La Chine méridionale abrite la plus forte proportion de minorités ethniques de l’empire du Milieu. Au coeur de paysages époustouflants, dans des villages reculés, de nombreuses communautés vivent dans le respect des traditions. Mais la civilisation et le tourisme déboulent à grands pas…

Le Guizhou est la province la plus pauvre de Chine, après le Tibet annexé et tout proche. C’est aussi l’une des plus belles. Son relief accidenté, constitué à 96 % de montagnes, de collines et d’impressionnantes formations karstiques, l’a longtemps tenue isolée des provinces voisines avant que le chemin de fer ne la relie au Yunnan, au Sichuan et au Guangxi. Mais tout change à une vitesse dont cette nation stakhanoviste est coutumière. Routes et autoroutes nivellent chaque jour un peu plus le Guizhou pour en désenclaver les villes et les villages. Ponts, tunnels et viaducs balafrent douloureusement le paysage… tout en le sublimant parfois, avec des ouvrages d’art qui comptent parmi les plus élevés d’Asie, sinon du monde, et qui ouvrent des panoramas rares aux visiteurs – de plus en plus nombreux – qui les empruntent. La civilisation poursuit sa longue marche. Ce sont surtout des Chinois qui affluent. Les Occidentaux restent souvent attirés par les circuits classiques – Pékin et la Grande Muraille, Shanghai et les villes d’eau du delta du Yangtsé, Xi’an et ses guerriers de terre cuite… – ou le Yunnan voisin. A tort. Le Guizhou, ses hameaux et sa campagne offrent une richesse incomparable : celle des minorités ethniques qui la composent. Dongs, Hmongs, Miaos, Yaos, Zhuangs, anciens Hans… Officiellement, la province concentre 37 ethnies sur les 55 reconnues et soutenues par Pékin. En réalité, on en recense plus de 80. La plupart vivent en préservant leurs coutumes, leur folklore, leurs costumes, leurs modes de vie ancestraux. Et leur hospitalité légendaire.  » C’est maintenant qu’il faut venir, insiste Hua’Ey, une jeune citadine venue ouvrir un café zen dans le merveilleux village dong de Zhaoxing. Dans quelques années, le tourisme de masse aura tout perverti.  » Photographe amateur, elle nous montre des images d’enfants qui, il y a encore deux ans, se baignaient dans la rivière qui traverse le bourg, juste sous ses fenêtres. Aujourd’hui, seuls les déchets surnagent dans le courant. L’endroit garde tout son charme. Mais pour combien de temps ?

TERRES ROUGES

Déjà plus envahi par les globe-trotteurs, le Yunnan reste la principale porte d’entrée de cette  » autre Chine « . Posé sur le Vietnam et le Laos à l’extrême sud du territoire, il concentre aussi un grand nombre de minorités : plus d’une cinquantaine officieusement. Mais ici, le développement et l’urbanisation sont tels que la région a déjà perdu une partie de son authenticité, pour ne pas dire de son âme. Nous arrivons via Kunming, capitale de la province, 7 millions d’habitants et des grues de chantier à perte de vue.  » Une ville moyenne à l’échelle du pays « , commente Yen, notre hôte francophile qui dirige une petite agence de voyage locale. Aménagé au XVIIe siècle par un empereur de la dynastie Qing, son parc du Lac d’Emeraude cache une oasis de sérénité au coeur d’une mégapole trépidante. Tradition et modernité. Hommes et femmes, jeunes et vieux s’y concentrent par centaines en petits groupes épars pour chanter, danser, pratiquer le tai chi ou le qi gong (une autre gym traditionnelle), taper la carte ou s’affronter au mah-jong. Souriants, ils vous invitent à partager leur récréation quotidienne. Un accueil chaleureux qui se répétera tout au long de notre voyage à travers trois provinces méridionales.

Mais c’est dans les campagnes que le Yunnan réserve ses plus belles surprises. Au nord-est, la route du Sichuan traverse un paysage unique au monde, l’un des plus beaux spectacles offerts par la nature domptée par l’homme. Heureusement méconnu, car accessible seulement par de petites routes sinueuses et quasi dénué d’infrastructures hôtelières dignes de ce nom (mais une nouvelle route est en construction…). Entre 1800 et 2600 m d’altitude, les Terres Rouges de Luoxiagou tirent leur nom de l’oxyde de fer qui sature le sol érodé et accueillent, du sommet des montagnes jusqu’au fond des canyons, des cultures en terrasse de riz, de patates, de colza, de fleurs, de maïs et d’une multitude d’autres céréales. Des palettes de couleurs dessinent un spectacle enchanteur, exalté par la brume qui joue en permanence à cache-cache avec le soleil, sous un climat humide et subtropical. A l’arrière-plan, trônent les neiges éternelles du mont Jiaozi. Pour en capter toutes les nuances chromatiques, certains photographes y consacrent plusieurs semaines.

CHUTE VERTIGINEUSE

Non loin, le Guizhou dispose d’un même climat. C’est la province  » où le soleil est précieux « , comme l’indique le nom chinois de son chef-lieu Guiyang.  » On dit qu’ici, il ne brille jamais plus de trois jours consécutifs « , précise Yen. Mais on n’y vient pas pour bronzer ! Les touristes chinois se concentrent sur les sites sacrés comme celui des chutes  » de l’arbre aux fruits jaunes  » (Huangguoshu), impressionnant rideau de 74 m de hauteur derrière lequel on accède par un chemin taillé dans la roche. La cascade la plus élevée d’Asie défie la grisaille ambiante d’une ronde de parapluies multicolores. Avec la  » petite forêt de pierre sur l’eau « , le parc adjacent où des pitons rocheux émergent partout de l’onde endormie, l’endroit est encombré mais magique. On marche sur l’eau. On lévite. On ne serait pas étonné de croiser un dragon,  » maître du vent et de la pluie « , selon les croyances locales. Mais la curiosité, c’est nous : on est photographié de toutes parts.

Retour dans les campagnes. L’alternance des terrasses dévalant les montagnes devient plus fascinante à chaque tournant. Dans cette province rurale où les autochtones sont des paysans, chaque village possède ses charmes et son style architectural. Les maisons sont en bois, posées sur des fondations de béton ou sur pilotis, tandis que d’antiques norias assurent l’irrigation. Entre Tang’an, au sommet, et Zhaoxing, en fond de vallée, trois heures de rando à travers les rizières laissent des images inoubliables. Tout comme les ouvrages chers aux Dongs : les  » Ponts du Vent et de la Pluie  » et les  » Tours du Tambour  » aux toitures superposées. Les premiers célèbrent le dragon protecteur, les secondes marquent le territoire d’un clan dans l’enceinte du village. Les vieux et les enfants s’y réunissent à toute heure autour d’un feu, pour y fumer la pipe en bavardant, en jouant à divers jeux ou de leurs instruments… à vent. Une télé trône parfois dans un coin. Ou un portrait de Mao. Le visiteur de passage illumine les visages.

L’ÉPINE DORSALE DU DRAGON

Nous quittons le Guizhou pour entrer au Guangxi, région autonome de la minorité Zhuang, qui abrite encore quantité d’ethnies. Cette province est surtout connue pour la région de Guilin et ses paysages brumeux constellés d’immenses rochers karstiques, qui s’étalent de part et d’autre de la rivière Li. Un magnifique épilogue pour notre voyage. Mais avant, rencontres avec les Zhuangs, les Yaos et leurs femmes, aux costumes richement brodés et dont les cheveux, relevés en savantes couronnes, s’écoulent jusqu’au sol lorsqu’elles les détachent. On en croise beaucoup sur l’un des sites les plus grandioses de cette contrée décidément façonnée pour les cartes postales : celui de Longji, une cascade de collines creusées de rizières dont la succession évoque l’échine d’un gigantesque animal.  » L’épine dorsale du dragon « , l’appellent les Chinois. On y grimpe à pied, on s’y balade des heures ou des jours, de rizières en villages, de vallons en points de vue poétiquement baptisés  » neuf dragons et cinq tigres  » ou  » cinq étoiles avec la lune « . Lorsqu’on s’éveille à l’aube pour les rejoindre avant le lever du jour, il faut se pincer pour s’assurer qu’on ne rêve plus. Les premiers rayons percent la brume matinale pour dessiner lentement des reliefs infinis. Et l’on se sent petit.

PAR PHILIPPE BERKENBAUM

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