Les fleurs ne mentent pas

© KAREL DUERINCKX

Nos pages sont ravies d’accueillir les humeurs poétiques de Lisette Lombé, autrice, slameuse, prof d’écriture et militante citoyenne qui place l’humain au coeur de son art. Que ce soit à travers les livres ou la scène, cette Belge sans frontières se promène avec engagement sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses.

Elle me tend un bouquet de fleurs sauvages. Elle dit que c’est pour moi, que c’est cadeau parce que je suis une belle personne. Je ne connais pas cette femme. J’attends mon bus. Elle ne porte pas de masque. Tout ceux qui attendent le bus portent un masque. Avant le confinement, j’aurais accepté ses fleurs avec joie, j’y aurais vu un signe de quelque chose, que la générosité résiste aux assauts de l’accaparement à tout prix, que la gentillesse peut se croiser à n’importe quel coin de rue. Tout est nourriture pour une poétesse. C’est comme si la beauté et la bonté nous tendaient des traquenards quotidiennement. Mais là, je ne me sens plus éponge du monde pour un sou. Je vois une femme qui ne porte pas de masque, je vois une bouche qui crachote des propos décousus, je vois une barbiche qui me file des frissons, des ongles sales et des fleurs défraîchies. Je ne m’aime pas avec ce regard-là. Je ne m’aime pas lorsque je prétexte des mesures sanitaires pour justifier un mouvement de fucking répulsion. Je déteste cette crispation des épaules, ce recul de tout le corps, cette méfiance dans l’oeil. Je déteste ce que je suis en train de devenir depuis le confinement. Et je déteste que ma réaction entraîne une réaction en chaîne à cet arrêt. Jamais retard de bus ne m’a semblé si irrespirable. Je me dis que si j’accepte les fleurs de cette femme, elle me lâchera la grappe alors j’accepte ses fleurs mais elle reste plantée devant moi. Elle répète que je suis une belle personne. Elle est là pour que je comprenne ça, pour que je ne l’oublie plus. Elle vient en messagère. On lui dit de me dire que mes blessures vont cicatriser et que mes doutes vont s’estomper. On lui dit de me dire que faire le deuil d’un grand amour prend énormément de temps mais que ça va aller. On lui dit de me dire que des milliers et des milliers de personnes tristes reçoivent le même message que moi en ce moment. Je dois répéter que ça va aller et elle pourra partir, être libérée de sa mission. Elle a d’autres chats à fouetter ! Elle a des enfants ! Elle n’a pas que ça à faire de sa journée ! Je dois répéter que ça va aller. Répéter. Répéter. Un son est sorti de ma bouche, une voix a parlé pour moi, une voix a répété que ça allait aller. Mon bus finit par arriver. Avec la pression du nombre, avec le vacarme du moteur, avec la moiteur insoutenable. Un homme me dit qu’il était à deux doigts de s’interposer pour que cette femme cesse de m’importuner. D’après lui, le confinement a rendu les barges encore plus dingues. Il me conseille de me débarrasser des fleurs parce qu’elles sont peut-être empoisonnées. Je ne parviens pas à lui répondre. On dirait que ma voix est restée dans la rue. On dirait que mon corps est resté sur le trottoir. Je ne sais pas pourquoi mais je repense, tout à coup, à cette autre femme qui prétendait, elle aussi, être une messagère. C’était l’année passée, à un festival, plus précisément à un moment de divination poétique au coeur du festival. Une table. Une chaise vide. Je passe devant plusieurs fois en me répétant intérieurement que ce sont de vastes conneries. Une table, une chaise vide et puis, soudain, comme un appel. J’ai encore une heure à tuer avant mon sound check. Je m’assieds. L’entrée en matière est mordante. La femme me lance qu’elle n’est pas là pour me faire plaisir, qu’elle n’est pas là pour me dire ce que j’ai envie d’entendre. Moi, je voudrais juste savoir si je suis à ma juste place dans mon parcours professionnel. Je retourne deux cartes. Elle me montre une couronne de fleurs et l’ourlet doré d’une robe. Elle me montre des étoiles qui jonchent le sol et des jarres dont l’eau s’échappe vers le ciel. Elle affirme que je ne suis pas née pour aider les gens mais pour écrire. Plus j’animerai des ateliers, moins je consacrerai de temps à ma propre écriture et plus je m’étiolerai. Elle affirme que des milliers et des milliers de personnes angoissées se posent la même question que moi en ce moment. Suis-je à ma juste place ? Je devrais me barrer, lui crier que je vais bien, que je suis bien dans mes baskets mais alors, pourquoi rester ? Et pourquoi pleurer en repensant à elle, dans ce bus, derrière mon masque ? Et pourquoi serrer comme une possédée ces pâquerettes et ces pissenlits flétris entre mes mains ? Pourquoi ?

Je ne m’aime pas lorsque je pru0026#xE9;texte des mesures sanitaires pour justifier un mouvement de fucking ru0026#xE9;pulsion.

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