Nendo la rétro

La scénographie mise en place au Grand-Hornu : " Jamais un seul studio n'aurait pu occuper tout l'espace. Il n'y a que Nendo pour faire ça. " © Takumi Ota Photography

Rencontre avec Oki Sato, fondateur du studio Nendo, à l’occasion de l’expo Invisible Outlines au CID. Le designer que le monde entier s’arrache a eu le bon goût de flasher sur le site de Grand-Hornu, au point d’y monter une rétrospective exceptionnelle.

En quinze ans d’existence, le studio Nendo aura réalisé la prouesse de se hisser au firmament du design mondial – et l’exploit de s’y maintenir. Né à Toronto en 1977, mais élevé à Tokyo, son fondateur, Oki Sato, étudie l’architecture avant de se découvrir une passion pour le design, et d’ouvrir son bureau en 2002. Rapidement, son nom et celui du studio, qui signifie en japonais  » pâte à modeler « , finiront par se confondre, d’autant que ses créations se font bientôt connaître hors de l’archipel. Fasciné par la création européenne, il installe une antenne à Milan et entame son ascension vers les sommets en un temps record. Cappellini, Moroso, GlasItalia, Kartell, les grands éditeurs se disputent ses services, et publications et distinctions s’enchaînent alors que la planète tombe sous le charme de son raffinement, exprimé le plus souvent en noir et blanc. Un univers fait de variations hypnotiques et de sensations en suspension, de vides à remplir et de pointillés à relier, où la surprise se tient constamment en embuscade, afin de produire ce qu’il appelle le moment  » !  » ou  » ha-ha  » ; soit celui où un twist procure aux objets le petit supplément d’âme qui rend leur utilisation unique, et réenchante le quotidien par discrètes touches ludico-poétiques. Mobilier, luminaires, textiles, aménagements et scénographies, mais aussi glaces Häagen-Dazs ou maillots de rugby, sans oublier un intérêt, plus récent, pour la télévision, et un retour à l’architecture, comme pour boucler la boucle… Première rétrospective d’une telle envergure, Invisible Outlines rassemble donc plus de 80 collections et investit l’entièreté du site de Grand-Hornu – il fallait bien ça pour donner un aperçu du savoir-faire de cet infatigable stakhanoviste, habitué à sortir plusieurs centaines de produits par an.  » C’est une première, résume la directrice du CID, Marie Pok. Jamais un seul studio n’aurait pu occuper tout l’espace. Il n’y a que Nendo pour faire ça.  »

Interrompant le montage millimétré d’une rétro couvrant quinze fertiles années d’activité, Oki répond d’emblée à la question que de nombreux amateurs de design ont déjà dû se poser : pourquoi avoir choisi cet édifice hennuyer ?  » La première fois que je suis venu, c’était pour l’exposition Thingness, de Jasper Morrison, il y a deux ans. L’endroit est très intéressant, je n’avais jamais rien vu de semblable, et certainement pas d’où je viens. En parcourant l’accrochage de Jasper, j’ai trouvé que les lieux lui donnaient une autre atmosphère ; je connaissais ses objets, mais ils semblaient différents. J’ai ressenti le pouvoir de l’endroit, qui est vraiment unique. C’est la raison pour laquelle j’ai absolument voulu monter quelque chose ici. J’ai donc demandé à Marie Pok quelles salles pouvaient être mises à disposition, et elle m’a laissé le choix. Alors j’ai tout pris ! C’est l’une des raisons qui explique la taille de l’événement. Je ne sais même pas exactement combien de pièces sont présentées.  »

C’est la troisième fois en un an que vous vous prêtez à l’exercice de la rétro. Le moment est venu de regarder en arrière ?

On nous l’avait proposé en Israël l’an dernier, et nous n’avions aucune raison de refuser. Même chose pour celle de Taïwan. Beaucoup de gens me demandent pourquoi je fais cela de mon vivant et je trouve cette question étrange. Quinze ans, ça me paraît ni trop court, ni trop long. Et notez que le contenu a chaque fois été différent, alors que d’habitude, quand un designer ou un artiste monte une expo importante, elle est identique partout. Nous préférons étudier l’endroit et y proposer une sélection adéquate. Ici, le thème est  » outlines  » (NDLR : contours), ce qui est large. Mais quand on regarde les objets Nendo, leur point commun est de vouloir identifier les limites pour mieux les explorer.

Qu’avez-vous ressenti en vous replongeant dans votre carrière ?

J’ai été surpris de ma façon de « designer » les choses, car mon process n’a pas changé. Il a bien sûr évolué, au niveau de la technique ou de l’expérience, mais l’approche est la même, c’est limite choquant. J’ai aussi pu observer que, par périodes, je suis plus attiré par les matériaux, les luminaires, l’artisanat. Mon attention dévie petit à petit d’un point particulier à un autre, mais la pratique reste la même.

Vous avez remarqué des choses que vous n’exécuteriez plus de la même façon ?

Quand je ne suis pas satisfait de quelque chose, j’essaie de le reproduire dans un tout autre projet et d’améliorer l’idée. Ça me convient donc bien de bosser sur beaucoup de choses en parallèle, parce que je ne me sens jamais coincé. Si je travaille sur un modèle de table qui me pose des soucis de structure, peut-être qu’elle finira en chandelier dans un shopping de Bangkok, parce que le fait de la suspendre résout mon problème. Pour une même idée, le résultat final est souvent très différent, donc peu de gens m’accusent de me répéter.

Et que répondre à ceux qui le font tout de même ?

Je ne sais pas comment on voit mes réalisations mais, pour être honnête, je pense que je me lasse plus vite que le commun des mortels, donc même s’il y a des détails que j’aime utiliser, ça me stresserait de devoir me copier moi-même. C’est pour ça que je n’ai pas de réponse quand on me demande mon matériau préféré. Il y en a que j’aime particulièrement, mais si nos centaines de produits en cours devaient tous être faits de bois ou d’une même matière, n’importe laquelle, j’arrêterais immédiatement.

Vos expos sont très spectaculaires, qu’essayez-vous d’y exprimer ?

Je tente de partager des idées sur notre façon d’envisager la vie au quotidien. Quand les gens vont dans les musées, ils veulent voir des oeuvres singulières et fortes, alors que j’essaye de montrer des petites idées, avec un léger twist. Je veux qu’on se dise :  » Pourquoi est-ce que je n’y ai pas pensé ? J’aurais pu le faire aussi « , parce que cet instant précis est une excellente source d’inspiration. En tant que designer, j’aime me fixer des règles et les jouer jusqu’au bout. C’est comme imaginer qu’on peut utiliser ses mains au foot. Que vont faire les joueurs ? Et qu’arrivera-t-il si l’on ne peut toucher de la main que trois fois par match ? Quelles idées dingues vont finir par germer ? On commence à réfléchir, on élabore des stratégies et ça ouvre l’esprit.

Revenons à une autre de vos caractéristiques, l’obsession du noir et blanc…

Ça n’a rien de religieux ou de symbolique, la couleur n’est juste pas ma priorité, contrairement à l’histoire, au concept, au moment  » ha-ha « . Si quelque chose fonctionne en noir et blanc, pour moi, c’est bon. Je refuse que le succès d’une idée dépende de sa couleur. Encre noir sur papier blanc, ça me paraît suffisant, et c’est le mieux pour s’amuser avec l’ombre et la lumière.

Votre sobriété vous a valu plus d’une fois d’être catalogué zen…

Tout ce qui est minimal et japonais est automatiquement classé zen. Or, je suis né au Canada et j’ai grandi à Tokyo, il n’y a rien de zen là-dedans. Mes influences sont la culture des jeux vidéo, les dessins animés et le manga.

Par quel moyen parvenez-vous à créer ce fameux moment  » ha-ha  » ?

Il faut éviter d’apporter des idées personnelles, ou totalement extérieures. Toutes celles dont j’ai besoin sont déjà dans l’esprit des gens, il s’agit de trouver une porte et de l’ouvrir pour les débusquer. Elles doivent venir de l’expérience passée, d’un souvenir, d’une émotion. C’est ça, le matériau que je travaille, c’est-à-dire tout le contraire de sortir quelque chose qu’ils n’ont jamais vu de leur vie. Et nul besoin d’être un expert en design industriel, je dis toujours qu’un bon projet doit pouvoir être expliqué à sa mère au téléphone.

Comment arrivez-vous physiquement à garder une telle productivité et une telle implication dans le studio ?

Le design est mon boulot, mon seul hobby, donc à peu près tout pour moi. Vous savez, je porte toujours les mêmes vêtements, toujours la même chemise – j’en ai quarante…

Vraiment ?

Oui. Elle vient de chez Uniqlo : c’est pas cher et je peux en acheter à New York, Paris ou n’importe où, donc je ne dois jamais m’en inquiéter et je peux me consacrer pleinement au studio.

Quinze ans après vos débuts, comment se porte votre enthousiasme face aux obligations, aux voyages, à la presse ?

Je déteste voyager, j’ai horreur des avions, le meilleur truc qui puisse m’arriver est de rester dans ma chambre, à travailler toute la journée. Mais je dois bouger, rencontrer des gens, je n’aimais déjà pas ça il y a quinze ans, donc là rien n’a changé. Par contre, les interviews, ça fait partie de mon process. D’habitude, je ne parle pas des designs, à part avec mes équipes, sur des détails techniques. Mais jamais de mon approche ou de ce que ça signifie pour moi. Ce genre de conversation me rafraîchit l’esprit, j’y prends un peu de recul. En fait, j’aime ça.

Et votre rôle d’ambassadeur de la créativité japonaise ?

Rien n’a changé pour moi, hormis le fait que je ne dois plus tout expliquer à un nouveau client. On sait ce que je peux faire ou pas, ça facilite les choses. Ceux qui ont vraiment ouvert les portes de l’Occident au design japonais s’appellent Naoto Fukasawa et Tokujin Yoshioka. Eux étaient déjà les meilleurs du pays quand ils ont fait le grand saut alors que moi, personne ne me connaissait. J’ai directement commencé à Milan et pour moi, c’était comme l’école, je débarquais avec l’envie d’apprendre et j’ai eu beaucoup de chance que ça me plaise.

Vous n’aimez manifestement pas parler de votre succès.

Absolument pas. Je veux que les gens regardent ce que je fais, mes idées, pas moi. Si j’ai sorti des milliers de produits, c’est justement pour qu’ils parlent à ma place !

Que nous reste-t-il à vous souhaiter pour les quinze prochaines années ?

De garder la flamme et de l’entretenir. Le rôle du designer s’étend désormais bien au-delà des lampes et des tables, il peut résoudre beaucoup de choses, et cela fait beaucoup d’opportunités à saisir. A part ça, me concentrer au maximum sur mon boulot, ne rien lâcher, peaufiner chaque jour le moindre détail, même si ça signifie de régler dix fois le moindre spot de l’expo.

Nendo : Invisible Outlines, Grand-Hornu, 82, rue Sainte-Louise, à 7301 Hornu, www.cid-grand-hornu.be Jusqu’au 1er octobre prochain.

Par Mathieu Nguyen

 » Le design est mon boulot et mon seul hobby, donc à peu près tout pour moi.  »

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