Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Depuis quelque temps, une french connection de la cuisine et du vin agite Bruxelles. Portrait de famille de ces Français qui ont chamboulé notre vision de la gastronomie.

« Ils s’appelaient Bébert l’Enjôleur, Jean le Frisé, Maurice des Belles Japonaises ou Dédé les Diam… On les surnommait les Apaches. Au tournant du siècle précédent, ils terrorisaient Paris en suivant la même loi, celle du milieu, cruelle et non écrite  » (1). Près de 100 ans plus tard, une autre bande de Français sévit, à Bruxelles cette fois. Que fait la police ? Si ses membres ne sont plus nippés blouse bleue et casquette, il reste un point commun avec les marlous d’antan : ils s’y entendent comme pas deux pour jouer du couteau. Qu’on se rassure, plus question de trancher le lard du bourgeois égaré ou du cave malchanceux, désormais les fines lames ne pénètrent plus que les chairs délicates des poissons précieux et des viandes persillées. Pour rire, on pourrait s’amuser à leur trouver des surnoms façon Fifi les Pieds Bleus, Max l’Andouillette, Mathieu les Belles Miches, Titi du Tournant ou Lolo la Vineuse. Plus sérieusement, ce gang on ne peut plus pacifique a fait faire un grand pas à la restauration bruxelloise. À coups d’enseignes phares, de vins atypiques et de produits exhumés des terroirs, ces frenchies aux papilles acérées ont contribué à ce que la capitale ne s’endorme pas sur ses feuilles de laurier.

LE PARRAIN ET LE DEALER

Figurant parmi les premiers arrivés, Philippe Emanuelli pourrait endosser le rôle tutélaire du parrain. À l’origine du Café des Spores – un concept unique de bistro dédié au champignon -, ce Breton de 42 ans ne s’est pas privé de secouer le cocotier de la restauration bruxelloise. Sommelier formé par Eric Beaumard au George V, à Paris, il est l’un des précurseurs d’une gastronomie décontractée. Avant les autres, il a choisi d’évoluer dans un cadre simplifié alors qu’avec un tel pedigree, il aurait pu se la dorer sur tranche entre nappes amidonnées et cloches en argent. On lui doit quelques coups d’éclat iconoclastes – comme d’avoir mis à la carte de son restaurant des sardines millésimées servies à même la boîte – et des créations qui hantent encore la mémoire des gastronomes – entre autres une fameuse crème brûlée au foie gras et cèpes. Emanuelli a aussi marqué les esprits en imaginant Le Marché des Spores, un avatar street food de son restaurant qui a longtemps scandé le marché du lundi après-midi de la place Van Meenen à Saint-Gilles. Sans oublier le projet El Camion, un véhicule retapé des années 70 – fuselé comme un drôle de suppositoire – qui squattait tous les vendredis sur la place communale de Genval. Au menu de celui-ci ? Des tapas préparées live et des vins de pays décomplexés. Désormais auteur d’une somme sur les champignons d’un genre nouveau – à paraître en septembre prochain chez Marabout -, Philippe Emanuelli est un peu la mémoire de cette diaspora. Il se souvient de 1995, année où il est arrivé.  » J’ai encore la bande-son en tête. L’album Dummy de Portishead venait de sortir et St Germain signait son électro-jazz chez Pias. Bruxelles à l’époque était en pleine movida. Entre autres grâce au sommelier Eric Boschman qui officiait au Pain et le Vin dans une ambiance rock’n’roll. On découvrait les vins du monde. J’étais ébloui par le potentiel de la ville qui, dans la foulée de Londres mais au contraire de Paris, me semblait riche de possibilités inouïes.  »

Une autre figure centrale du gang des Français est Jean-Philippe Rougier, ancien banquier reconverti : il est en charge de la question de l’approvisionnement. Par le biais de sa société L’Art et le Goût, Jean-Phi les Bons Tuyaux est en prise directe sur les terroirs de France. Pas question pour ce Parisien de 35 ans, débarqué en 2001, de passer par Rungis, il négocie en droite ligne avec les producteurs. Fin gourmet, il fournit la Belgique en beurres d’exception. Pour cela, il possède dans son escarcelle deux signatures reconnues du produit laitier : le Nantais Pascal Beillevaire, spécialiste du lait cru, et Jean-Yves Bordier, fondu malouin de beurre déclinant une gamme étonnante, riche de créations au yuzu ou au piment d’Espelette. Mais Rougier ne tâte pas que l’argent du beurre, il trempe également dans le poisson sauvage qu’il traque tant à Noirmoutier qu’à Saint-Jean-de-Luz.  » Au départ, j’importais uniquement du turbot, de la sole ou du bar. J’ai envie de dire que ce sont les classiques de la table belge. Avec le temps, j’ai étoffé mon offre grâce à une série de restaurateurs français avides de travailler d’autres produits. Aujourd’hui, j’ai une demande importante pour du merlu, du maigre ou du lieu jaune. Sous l’impulsion de chefs français bien cotés, les restaurateurs bruxellois ont suivi. Pour le moment, je m’emploie à faire connaître la féra du lac Léman, un poisson mis au goût du jour en France par Marc Veyrat.  » Il y a peu, Jean-Philippe Rougier s’est ouvert au grand public par le biais d’Art(y)shock, une épicerie fine en forme de vitrine qui reprend une partie des pépites qu’il défend – foie gras de Félix, glaces Berthillon, confitures Tea Together… – ainsi que des plats préparés par Jean-Philippe Bruneau.

LE CLAN PAIN ET VIN (NATURE)

À l’intérieur du gang des Français, on peut distinguer deux clans. Le premier s’articule autour de deux produits sacrés de la gastronomie française : le pain et le vin. Pour ce qui est du pain, c’est un jeune Normand de 25 ans qui s’en charge, Mathieu Geslan. îuvrant au Fournil de Saint-Aulaye, ce boulanger a les mains dans le pétrin depuis ses 15 ans. Véritablement habité par la mie, ce Compagnon du Devoir signe des miches imparables à base de levain et de farines biologiques. Chaque jour, il propose un pain différent, mettant ainsi d’autres céréales à l’honneur : sarrasin, quinoa, petit épeautre, kamut… Ce qui le distingue ?  » Je refuse d’utiliser des améliorants, ce que la plupart des boulangers belges et même français ne manquent pas de faire. Du coup, j’obtiens un produit qui a du goût et de la mâche. C’est également un pain qui se conserve une semaine entière, du moins si, comme il se doit, on le coupe au couteau au fur et à mesure de sa consommation.  » En peu de temps, Geslan est devenu un pion incontournable du milieu français au point qu’un restaurateur comme Nicolas Darnauguilhem ( lire plus bas) ajuste ses vacances sur celles de la boulangerie de la rue Américaine, à Ixelles.

S’il y a bien un produit derrière lequel on s’attend à trouver des Français, c’est le vin. La surprise vient du fait que cette nouvelle génération venue de l’Hexagone défend une image non conventionnelle du jus de la treille. Plutôt que de bombarder les Bruxellois des sempiternels bordeaux et autres bourgognes gravés dans le marbre, elle joue la carte des appellations méconnues et du vin nature. C’est le cas de Baptiste Lardeux et de Philippe Mesnier, du Tournant. Venus de Loire et issus du milieu associatif, ils ont fait de leur restaurant  » un camp de base pour faire vivre leurs passions, à savoir la cuisine, le vin nature mais aussi la politique, le cinéma et la musique « . L’approche du vin s’y veut à rebours des pratiques habituelles de type industriel, basées sur la rentabilité. Au Tournant, outre d’excellentes préparations ligériennes et des spécialités exotiques – ceviche, stifado… -, on boit  » résistant  » à travers des vins non formatés qui revendiquent un lien avec le sol qui les porte. Petit scoop, le tandem du Tournant s’apprête, en septembre prochain, à ouvrir une seconde adresse, un bar à vins nature riche d’un assortiment inédit à Bruxelles doublé d’une épicerie fine. Le tout pour un endroit qui portera le nom de Titulus Pictus.

Même esprit pour Guillaume Joubin et Maxime Herbert du Bistro de la Poste, autre duo français emblématique de ce renouveau. Aux vins nature du premier – ancien sommelier de l’Elysée sous le second mandat de Jacques Chirac – correspond la cuisine simple dédiée aux produits de saison du deuxième. Herbert précise :  » C’est le modèle français qui m’inspire, celui de ces bistros sans façon où l’on prépare des plats justes et juteux. Je restitue cette ambiance à travers une ardoise qui me donne beaucoup plus de souplesse que si je travaillais avec une carte. Cela dit, je fais quelques compromis, je propose par exemple un plat de pâtes, ce que je ne ferais pas si j’étais en France. « 

On mentionnera aussi le travail d’Héloïse Pagnon, jolie Normande de 29 ans, qui a pris fait et cause pour cette mouvance à travers la Boîte des Pinards, importateur historique du nature en Belgique. Hors venue du vin, elle parle des vignerons naturels comme autant  » d’auteurs qui sont une bouffée d’air pur dans un monde où le goût est trop souvent uniformisé « .

LE CLAN DES BISTRONOMES

L’autre clan qui compose le gang des Français est celui des bistronomes. La bistronomie étant ce que l’Hexagone a fait de mieux ces dernières années dans sa contribution à l’évolution du goût du jour. Pour rappel, il s’agit d’une mouvance initiée par des chefs formés dans les plus grandes maisons qui, une fois à leur compte, entendent réconcilier convivialité bistrotière et cuisine de haut vol. Il s’agit à proprement parler d’un phénomène de démocratisation de la gastronomie. À Paris, des chefs comme Yves Camdeborde ou Stéphane Jego en sont les hérauts. Il fallait forcément que des éclaireurs répandent cette bonne parole gourmande à Bruxelles. À quelques mois d’intervalle, deux sentinelles bistronomes s’y sont installées.

Nicolas Scheidt, Alsacien de 33 ans passé par Londres et Paris, a repris les fourneaux de La Buvette en octobre dernier. Son menu 5 services à 35 euros fait courir toute la ville. Il faut dire que ce chef qui a appris le métier sur le tas – notamment au Fifteen de Jamie Oliver – possède une approche unique, entre terroir et cosmopolitisme, qui culmine dans des plats comme des encornets à la crème de pommes de terre ou des filets de rouget barbet fregola – des petites pâtes sardes – et galanga.  » Je suis très marqué par l’Alsace, région dans laquelle il y a une véritable obsession de la nourriture. On dit d’elle qu’il s’agit d’une synthèse entre la qualité française et la quantité allemande. « 

Nicolas Darnauguilhem du Neptune. Ce Savoyard – passé entre autres chez Laurence Salomon à Annecy – travaille sur le principe d’un menu unique à 36 euros qui change chaque semaine. Seul dans son petit restaurant ponctué de photos du plasticien Cyril Vandenbeusch, il sert des plats tels que des coques juste pochées dans un court-bouillon de cerfeuil et de livèche lentilles béluga ou une cane semi-sauvage de chez Paul Renard rôtie au sirop de riz pommes de terre écrasées et asperges des Landes. Autre particularité, ce chef qui est un dégustateur hors pair – ayant été initié par un grand maître, il n’a longtemps bu que du thé – ne sert dans son restaurant que du vin nature, seule boisson selon lui à proposer des harmonies intéressantes avec la nourriture.

LES PETITS NOUVEAUX

Dernière adresse de cette constellation, le CO2 dans le quartier du Châtelain fait valoir une approche différente. Plus conceptuel, ce restaurant qui se présente sous la forme d’un lieu à vivre tout au long de la journée se loge à l’intérieur d’une ancienne concession Peugeot. Parmi l’équipe en place, on trouve deux Français à des postes clés. Au mur, impossible de l’ignorer avec un tableau qui joue les GPS – on apprend que l’on se trouve à 1 178 km de Saint-Tropez et à 1 089 km de Biarritz – et qui livre des suggestions qui en disent long telles qu’une ventrèche de chez Pierre Oteiza, producteur basque ultraprisé. Olivier Lacroix est l’un des deux associés. Ce professionnel de la restauration est passé par la Palme d’or de l’Hôtel Martinez de Cannes mais aussi par l’Atelier de Joël Robuchon à Paris. En cuisine, on trouve Fabrice Rocheteau. Ce Nantais de 40 ans maîtrise joliment les contours d’une cuisine méridionale. En guise de conclusion, il livre ses impressions sur ce qui, selon lui, diffère entre la Belgique et la France en matière de gastronomie.  » En France, les métiers de bouche sont souvent une vocation, un aboutissement. En Belgique, trop souvent pour les jeunes qui se lancent, c’est un deuxième, voire un troisième choix…  » Sans doute la raison pour laquelle Bruxelles n’a pas encore fini de tendre ses bras aux Français.

(1) Passage inspiré par Paris Gangster, Mecs, macs et micmacs du milieu parisien, Parigramme.

Carnet d’adresses en page 64.

MICHEL VERLINDEN

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content