Marcher aux premières loges

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

C’est le jour du ramassage des poubelles. Sacs bleus, sacs jaunes, papiers. Je croise un homme qui hurle des injures à une femme, au téléphone. Cet homme a activé la caméra de son GSM et crie sur son écran. Apparemment, il y a eu infidélité. Un troisième larron est aussi menacé d’en prendre pour son matricule. Je suis témoin, nous sommes témoins et nous passons notre chemin. Puis, quelques mètres plus loin, c’est l’inverse: pure joie. Un ouvrier communal lance des sacs poubelles jaunes dans la benne du camion à ordures, en chantant à tue-tête le Stayin’ Alive des Bee Gees. Envie de chanter avec lui, envie de m’inviter comme choriste des frères Gibb, envie d’une danse légère.

‘La rue est un maelstru0026#xF6;m, un tournoiement continu d’u0026#xE9;motions tru0026#xE8;s disparates.’

Même contraste d’énergies saisissant que ce jour de mars où je lis une biographie de Martin Luther King, assise sur un banc, profitant de la douceur des rayons du soleil. Je souligne des passages d’invitation à la non-violence quand me parvient la conversation de deux tourtereaux, assis sur le banc d’à-côté. L’amoureuse dit: « Je crois que tu projettes tes envies sur moi et c’est bon, ça! » L’amoureux rit et ce rire-là, frais et juvénile, me fait du bien sous mon masque de célibataire quarantenaire. Dix minutes plus tard, je me lève et je vois ce beau-père (puisqu’il répétait qu’il était le beau-père et qu’il fallait l’écouter) hurler au-dessus de la tête de cet enfant pour qu’il avance plus vite. L’homme tient une canette de bière et l’idée que cette canette puisse s’écraser sur la tête de cet enfant, une fois rentré à la maison, me traverse l’esprit. Le soir, j’ai écrit: « J’ai, tu as, nous avons, vous avez les nerfs à fleur de peau. » Je suis allée revoir au dictionnaire la définition exacte de cette expression. « Avoir les nerfs à fleur de peau, être dans un état de nervosité extrême. »

Toujours cette rue plurielle et superbement complexe qui me rappelle que la porosité est loi et qui vient faire barrage au simplisme des grands découpages de la pensée binaire. La rue est un maelström, un tournoiement continu d’émotions très disparates. Il n’y a pas, d’un côté, la puissance de la sève montante et la joie des retrouvailles en terrasses et, de l’autre côté, la marche rampante des organismes éreintés et cette nervosité à fleur de peau. Le passage de la tragédie à la comédie se fait sur le même trottoir. On rit, on pleure puis on rit encore à quelques mètres de distance. Il n’y a que sur papier ou vus du ciel que les quartiers apparaissent comme des blocs étanches. Rive gauche, rive droite. Quartiers cossus, quartiers mal famés. Riches, pauvres. Comme en tout domaine, c’est reposant pour l’esprit de croire à des frontières claires mais, en réalité, pour qui s’adonne à la marche urbaine, cette vue de l’esprit ne résiste pas. Tout circule, tout s’entremêle, tout se croise, tout se brasse… Les nationalités, les cultures, l’amour, la haine, l’aide, l’indifférence, l’ancestral, l’actuel, le refroidi, le brûlant…

C’est un peu la même chose que lorsque l’on danse sur certains morceaux de disco ou de new wave en ayant un peu trop bu… Les jambes sont dans le plaisir du rythme et, dans le même temps, la nostalgie s’empare du coeur et voilà que les larmes se mettent à rouler sur les joues. C’est le même être dansant mais deux époques, l’avant et l’après, s’entrechoquent en son sein. Le lendemain, au réveil, les larmes et les regrets et les excès de langage sont oubliés. Il ne reste que le souvenir d’une chouette soirée. Ici, avec ce confinement qui n’en est plus vraiment un, tout en en restant tout de même un, il n’y a plus de possibilité d’oubli. Il n’y a plus de dancefloor pour capturer notre ennui dans la nuit. Il n’y a plus de transpiration de nos tensions. Nous gardons tout, nous accumulons, nous acceptons. Nous devons faire face à nos contradictions les plus profondes, sans plus pouvoir sortir la carte de l’excuse d’une veille trop arrosée.

Je repense à ces deux jeunes gens amoureux, je repense à cet ouvrier communal joyeux. Je veux m’endormir avec ces images-là. J’active le tamis poétique. C’est pratique, c’est simple. Se coucher, fermer les yeux, inspirer lentement, expirer lentement et ne garder que ce que l’on se souhaite de vivre demain.

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