LE DAKAR RÊVÉ D’AÏSSA DIONE

Aïssa Dione, dans sa maison de Fann-Mermoz, à Dakar. © ANTOINE TEMPÉ

La capitale intello-arty du Sénégal bouillonne de créativité, mais elle dévoile aussi une myriade de plages et un art de vivre ensoleillé. Séjour en compagnie d’une styliste tisseuse de songes.

« Madame, Madame, c’est vous sur la photo !  » Le vendeur de rue brandit une revue avec ce titre en couverture :  » Les 100 femmes qui comptent en Afrique.  » Au volant de sa voiture, Aïssa Dione sourit au jeune garçon, sans baisser la vitre. Elle n’est pas en avance à son rendez-vous. Quand elle en sort, deux heures plus tard, le soleil brûle, mais le gamin l’attend toujours.  » Il n’est pas formidable ? « , s’amuse-t-elle. A vrai dire, on ne sait qui des deux est le plus formidable. Peintre, designer, styliste, galeriste, chef d’entreprise, Aïssa Dione est une forte personnalité qui fait penser à la  » Grande Royale  » campée par Cheikh Hamidou Kane dans L’Aventure ambiguë, chef-d’oeuvre de la littérature du Sénégal. Elle possède son allure souveraine et sa fermeté suave. C’est d’ailleurs un privilège d’occuper l’une des chambres qu’elle a aménagées pour accueillir des hôtes dans sa villa de style années 30, dans Fann Mermoz sur la corniche ouest, à trois pas seulement de la mer. Aïssa a entièrement conçu le décor, du hall d’entrée où le regard se perd sous les 6 mètres de hauteur sous plafond, en passant par les grandes pièces de réception et leurs sols en terrazzo. Idem pour le mobilier élégant réalisé dans ses ateliers.  » Exceptionnel  » est le mot qui convient pour décrire l’endroit. Le plus fort est que l’on s’y sent chez soi.

Au rez-de-chaussée, c’est aussi un espace galerie d’art. Pendant la Biennale de l’art contemporain africain, il y a quelques mois à peine, Aïssa Dione exposait neuf artistes internationaux. Elle repéra, à leurs débuts, le designer Balla Sidibé et des pointures telles que Soly Cissé, Camara Gueye, Serigne Mbaye Camara, dont la cote ne cesse de grimper. Son oeil pèse dans la balance.  » J’ai ouvert une galerie en 1996 pendant la biennale Dak’Art pour combler un manque. En effet, j’ai dû cesser de peindre quand j’ai fondé Aïssa Dione Tissus (ADT). Un choix que je ne regrette pas. Ici, l’économie fonctionne mieux avec une fenêtre artistique. L’Afrique n’est pas l’Asie. On ne peut pas y faire de profit de masse, on doit miser sur la qualité.  »

A son côté, on découvre un Dakar authentique et créatif.  » Les artisans du Sénégal savent tout faire de leurs mains « , ajoute-elle, évoquant la mode spectaculaire du créateur Doulsy. Hormis son showroom dans le quartier de Ouakam, les ateliers préférés d’Aïssa sont ceux du village artisanal de Soumbédioune. L’un fabrique des perles d’ébène, l’autre fait du gainage de cuir, celui-ci vend de splendides nattes mauritaniennes. Sur le trottoir d’en face, le génial designer Ousmane Mbaye présente son mobilier de métal et d’émail coloré mi-froid, mi-brûlant. Retour au coeur de la ville, dans les encombrements de la mi-journée. C’est l’occasion de savourer l’abondance des couleurs, des sons, des odeurs. Les taxis jaune et noir, les cars rapides bariolés, les charrettes à chevaux et les petits commerçants à la sauvette : vendeurs de passereaux, d’arachides, cordonniers, coiffeurs, mécaniciens.  » Visuellement, la ville est très stimulante « , raconte Antoine Tempé, photographe franco-américain qui nous accompagne. Il souhaiterait tous les photographier façon Avedon dans l’Ouest américain pour son projet intitulé Waa Dakar (gens de Dakar). La rue, terrain de chasse de sa génération, est aussi un laboratoire pour son confrère Omar Victor Diop, fan de tissus wax, rencontré chez lui à Ngor, sur la pointe des Almadies.  » Je trouve mes pagnes à Colobane, le plus grand marché aux puces de l’Afrique de l’Ouest. Le visage de Dakar me touche. C’est une ville métisse et sans complexes.  » Même son de cloche chez le Burkinabé Siaka S. Traoré. C’est ici même qu’il a trouvé son style, façonné par les danses urbaines, hip-hop, house… Ses images en capturent l’énergie, l’urgence de vivre.

Aïssa Dione est arrivée à Dakar à 20 ans pour retrouver son père, le champion de boxe Idrissa Dione. Elle n’en est jamais repartie. Elle est alors une jeune fille  » un peu révolutionnaire « , en quête d’idéal. Nous sommes en 1975, Dakar vit un âge d’or. Le premier Festival mondial des arts nègres, en 1966, a marqué les esprits. Senghor, ce président poète, répand la manne de la culture. Il conçoit un village artisanal, édifie le théâtre Daniel Sorano, le Musée dynamique. La ville devient la capitale intellectuelle de l’Afrique de l’Ouest. Entourée de poètes et d’artistes, Aïssa peint – des batiks surtout – qui établissent sa renommée. Elle habite une maison sur l’île de Gorée, où elle mène une vie de bohème, entre les jeux des enfants (un garçon naît, puis trois filles), les heures patientes devant ses toiles, le va-et-vient des chaloupes qui la mènent à Dakar et qui se mêlent au bouillonnement créatif : on la verra sur le tournage du film Hyènes, du cinéaste culte Djibril Diop Mambéty.

C’est le goût du beau, l’admiration pour les savoir-faire traditionnels du Sénégal, dont le précieux tissu manjak, qui l’incitent à fonder une entreprise de textile et de décoration. Aïssa Dione adapte ce trésor du patrimoine à la modernité. Aujourd’hui, sa clientèle s’étend de la maison Hermès à Jacques Grange, de Peter Marino à Rose Tarlow aux Etats-Unis, du restaurant Thoumieux au Café de l’Esplanade, à Paris, et, tout dernièrement, à Christian Louboutin. Il y a un aspect politique dans sa démarche orientée vers la transformation des matières premières. Forte de son succès, la créatrice milite pour un développement soft, mais industriel, au Sénégal. Une voie novatrice, proche des mots du brillant Felwine Sarr, auteur d’Afrotopia (Philippe Rey), un essai percutant.

 » Le futur, ça se rêve, ça s’imagine, le futur en Afrique n’est pas soumis à des injonctions élaborées ailleurs.  » Et la ville se prête d’ailleurs au rêve. Dakar est une presqu’île entièrement tournée vers la mer. Elle borde la vue sur les trajets, qui empruntent souvent des corniches. Soir et matin, des hommes courent en pelotons. Les équipements sportifs aux couleurs vives s’alignent en file indienne. On joue au foot, on se délasse du stress au bord de l’eau. La Mer à table, le restaurant préféré d’Aïssa, plante ses chaises dans le sable face à un spot de surf. C’est là qu’elle retrouve sa tribu. Nul ne manque l’apéro salsa entre 17 et 20 heures, les premiers dimanches du mois. Ses goûts sont iconoclastes, elle aime les  » endroits les plus chics  » : le très trendy hôtel Djoloff avec son cachet arty ; le restaurant de l’Institut culturel français, avec ses petites tables drapées de wax et son délicieux poisson au four ; le luxueux Radisson, repaire de l’élite sénégalaise et son long bassin de nage ; l’hôtel des Amaldies, futur Sheraton, son sable fin comme en Floride, ses nuits dansantes pour la jeunesse dorée. Mais elle adore aussi les maquis populaires, exubérants et désuets. Le Séoul II, ou le Relais, tables bruyantes à touche-touche, où les grillades enfument l’atmosphère. Et quand vient le désir de s’évader du monde, Aïssa embarque sur une pirogue pour l’île de Ngor. Chez Seck, les vaguelettes vert bleuté redonnent vie aux meilleures langoustes de l’Atlantique. Des jeunes filles arpentent la plage en petites bandes, dans leurs pagnes de wax serrés à la taille.  » On est vraiment au Sénégal. « 

PAR VIOLAINE BINET / PHOTOS : ANTOINE TEMPÉ

ABONDANCE DE SONS, D’ODEURS, DE COULEURS…  » LA VILLE EST TRÈS STIMULANTE.  »

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