse à cette maison italienne fondée en 1966. A Paris, les jeunes créateurs souvent indépendants se lancent courageusement dans ce qui a tout d’une jungle. Ainsi Ester Manas, entré de plain-pied dans le calendrier officiel. Le duo bruxellois formé par Ester Manas et Balthazar Delepierre, ex-La Cambre, invite à « l’empouvoirement ». Bravo pour ce « come as you are », pour ces jeunes femmes fières de leur corps, qui osent dévoiler leur peau, leurs formes, la tête haute dans des robes, des tops et des jupes sensuelles d’une grande technicité. La Belge Meryll Rogge, semi-finaliste au prix LVMH 2022 et nouvelle venue dans ce calendrier, s’est amusé à montrer son sportswear secoué de dentelle dans un vrai-faux cocktail surréaliste. Tandis que le tandem new-yorkais Vaquera a eu l’honneur d’ouvrir la Semaine parisienne avec ses mannequins en string et bombers riquiqui.
Rihanna vs Kardashian
Outre les Instagrammeuses, les stars ont fait leur réapparition en front row des défilés. Un vrai job, où il s’agit de surenchérir à coups de silhouettes corporate et toujours propices à un début d’émeute. La preuve en image avec Rihanna enceinte, qui n’a rien à cacher chez Dior, et Kim Kardashian, littéralement scotchée par Balenciaga.
Casting de rêve
Comment se différencier dans ce flot d’images incessant? Tabler sur un casting singulier. Prada rappelle donc ses vétérans Amanda Murphy, Erin O’Connor, Elise Crombez et Hannelore Knuts. On a d’ailleurs revu les deux mannequins belges à Paris, chez Patou pour la première et chez Marine Serre pour la seconde. Des valeurs sûres.
Pendant ce temps à Londres
Vous additionnez le Brexit et la pandémie, et vous comprendrez aisément pourquoi le secteur de la mode britannique, qui employait quelque 890 000 personnes en 2019, a été touché de plein fouet. Le British Fashion Council n’a pas la tâche facile, il le reconnaît. Il a cependant réussi à rassembler 131 créateurs, maisons et labels parés pour la Fashion Week londonienne. Sauf Victoria Beckham et Burberry, qui préfèrent jouer cavaliers seuls et défiler plus tard, le 11 mars. Pour le reste, aux côtés de Simone Rocha, Erdem ou Molly Goddard, on a pu découvrir le travail d’upcycling de l’Irlandaise Robyn Lynch – elle défilait en effet pour la première fois avec sa collection issue des deadstocks de la marque de sport Columbia. Tandis que la jeune créatrice albanaise Nensi Dojaka faisait également ses premiers pas, auréolée du Prix LVMH 2021, avec ses créations inspirées de la lingerie mais architecturées.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici