Le marché des invincibles

Un groupe de politiciens se prosterne aux pieds des Imas pour leur demander leur bénédiction. © MATILDE GATTONI

Dans le nord-est de l’Inde, au coeur du petit Etat de Manipur, les pères ne sont rien sans les  » mères « , ces femmes qui possèdent leur propre zone de commerce et influencent la politique de la région. Un reportage aussi éclairant qu’interpellant.

Imphal, en Inde. Alors que les premiers rayons de soleil s’installent sur la capitale de l’Etat reculé du Manipur, le  » marché des mères  » est déjà enveloppé d’une multitude de couleurs et de parfums épicés. Dans les étals de poisson résonnent les voix aiguës des femmes au foyer qui attendent leur tour pour s’accaparer de succulentes carpes dorées en provenance du lac Loktak, tandis que les premiers acheteurs, à l’affût des meilleurs produits du jour, se promènent dans des allées regorgeant de fruits et légumes.

A quelques mètres, des femmes âgées sont assises en silence parmi les poteries et paniers en paille, attendant les clients. Les vendeuses les plus entreprenantes lancent des blagues pour attirer l’attention et offrent des poignées de bonbons et de riz soufflé aux passants. D’autres bavardent avec leurs consoeurs, ou profitent d’une petite pause pour déguster un bol de riz cuit à la vapeur et du poisson frit, ou d’une sieste bien méritée. Avant de déballer leurs marchandises, elles passent rapidement par le sanctuaire d’Ima Imoinu, déesse de la richesse et des affaires, et principale protectrice du marché, pour y laisser des offres propitiatoires.

Un marché sans hommes

Situé au centre de cette ville paisible, à la frontière avec le Myanmar, l’Ima Keithel (ou  » marché des mères  » en langue locale meitei) est le plus grand marché du monde exclusivement géré par des femmes. Environ 10 000 d’entre elles y vendent chaque jour nourriture, textiles, couteaux artisanaux, jouets ou objets de culte. L’endroit est formé de trois halles adjacentes aux toitures en forme de pagode avec, à l’intérieur, de longues rangées de béton surélevées. Chaque vendeuse possède un stand, transmis de génération en génération – les successeurs sont choisis parmi les soeurs, filles ou belles-filles. Hormis quelques porteurs qui véhiculent les marchandises, les hommes ne sont pas autorisés à bosser ici.  » Cela a toujours été le cas. Nous ne nous sentirions pas à l’aise si des hommes rôdaient par là « , explique Lalita Soibam, 70 ans, une poissonnière présente depuis trente-cinq ans.  » Nous pouvons parler de questions familiales intimes, des affaires ou bien d’amies que nous n’avons pas vues depuis des années. Nous ne parlerions pas aussi ouvertement à la maison « , ajoute Victoria Oibam, 48 ans, devant son étal de bananes.

‘Ici, nous pouvons parler des questions familiales intimes. Nous ne parlerions pas si ouvertement à la maison.’

Ce marché unique au monde symbolise le pouvoir extraordinaire dont bénéficient les femmes locales. Battantes et courageuses, les Imas ont réussi à protéger leurs enfants et leurs maris pendant des siècles de guerre et de violence, dans l’un des coins les plus instables de l’Inde. Leur situation contraste avec celle du reste du pays, où une série de féminicides a mis en évidence leur précarité dans la société.

La montée en puissance des Imas coïncide avec la création du marché au XVIe siècle. A l’époque, Manipur était encore une société féodale et militaire, et les hommes étaient souvent en corvée ou en guerre contre la Birmanie. Les femmes, livrées à elles-mêmes, devaient s’occuper de tout le reste : ménage, enfants, champs et commerce. Grâce à la position stratégique d’Imphal dans le centre de l’Etat, ce qui avait commencé comme un marché de fortune pour troquer le surplus alimentaire est lentement devenu le coeur économique de la région, renforçant le pouvoir des femmes.  » Le marché est devenu une sorte de Parlement populaire, où les marchandises et les informations de l’ensemble de Manipur se rassemblaient et se partageaient. C’est aussi ici que les dynamiques politiques, sociales et culturelles s’unissaient « , décrit Ch. Priyoranjan Singh, professeur au département d’économie de l’université locale.

Une
Une  » mère  » septuagénaire, devant son étal de linge de maison. Elle subvient aux besoins de toute sa famille.© MATILDE GATTONI

Rebelles et influentes

Le marché et ses mères ont joué un rôle fondamental dans la construction de l’identité moderne de Manipur. En 1904, les Imas ont été les premières à se rebeller contre les Britanniques, s’opposant à la coercition de leurs maris pour la reconstruction d’un bungalow incendié. Les femmes ont fermé le marché pendant une semaine, entraînant 5 000 personnes dans les rues et forçant l’administration coloniale à faire marche arrière. En 1939, révoltées par la politique britannique d’exportation de riz local vers d’autres régions de l’Inde, elles affrontent à nouveau l’armée à mains nues, risquant jusqu’à l’emprisonnement. L’Anishuba Nupilan (ou  » deuxième guerre des femmes « ) est devenu l’un des moments les plus marquants de l’histoire de Manipur : il est commémoré chaque 12 décembre dans un mémorial dédié.

Aujourd’hui, l’activisme est bien vivace. Par une matinée d’hiver ensoleillée, un groupe de politiciens en route vers Delhi fait étape au marché pour prendre la bénédiction des mères. L’Ima Keithel se mobilise et en l’espace de quelques minutes, toutes les vendeuses ferment leurs étals, se regroupent et s’assoient à même le sol devant l’entrée pour écouter les représentants. A la fin du discours, les politiciens se prosternent aux pieds des mères qui, soudain, se lèvent, les poings au ciel, et se mettent à crier leur soutien à la délégation.  » Nous nous imprégnions de l’esprit de nos mères, car toutes les actions démarrent à l’Ima Keithel « , lance un politicien sous les cris de joie.

Akoijam Kalpana Chanu, 34 ans, est la première vendeuse célibataire du marché, habituellement réservé aux dames mariées. Son salaire : 300 roupies par jour, soit un peu moins de 4 euros.
Akoijam Kalpana Chanu, 34 ans, est la première vendeuse célibataire du marché, habituellement réservé aux dames mariées. Son salaire : 300 roupies par jour, soit un peu moins de 4 euros.© MATILDE GATTONI

Une demi-heure plus tard, le calme est de retour et les stands reprennent leurs activités. Les vendeuses de textile, vêtues de phanek colorés, sont assises derrière des piles de chemises et de châles, revendiquant la qualité de leurs tissus. Parmi elles, Kalpana Chanu Akoijam, une trentenaire pleine d’entrain qui a commencé à travailler au marché il y a dix ans. L’Ima Keithel est traditionnellement réservé aux vendeuses mariées d’âge moyen, et Akoijam a été la première célibataire admise. Elle gère actuellement un stand de textiles en gros appartenant à une femme plus âgée. Bien qu’elle admette se faire parfois taquiner par les autres, elle n’est pas prête à renoncer à sa liberté pour un homme :  » Je suis fière d’être économiquement indépendante et si je me marie, je ne demanderai pas un sou à mon conjoint. « 

Poissonnière sur le marché depuis 35 ans, Soibam Lalita confie :
Poissonnière sur le marché depuis 35 ans, Soibam Lalita confie :  » Nous ne nous sentirions pas à l’aise si des hommes rôdaient par ici. « © MATILDE GATTONI

Un trésor à protéger

Au cours des dernières décennies, le gouvernement a tenté plusieurs fois de fermer l’Ima Keithel pour le remplacer par des supermarchés ou des banques. Mais il a échoué face à l’opposition des mères, qui ont lancé des grèves de plusieurs semaines, paralysant l’économie de tout l’Etat. Quand les autorités ont proposé une restructuration des bâtiments du marché en 2005, elles ont dormi là deux ans et demi pour éviter d’éventuelles occupations.  » Nous étions ici jour et nuit, nous vendions nos marchandises, cuisinions et dormions ensemble, évoque Radhesana Rajkumari, 70 ans, vendeuse de textiles et présidente d’une des organisations féminines qui dirigent le marché. Pendant ce temps, mon fils et mon frère sont morts, mais je ne suis pas allée aux funérailles. Le plus important était de sauver le marché.  »

Grâce à leurs revenus, de nombreuses vendeuses ont pu subvenir aux besoins de leurs familles. Sanghai Okram, une septuagénaire analphabète, à la voix frêle qui vend du linge de maison, a réussi à envoyer tous ses enfants à l’école et à couvrir les frais de santé de son mari. Okram soutient également les études d’ingénierie de son petit-fils à Delhi.  » J’espère juste qu’il pourra décrocher un bon emploi. Ce n’est qu’alors que je commencerai à penser à la retraite « , sourit-elle.

 » De nombreux médecins et ingénieurs doivent leur carrière à ces femmes « , explique Nomita Khongbamtabam, journaliste renommée d’Imphal. Malgré leur âge avancé et leurs origines modestes, elles dégagent une aura magnétique, un mélange unique de résolution, de confiance et d’esprit combatif propre aux gens qui ont grandi dans un environnement difficile. Suite à l’indépendance de l’Inde et à l’inclusion du Manipur dans l’Union indienne, l’Etat du nord-est a été entaché par une guerre qui a duré des décennies entre les forces armées indiennes et plusieurs groupes d’insurgés qui réclamaient l’indépendance. Lorsque les civils étaient victimes de violences, c’étaient les mères qui réclamaient des comptes au gouvernement.

Porteuses de flambeau

En 2004, une jeune militante a été arrêtée par les forces paramilitaires et a été retrouvée morte, violée et mutilée. Durant la manifestation la plus inattendue que le Manipur ait jamais vue, douze Imas se sont présentées devant la caserne, nues, scandant :  » Armée indienne, viole-nous aussi.  » Abasourdies par ce courage, les autorités indiennes ont expulsé les paramilitaires du centre et levé l’état d’urgence imposé à Imphal depuis 1958.

Avec le temps, les relations entre les Imas et la police se sont améliorées.  » Je suis en contact avec elles, explique K. Chandrashekhar Singh, l’officier responsable du commissariat de police. Elles nous ont souvent fourni des informations sensibles sur les événements du marché qui nous ont permis d’éviter des délits ou de résoudre des enquêtes.  » Leur association, nommée meira paibi ( » femmes porteuses de flambeau « ), patrouille la nuit afin d’endiguer la consommation de drogues et d’alcool… et les abus domestiques qui en découlent. Elle joue un rôle majeur dans le maintien des communautés, grâce à des campagnes de sensibilisation.

Après des décennies d’instabilité, le Manipur commence enfin à souffler. Les activités militaires ont diminué, permettant un afflux de touristes dans cette région séduisante. L’Ima Keithel en est l’une des principales attractions et le gouvernement local commence à apprécier le rôle fondamental que ce lieu peut jouer dans la promotion auprès du monde externe.  » C’est un marché pour les femmes, et je veux qu’il reste tel qu’il est. Son caractère unique doit être préservé « , déclare le gouverneur Najma Heptulla.

Alors que le soleil se couche sur la vallée d’Imphal, les Imas commencent à emballer leurs marchandises dans des caisses avant de rentrer. Des centaines de bougies ont été placées le long des marches d’entrée du bazar, à l’occasion d’une manifestation pacifique contre le gouvernement central. Elles brûleront toute la nuit, enveloppant la ville dans l’étreinte rassurante et protectrice de ses mères.

En pratique

Se renseigner

Depuis son union avec l’Inde en 1949, le Manipur est touché par une rébellion à basse intensité entre plusieurs groupes indépendantistes et l’armée indienne. Mais le niveau de sécurité s’est nettement amélioré ces dernières années, et les étrangers n’ont plus besoin d’obtenir un permis spécial pour y venir. Pour toute info : manipur.gov.in

Y aller

En temps  » normal « , il faut se rendre à New Delhi ou Calcutta. Ensuite, on trouve des vols quotidiens vers Imphal.

Religion

L’hindouisme et le christianisme sont les religions principales, suivies par l’islam et le sanamahisme – le culte animiste traditionnel.

Période idéale

Le climat y est agréable toute l’année, avec des maxima de 32 °C. La saison des pluies va de juillet à septembre.

Se loger

The Sangai Continental. Meilleur établissement d’Imphal, ce boutique-hôtel est situé en plein centre, à quelques centaines de mètres de l’Ima Keithel, et dispose d’un excellent restaurant. 45 euros la nuit en chambre double.

Attention

La consommation d’alcool est interdite au Manipur. La société étant plutôt traditionnelle, soyez respectueux, surtout en vous adressant aux femmes locales.

À voir

– Le Loktak est le plus grand lac d’eau douce de l’Inde du nord-est et l’une des principales attractions du Manipur. Situé à 45 km d’Imphal, il est habité par des communautés qui vivent dans des maisons flottantes.

– Le Keibul Lamjao, qui se trouve à proximité du Loktak, est le seul parc naturel flottant au monde. Il est peuplé par le sangai – ou cerf d’Eld -, animal emblématique du Manipur et en voie de disparition. Les deux destinations sont idéales pour une excursion journalière.

Tôt le matin, les femmes au foyer se mettent à arpenter le marché en quête de produits frais.
Tôt le matin, les femmes au foyer se mettent à arpenter le marché en quête de produits frais.© MATILDE GATTONI

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