Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

De Paris à Los Angeles, du Barfly au Barlotti, le soleil ne se couche jamais sur l’empire de Raymond Visan. Peu connu du grand public, cet entrepreneur atypique conçoit pourtant des lieux spectaculaires qui révolutionnent la restauration. panoramique.

Carnet d’adresses en page 72.

(*) On peut découvrir l’£uvre de Chayan Khoï dans un ouvrage récent intitulé  » Lost Worlds « , paru aux éditions Play Bac.

« C’est magnifique !  » s’exclame Khen. Ce jeune étudiant japonais en restauration n’en finit pas de s’extasier devant le décor du Barlotti. Venu en Europe pour un mois, il fait le tour des grands restaurants branchés de Paris dans le but de lancer un tel concept à Tokyo. Enthousiaste, il ne tarit pas d’éloges.  » Pour moi, c’est l’exemple même du chic parisien. Un décor feutré et un service stylé… on ne trouve cela qu’ici.  »

Avec ses trois niveaux, ses 900 mètres carrés et ses 250 couverts, il faut avouer que le Barlotti, nouvelle enseigne française de Raymond Visan, ne passe pas inaperçu. C’est une constante chez cet autodidacte surbooké qui a fait sien le précepte  » Think Big  » des Américains. Il a logé sa dernière folie au c£ur du Ier arrondissement, place du Marché-Saint-Honoré. Surmontée d’une énorme verrière, elle affiche une déco exclusive signée par les architectes François Wapler et Paul Robida.

Par sa situation, son cadre et son faste, l’établissement vise la France d’en haut. Ici, stars des médias et hommes d’affaires déjeunent au champagne et règlent leurs additions à coups de carte de crédit  » Gold « . Devant la porte, on assiste au défilé des limousines chics et des peoples qui ont déjà adopté l’endroit : Michel Field, Samy Naceri, Marc Lavoine, Arthur et Valérie Benaïm font partie des fidèles de la première heure.

A l’intérieur, la mise en scène est époustouflante. Des panneaux de pierre sculptés recouvrent les murs. L’allusion ne parlera qu’aux cinéphiles avertis : il s’agit d’une évocation de l’univers futuriste de  » Blade Runner « . Les différents volumes sont drapés de couleurs chaudes et des lustres vermillon diffusent une lumière veloutée qui confère à l’ensemble un aspect cosy.

Tombé dans la marmite du marketing et de la créativité quand il était petit, Raymond Visan est un stratège de la communication. Pour preuve, il ne s’entoure pas d’attachés de presse pour promouvoir ses établissements. Ses ficelles sont bien plus subtiles. Pour le Barlotti, il a réussi à ce que l’adresse soit sur les lèvres de la jet-set parisienne un an et demi avant son ouverture. Comment ? En mettant les lieux à la disposition d’un artiste original dont la cote est en pleine progression : Chayan Khoï (*). Cet Iranien, Français d’adoption, s’est fait connaître par une série de photomontages plus impressionnants les uns que les autres. A la fois architecte et photographe, il explore le monde pour en ramener des clichés qu’il travaille de façon avant-gardiste. En organisant cette exposition, Raymond Visan a réussi une amorce exemplaire : le Tout-Paris attendait avec ferveur de voir la métamorphose du Barlotti. L’exemple est très révélateur du style Visan. L’homme connaît par c£ur les mécanismes de ses contemporains et sait comment les faire saliver. Une tâche d’autant plus aisée que ce magnat de la restauration possède un carnet d’adresses qui lui ouvre toutes les portes.

Côté cuisine, le Barlotti affiche une carte italienne haut de gamme. Pizza au caviar, risotto à la truffe blanche, carpaccio aux tomates du Vésuve séchées… Le tout arrosé de crus venus de Toscane ou des Abruzzes. Mais, en matière de boisson, le fin du fin est de commander un Fragola Bellini. Le secret ? Un mélange raffiné de purée de fraises et de champagne.

Saga magnéto

Né à Boulogne-Billancourt de pa-rents réfugiés politiques roumains, Raymond Visan poursuit avec brio un parcours atypique. Après avoir repris l’affaire familiale de duty free, il s’est toujours illustré dans des domaines où personne ne l’attendait, confirmant par là sa réputation de touche-à-tout de génie. Ainsi, en 1981, il organise une exposition au c£ur du grand magasin Le Printemps à Paris sur le thème du cavalier de Tsin, le premier empereur de Chine. Pour l’occasion, le gouvernement chinois accepte de lui prêter sept pièces de l’armée appartenant au patrimoine national. Son talent de créateur de décor se voit alors récompensé par la présence de 500 000 visiteurs.

A la fin des années 1980, Raymond Visan vend son réseau de boutiques d’aéroports pour mettre en place un concept de restaurants sur le thème de l’Amérique des années 1950. En 1995, il conçoit le projet qui va le rendre célèbre : le Barfly. Pour la première fois, on associe un DJ jouant en live à un concept de restaurant luxueux. Le succès est énorme. Sans le savoir, l’entrepreneur surdoué jette alors les bases du  » before « , ce principe qui consiste à se divertir en sortant du travail.  » C’est d’abord pour moi que j’ai eu cette idée, commente-t-il. Je voulais un endroit pour écouter de la musique et sortir, mais sans pour autant rentrer aux petites heures du matin.  » Situé avenue George V, dans le XVIIIe arrondissement, le Barfly ne désemplit pas depuis sa création. Ce loft, où l’on ne compte pas le nombre de tops au mètre carré, réussit admirablement la fusion entre l’esprit de New York et celui de Saint-Tropez. Naomi Campbell et Mickey Rourke y descendent régulièrement.

Par superstition, Raymond Visan ne lance que des enseignes dont le nom débute par un  » B « . Son triomphe, le Buddha Bar, cet hyperrestaurant inspiré par l’Asie réussit le tour de force de drainer tant une clientèle étrangère qu’un public parisien. Tina Turner s’y est même fendu d’un concert VIP.

Les choses s’enchaînent très vite : en 1997, une seconde enseigne Barfly voit le jour à Los Angeles. Tandis qu’en 1999, l’aventure continue avec l’inauguration du Barrio Latino à Paris. Est, Ouest et Sud… Raymond Visan explore toutes les latitudes. Ce mammouth dédié à l’Amérique latine se déploie sur 3 500 mètres carrés et quatre étages dans un cadre architectural signé de la main de Gustave Eiffel. On y recense une soixantaine de cocktails différents et plus de quarante variétés de tapas. Le Barrio suscite un engouement étonnant : on se presse à la porte et l’immense superficie ne suffit pas à accueillir tout le monde. Une fois encore, Visan tire les ficelles du marketing : il crée un espace VIP accessible par ascenseur au moyen d’une clé spéciale. La recette prend au-delà des espérances, on se bat pour faire partie de ce pré carré. 2001 voit la confirmation de l’expansion internationale par la très significative apparition d’un Little Buddha Cafe à Las Vegas.

Raymond Visan ne s’endort pas sur ses lauriers. A la tête de son groupe, George V Eatertainment, qui emploie 400 personnes de par le monde, il traque les opportunités à Barcelone, Milan, Berlin ou Londres. Sa deuxième enseigne Buddha Bar est en passe de s’ouvrir à New York dans le quartier de Chelsea. On parle d’un investissement de 5 millions de dollars pour une superficie de 1 200 mètres carrés.

Toujours sur la brèche, l’artiste a également monté une maison de disques, George V Records. Celle-ci produit bien entendu les bandes-son des lieux qu’il a imaginés : trois compilations Barfly et Barrio Latino, plusieurs opus labellisés Buddha Bar (dont le volume trois qui s’est vendu à plus de 350 000 exemplaires), un double CD Barlotti… Les enseignes n’ont pas le temps de s’installer sur la place publique qu’elles proposent déjà leur atmosphère musicale sous coffret de luxe. Mieux, autoproclamé  » designer sonore « , le label se voit confier  » l’image  » de grosses entreprises soucieuses de coller à l’air du temps.

La polémique

Diriger un tel arsenal ne manque pas d’exposer Raymond Visan aux critiques. Son entreprise ne fait pas l’unanimité. Nombreux sont les journalistes et les critiques culinaires qui vouent son entreprise aux gémonies.  » Trop commercial…  » est sans doute le reproche le plus récurrent. D’autres pointent le manque de qualité du service ( » Le Magazine de L’Optimum « , lui, a classé trois de ses établissements dans les dix endroits de Paris où l’on trouve les plus belles serveuses). Un jeune étudiant parisien croisé au Barrio Latino souriait devant le portrait de Che Guevara peint en face du bar.  » Plus toc et chiqué que cela, tu meurs…  » analysait-il. Dans le même esprit, Raymond Visan a dû faire face à une plainte déposée par l’ambassade de Thaïlande pour utilisation abusive d’un symbole religieux. Par ailleurs, les copies de ses lieux et de ses disques û un peu à la façon des montres de luxe û n’en finissent pas de proliférer, on trouve des Buddha Bar, de Budapest à Hongkong.

Raymond Visan, lui, s’expose assez peu aux feux médiatiques. Plutôt timide et réservé, il sort de temps à autre de sa réserve pour remettre les choses au point. Rencontré au Barlotti, il défend sa cause. Pantalon moulant en cuir noir, barbe de trois jours et bagues argentées aux doigts, son look est un peu celui d’un rebelle. Doux et posé dans ses paroles, son esprit n’en a pas moins l’air constamment en ébullition. Sur la question de la gastronomie, il plaide non coupable.  » Nous ne faisons pas du Ducasse, c’est sûr, argumente-t-il. Je pense pourtant que nous servons une nourriture simple mais honnête. Chaque soir, je mange dans l’une de mes adresses afin d’en surveiller la qualité. Là où je reconnais que l’on doit faire un effort, c’est sur la question du service. On y travaille.  »

Quand on l’accuse d’exploiter systématiquement la mouvance  » world  » (l’attrait pour les cuisines et les cultures du monde) et le marketing, là aussi, Raymond Visan fait valoir ses arguments.  » Les gens qui pensent cela se trompent, martèle-t-il. Beaucoup croient que je vais chercher l’inspiration dans les voyages et dans l’air du temps. C’est faux, seul le cinéma m’inspire. Je possède plus de 7 000 films que je visionne régulièrement. J’aime les films qui divertissent : Spielberg, Martin Scorsese, John Woo… plutôt que Godard ou Rohmer. Mes lieux répondent à cette vision du divertissement grand public. S’ils sont imposants, c’est parce que je ne veux pas qu’ils rappellent aux gens les fins de mois difficiles. Je fais en sorte qu’ils puissent rêver en venant chez moi.  »

Toutefois, Raymond Visan ne cache pas que les investissements qu’il consent répondent à des lois guidées par l’économie d’échelle. A ceux qui s’informent de l’arrivée de l’un de ces concepts à Bruxelles, il oppose clairement une impossibilité liée à la taille du marché.  » Je ne peux pas me permettre de miser sur une ville d’un million d’habitants. La taille des restaurants que j’imagine ne le permet pas.  »

Michel Verlinden

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