La revanche de la piquette

Todd Cavallo, le premier à avoir redoré le blason de la piquette. © ALFIE ALCANTARA / WILD ARC

Longtemps perçue comme un vin aigre et de mauvaise qualité, elle fait son grand retour sur la scène gastro-oenologique. Initiée aux Etats-Unis, cette mouvance, qui n’a rien à voir avec le gros rouge qui tache, n’a pas fini de faire parler d’elle.

Petit effort d’imagination. Projetez-vous dans l’un de ces restaurants new-yorkais bondés, où le vin nature coule à flots sur fond de décor panachant briques nues et matières brutes. A la lecture de la carte des réjouissances, des frissons vous remontent le long de la colonne vertébrale. Stéphane Tissot, Françoise Bedel, Partida Creus, Thierry Puzelat, Lise & Bertrand Jousset… vous êtes de l’autre côté de l’Atlantique et il y a là la crème des vignerons qui cheminent loin des sentiers battus oenologiques. Définitivement dans votre élément, vous ouvrez des yeux grands comme des billes pour ne pas perdre une miette des usages locaux. Soudain, vous n’en croyez pas vos oreilles. Sur votre droite, refusant la  » wine list  » d’un geste délicat de la main, un trentenaire bien mis, de ceux qui maîtrisent les codes en cours, demande à la sommelière  » une bouteille de piquette  » en français dans le texte. De la  » piquette  » ? Votre monde s’écroule. Vous pensiez être à l’endroit où ça se passe, là où le contenu des verres surclasse le reste de la planète. Vous déchantez aussi sec, ironisant même, ingrat que vous êtes, sur un pays à l’inculture crasse en matière de raisin. Mauvaise nouvelle pour vous : votre montre retarde et pas qu’un peu. Le petit Européen prétentieux que vous êtes vient de prendre trois années dans la vue. Car ici, aux Etats-Unis, le vigneron Todd Cavallo, de la Wild Arc Farm, a lancé sa première  » piquette  » à base de cépages riesling et traminette, quelques caisses à peine qui sont parties à la vitesse de l’éclair, en 2017.

La couleur pâle de la piquette rappelle que le vin, c'est avant tout du jus de raisin.
La couleur pâle de la piquette rappelle que le vin, c’est avant tout du jus de raisin.© ALFIE ALCANTARA / WILD ARC

L’aventure est celle d’un idéaliste ayant quitté Brooklyn pour la Vallée de l’Hudson afin de mettre sur pied un domaine viticole biodynamique en permaculture socialement responsable. Pour mieux comprendre le phénomène et ses enjeux, autant s’adresser à l’observatrice la plus compétente en la matière, à savoir Pascaline Lepeltier, Meilleur Ouvrier de France et sommelière-associée du bistro-gastro Racines NY à New York. Il suffit de s’entretenir avec cette jeune femme brillante, à la culture oenologique encyclopédique, pour réaliser que la piquette pourrait bien devenir  » la nouvelle poule aux oeufs d’or du vin aux Etats-Unis  » et, pourquoi pas, un horizon passionnant pour le secteur vinicole. Comme beaucoup d’autres, l’intéressée pense même que  » 2020 se présente comme l’année de la piquette « . Et de raconter :  » Une fois que Todd Cavallo s’est installé dans l’Hudson, il s’est mis à vendre ses premières bouteilles de vin nature. Un ami lui a alors montré un passage de The Red and the White : The History of Wine in France and Italy in the Nineteenth Century. Soit un ouvrage écrit par Léo Loubère, un historien américain spécialiste de la viticulture française. Le propos bouleverse Cavallo dans la mesure où l’auteur dissipe un malentendu de taille voulant que la piquette consiste en un mauvais vin alors qu’en réalité, elle possède un sens, un profil organoleptique qui tient la route et une véritable légitimité historique.  » Le tout pour une révélation qui ne sera pas sans conséquence.

C'est à la faveur d'une dérogation que Julien Guillot, à Cruzille, a pu tenter, en France, l'aventure d'un vin élaboré à partir du marc.
C’est à la faveur d’une dérogation que Julien Guillot, à Cruzille, a pu tenter, en France, l’aventure d’un vin élaboré à partir du marc.© SDP

Bonne par nature

Il y a deux siècles, le marché était divisé en deux. Aux acheteurs nantis le vin, aux ouvriers viticoles la piquette. Pour bien réaliser cette segmentation, il faut comprendre la nature même de la piquette. La sommelière précise :  » C’est un produit que l’on fait immédiatement après vendanges. Le principe consiste à réutiliser le marc ( NDLR : c’est-à-dire l’ensemble des résidus, qu’il s’agisse des pellicules, des pépins et éventuellement de la rafle, du raisin que l’on a pressé pour en extraire le jus) pour produire, par adjonction d’eau et fermentations bactériennes, une boisson plus légère en alcool, aux alentours des 7%. La piquette possède un double avantage qui doit interpeller tous les vignerons à l’heure actuelle. C’est d’abord la dimension écologique forte de recyclage de matières premières qu’il faut souligner car habituellement le marc sert, s’il n’est pas distillé mais l’opération est beaucoup plus coûteuse, à être épandu au pied des vignes. Ensuite, il y a un propos démocratique intéressant en ce que le résultat obtenu peut être vendu à un prix inférieur dans la mesure où les coûts de production sont déjà absorbés par le vin réalisé en amont de la piquette.  » Depuis l’illumination de Todd Cavallo, la technique s’est répandue comme une traînée de poudre depuis trois ans au pays de l’oncle Sam et dans les nations de sa sphère d’influence. Pour preuve, des noms prestigieux ont mis la main au robinet, qu’il s’agisse de Pax Mahle et sa  » pikette « , ou encore de la version colombard-chardonnay-chenin imaginée par le très médiatique sommelier, devenu vigneron, Patrick Cappiello. Sans parler, comme l’évoque encore Pascaline Lepeltier, d’une dizaine de producteurs opportunistes des Finger Lakes au Texas, dont Villa Bellangelo Winery, en passant par le domaine Old Westminster du côté du Maryland, voire même par The Lucy Margaux Farm où Anton Van Klopper signe une piquette… australienne.

C'est à la faveur d'une dérogation que Julien Guillot, à Cruzille, a pu tenter, en France, l'aventure d'un vin élaboré à partir du marc.
C’est à la faveur d’une dérogation que Julien Guillot, à Cruzille, a pu tenter, en France, l’aventure d’un vin élaboré à partir du marc.© SDP

Légère en alcool

 » Aujourd’hui, c’est encore un succès de niche parce que les volumes sont peu élevés mais quand on voit l’engouement des consommateurs et la vitesse à laquelle partent les stocks, on est en droit de se dire que la piquette possède un incroyable potentiel « , analyse l’experte. Comment justifier cet engouement dont il semble que nous ne sommes qu’au début ? Pascaline Lepeltier a son idée.  » Il y a beaucoup d’éléments qui expliquent ce succès. Premièrement, il faut inscrire le phénomène dans la foulée de l’intérêt que le pays tout entier porte aux vins nature. On se trouve ici dans le même esprit de flacons axés sur le fruit. Des bouteilles qui rappellent que le vin, c’est du raisin avant d’être de l’alcool élevé en fûts de chêne. Deuxièmement, il y a également le fait que les prix sont peu élevés alors que la cherté des vins est une constante aux US où on se situe, prix professionnels, du côté des 20-30 dollars, là où une piquette fera 10-12 dollars. Enfin, et ce n’est pas négligeable, il y a une tendance lourde vis-à-vis des boissons avec des faibles pourcentages d’alcool. En 2019, pour la première fois depuis vingt ans, un nouveau nectar a infléchi la courbe de consommation du vin, il s’agit du White Claw, un soda peu sucré alcoolisé à 5%. Ce breuvage correspond à une attitude de plus en plus répandue qui consiste à boire sans être assommé. La piquette s’inscrit totalement dans cet esprit « , poursuit la spécialiste. Une dernière raison explique la montée en puissance de cette boisson au blason populaire : le boom des cuisines asiatiques, particulièrement la gastronomie coréenne.  » Les Etats-Unis ont les yeux tournés vers l’Orient, notamment les jeunes entre 20 et 35 ans. On le sait, il y a beaucoup de saveurs d’acide lactique dans ces préparations. Le public qui déguste du kimchi et du kombucha à la pelle est mentalement préparé à accepter les notes liées aux fermentations bactériennes dont résultent les piquettes « , précise la spécialiste.

Old Westminster, autre domaine américain à s'être lancé dans la piquette avec succès.
Old Westminster, autre domaine américain à s’être lancé dans la piquette avec succès.© COURTESY OLD WESTMINSTER WINERY

Interdite à la vente

Sachant que l’Europe n’hésite pas à calquer certains de ses comportements de consommation sur les Etats-Unis, doit-on s’attendre à revoir la piquette partir à l’assaut des bars et des caves ? Hélas, on ne donnera pas de faux espoirs, la réponse est  » non « . Là aussi, un brin d’histoire aide à comprendre l’affaire. Historiquement, ce produit est interdit à la vente. Il s’agit d’une législation française adoptée par l’Europe entière aux alentours de 2013. L’esprit de cette disposition de loi est de protéger le consommateur des éventuelles fraudes, souvenir d’une époque où de petits malins vendaient de la piquette pour du vin en y ajoutant du sucre ou du sirop de sureau. Signe des temps et de sa pertinence, cette boisson obtenue à partir du marc n’a pourtant pas tout à fait disparu du paysage viticole européen. En 2015, un vigneron du Mâconnais, Julien Guillot, du Domaine des Vignes du Maynes, s’est lancé dans l’aventure. Pour ce faire, l’homme s’est appuyé sur le fait qu’il n’est pas interdit de produire de la piquette pour sa consommation personnelle…. Pour la commercialisation, il s’est débrouillé pour obtenir une dérogation. Le résultat ? Des marcs de pinot noir, gamay, chardonnay et gamay petit grain qu’il a retrempés à l’eau de source et pressurés une seconde fois.  » On débouche un flacon de Piquette et on découvre une boisson peu alcoolisée (7%), d’une couleur claire, qui nous fait penser à un sirop de fruits rouges ! « , commente avec gourmandise Anne- Sophie Bonnard du blog La Wine Trotteuse. L’appréciation en dit long sur le talent du vigneron et la qualité de ses raisins car, contrairement à ce que l’on pourrait croire, il est difficile de faire de la piquette. Le risque ? Se retrouver avec des hectolitres de vinaigre. Proposées en Belgique par Matthieu Vellut (Le Vin Naturel), les bouteilles en question se sont vendues comme des petits pains. L’importateur bruxellois est formel :  » C’est une cuvée un peu mythique, les gens en parlent encore, il pourrait en refaire, mais c’était pour lui avant tout un terrain de jeu.  » Peut-on espérer des émules ? Pour cela, il faudrait que les tracasseries administratives soient levées et que les autorités en charge du vin mettent les pieds au XXIe siècle.  » Il est grand temps de faire évoluer notre législation en la matière, constate Pascaline Lepeltier. Les textes de loi sont datés. Cela faisait sens il y a cent ans quand la fraude prenait une proportion dramatique mais aujourd’hui nous sommes dans un monde totalement différent, notamment en termes de traçabilité des produits. Cela demande une énergie folle de faire bouger les lignes. Seuls des vignerons ultramotivés pourront le faire.  »

Pascaline Lepeltier, sommelière hors-pair expatriée à New York.
Pascaline Lepeltier, sommelière hors-pair expatriée à New York.© ERIC MEDSKER

Comment soigner sa frustration ?

Déçu de ne pas pouvoir goûter de la piquette ? Bonne nouvelle, il est possible de trouver un moyen pour s’offrir des sensations comparables. Le plus proche consiste à dénicher les quilles atypiques d’un collectif suédois nommé Fruktstereo. A Bruxelles, des adresses comme la Cave Coop ou La Brasserie de L’Ermitage, notamment dans son bar saint-gillois, proposent ces vins de fruits tout à fait dans l’esprit.  » Je pense par exemple à l’une de leurs cuvées qui panache pomme, prunelle, pinot noir et betterave « , confie Pascaline Lepeltier. Etonnamment, un pan du patrimoine brassicole de la capitale peut également mettre sur la piste de la piquette. Ainsi des bières de fermentation spontanée de chez Cantillon. C’est tout particulièrement vrai pour la  » Saint Lamvinus « , une bière symbolisant le lien qui existe entre le monde du vin et de la bière. Celle-ci est produite à base de merlot, au terme d’une macération d’environ 8 semaines qui permet au Lambic d’extraire tous les tanins du raisin. L’honnêteté recommande de spécifier que cette petite merveille est vendue au compte-gouttes par le brasseur familial anderlechtois. Enfin, on pointera les bières du brasseur jurassien BFM. En particulier la cuvée  » L’Abbaye de Saint Bon-Chien « , une merveille vineuse et acidulée élevée 12 mois en fûts de chêne. Un produit désigné par le prestigieux New York Times comme  » l’une des meilleures bières du monde « … il y a déjà dix ans de cela.

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