Rallumer les étoiles

© GETTY IMAGES / MONTAGE: SARAH ROBIN

En poussant à la fermeture de l’horeca, le coronavirus n’a pas seulement frustré les gourmets et mis de nombreux commerces en péril, il a aussi bousculé la rédaction des guides gastronomiques. Tant au Michelin qu’au Gault&Millau, il a fallu mettre les bouchées doubles pour relever le défi.

Cela faisait des mois que Liège bruissait d’excitation, depuis l’annonce que l’écrin du Jardin des Bégards allait être repris par Thomas Troupin, chef étoilé de La Menuiserie, à Malmedy. Originellement prévue pour décembre dernier, l’ouverture du restaurant aux clients devra toutefois attendre cette année, reconfinement oblige, et tant pis si cela implique de jongler avec une formule adaptée entre-temps, mais aussi de patienter un an avant de figurer dans un guide gastronomique. Thomas Troupin l’affirme: la conquête des astres n’est pas ce qui importe pour lui, et puis il a une bonne étoile sur laquelle compter, il le sait. Après tout, sa Menuiserie n’a-t-elle pas été découverte par le Michelin alors qu’elle venait juste d’être lancée, au hasard de la recommandation faite aux inspecteurs par un chef plus établi installé juste à côté?

Amélie Vincent et son concept RESET, résidence de jeunes chefs itinérante.
Amélie Vincent et son concept RESET, résidence de jeunes chefs itinérante.© SDP

Depuis sa Canne en ville bruxelloise, le cuisinier primé Kevin Lejeune choisit lui aussi de faire bonne figure, même si, il ne le cache pas, les temps sont durs. Si le reconfinement ne l’a pas pris par surprise, le premier lockdown, en mars, « a fait l’effet d’un choc dans tout le milieu, personne n’a eu le temps de se retourner et beaucoup de marchandises sont parties à la poubelle ». Et avec elles, les espoirs de certaines toques de faire de 2020 « leur » année, celle où elles décrocheraient enfin une mention dans un prestigieux guide, voire même une étoile. Même si Kevin Lejeune, qui a pour sa part remporté le précieux sésame en décembre 2019, avance que, selon lui, « les inspecteurs ont peut-être été plus laxistes cette année, parce qu’ils savent que le secteur a dû s’adapter pour récupérer un peu d’argent. Tout le monde a dû faire face à des difficultés, il a fallu se relever comme on pouvait et je pense que les guides gastronomiques n’ont pas choisi de sévir mais plutôt d’aider ». Une supposition que confirme Werner Loens, directeur de la Sélection des guides Michelin Benelux.

Amélie Vincent et son concept RESET, résidence de jeunes chefs itinérante.
Amélie Vincent et son concept RESET, résidence de jeunes chefs itinérante.© SDP

Sévères, mais justes

Fort de longues années d’expérience dans le métier, ce dernier se laisse rarement déstabiliser, mais confie toutefois avoir été « très surpris que le gouvernement ait osé prendre la décision de fermer tous les restaurants le 14 mars. Ça a chamboulé notre planning, forcément, et il a fallu réunir rapidement l’équipe pour voir comment on allait procéder ». Depuis la France, il a été décidé de miser sur le digital et de lancer au plus vite le site Michelin.com, « qui était déjà sur les rails, mais pas encore au planning ». Et pour la rédaction du sacro-saint guide papier alors? « Chaque année, nous avons un nombre de restaurants à visiter, entre étoilés, BIB gourmands, nouveaux restaurants et puis ceux qui ne sont ni étoilés ni BIB mais qu’on inspecte régulièrement aussi. En 2020, on a donné la priorité aux premiers, pour voir s’il y avait lieu d’ajouter ou de supprimer un macaron, aux BIB aussi, et on a mis de côté les adresses qui sont au programme mais pas prioritaires, ce sera pour l’an prochain. » Mais même en prioritisant, Werner Loens affirme qu’il a fallu faire preuve de flexibilité, chaque inspecteur ayant été tenu de prendre congé en avril et en mai pour pouvoir rattraper le retard du confinement en juillet et août. Une flexibilité qui a aussi été de mise au moment de juger les tables visitées. « Le travail de l’inspecteur est continu, nous connaissons nos établissements et le potentiel de chaque nouvelle ouverture. Ce qui surprend le grand public s’inscrit en réalité dans une évolution naturelle pour nous, même si l’année dernière a été particulière », explique le directeur Belux du Michelin. Même s’il ne concède pas avoir été moins sévère per se. « C’est compliqué à expliquer. Les inspecteurs disent ce qu’ils pensent, mais ici, on a discuté certains cas plus longuement que d’habitude pour savoir s’il s’agissait d’un couac vraiment grave, ou bien d’une conséquence de la pandémie. En toute franchise, il y a certains restos où on a choisi d’attendre l’année prochaine pour statuer et de construire un dossier pour déterminer si on était face à un problème temporaire ou structurel. Est-ce qu’on a été coulants? Non, parce que je demande à mes inspecteurs d’être très honnêtes. » Un point de vue que partage Marc Declerck.

Le chef Kevin Lejeune et son établissement bruxellois La Canne en ville.
Le chef Kevin Lejeune et son établissement bruxellois La Canne en ville.© EQUINOX LIGHT

Composer avec les fausses notes

Celui qui a d’abord flirté avec le milieu de la finance, en fondant « L’Investisseur » et en prêtant sa plume à De Tijd, a lancé la société Gault&Millau en Belgique, il y a dix-neuf ans, et a sorti l’automne dernier son 18e guide dans des circonstances pour le moins bousculées. « On a commencé à y travailler très tôt, dès novembre 2019, mais on a tout de même perdu quatre mois, et il a fallu en prime faire tout le boulot deux fois, pour s’assurer que rien n’avait changé dans les restaurants testés pré-pandémie. » Et de confier que si généralement, le Gault&Millau est « un guide très positif, cette fois, on a encore plus voulu mettre l’accent sur les récompenses, le meilleur chef de l’année, le meilleur jeune chef, le meilleur design… Nos inspecteurs savent à quel point l’année a été rude pour les restaurateurs, donc ils ont été assez positifs dans l’évaluation. Derrière chaque établissement se cachent des êtres humains qui ont vécu des périodes difficiles ». Comme celles de Werner Loens, ses équipes ont été « moins sévères que les autres années, ajoute-t-il. Pas forcément plus généreuses dans les points, mais on a parfois laissé glisser certaines choses. Quand un grand pianiste fait une belle partition avec une toute petite fausse note dedans, cela reste beaucoup plus intéressant qu’un musicien qui fait zéro faute mais qui ennuie son public quand il joue ». Un jeu dont les règles ont été changées par des mois de fermeture obligée. D’ailleurs, en 2020, les visites d’établissements pour le Gault&Millau enregistrent une baisse de 25%, mais que le public n’y voie pas un aveu d’échec, au contraire. Soulignant dans un éclat de rire que ses testeurs n’ont pas perdu un gramme lors de l’année écoulée, Marc Declerck met en avant le réseau énorme du guide, « donc dès qu’il y a le moindre mouvement dans le monde de la gastronomie, on est très vite au courant. Malgré les circonstances, on n’a pas renoncé à tester de nouveaux restos prometteurs, d’ailleurs, même si cela semble incroyable, le guide comporte une centaine de nouveaux restaurants, et autant d’adresses POP (NDLR: c’est-à-dire des établissements « concept, abordables et modernes ») ». Et s’il regrette la disparition d’énormément de tables – « mais ça fait partie de la vie » -, pour l’ex-journaliste financier, la Covid-19 n’aura fait que précipiter un phénomène qui grignotait déjà du terrain dans la gastronomie belge. « Dans pas mal de cas, des restaurants qui fonctionnaient beaucoup à la carte sont passés au menu unique, ce qui est normal en période difficile. Et d’un autre côté, de plus en plus de gens ont favorisé le local. Que ce soit dans la gastronomie ou d’autres secteurs, la Covid a accéléré des mouvements qui étaient déjà en cours. » Et contribué au passage à certaines prises de conscience. « Aujourd’hui, quand les gens vont au restaurant, ils réalisent beaucoup plus qu’avant quelle fête c’est, plutôt que de le prendre pour acquis. Ils commandent le grand menu, des grands crus… Il y a un effet de rattrapage qui m’autorise à être optimiste pour l’avenir. Ça va reprendre », assure Marc Declerck. Dont les prédictions se sont déjà confirmées durant la période entre les deux confinements.

Le chef Kevin Lejeune et son établissement bruxellois La Canne en ville.
Le chef Kevin Lejeune et son établissement bruxellois La Canne en ville.© EQUINOX LIGHT

Sortie de crise

« On a fait un été de folie. Quand on décroche l’étoile, on est complet tout le temps, mais là, c’était encore plus fou, on était plein midi et soir, se souvient Kevin Lejeune. Les gens dépensaient beaucoup plus que la normale, ils avaient été privés donc ils avaient envie de se faire plaisir. » Un plaisir nécessaire, rappelle Amélie Vincent, à la tête de l’agence de communication pour chefs Foodalist Studio, qui venait de lancer RESET, une résidence de jeunes chefs itinérante, juste avant que le deuxième lockdown ne soit annoncé. Un coup dur, même si elle se dit bien moins touchée que les cuisiniers, brimés dans leur créativité par les mesures sanitaires. « C’est très difficile pour eux parce qu’ils exercent un métier extrêmement tourné vers les autres, et la situation actuelle touche très fort à la créativité de l’industrie. Ce n’est pas facile de continuer à croire dans la dimension artistique de la gastronomie dans la conjoncture actuelle, et c’est très difficile moralement pour les acteurs du secteur. »

Même si, selon Kevin Lejeune, il s’agit peut-être pourtant là du secteur le moins menacé de l’horeca. « On a deux restaurants, l’étoilé et un établissement plus brasserie, et ce dernier souffre vraiment. La gastronomie, surtout les étoilés, c’est le prestige, donc les gens vont toujours y aller, mais la situation actuelle risque de tuer pas mal de restaurants moyen de gamme. »

A moins que, comme ne l’imagine Werner Loens, la crise amène un nouveau souffle au monde de la restauration belge. « Cela fait trente-trois ans que je fais ce métier, et j’ai constaté que c’est en période de crise que les chefs qui ont vraiment du talent se dépassent, alors que quand l’économie tourne à plein régime, on sent parfois un petit laisser-aller parce que les restos sont pleins. Durant le confinement, on a constaté un niveau très élevé dans les restaurants, comme si la période avait permis aux chefs de se ressourcer et de peaufiner leurs recettes. » Pour aller décrocher les étoiles au firmament des guides 2021? Affaire à suivre.

Mise au vert

En marge des traditionnelles récompenses culinaires, le restaurant bruxellois Humus x Hortense a rejoint une nouvelle galaxie d’étoilés en recevant la première « étoile verte » Michelin. Soit une nouvelle distinction, pensée par le vénérable guide gastronomique pour récompenser les chefs qui s’engagent pour un futur durable. Une mission au coeur de la cuisine d’Humus x Hortense, où Nicolas Decloedt et Caroline Baerten servent des préparations déterminées par leur cueillette. « Nous utilisons même des légumes dans nos cocktails pour ne rien jeter, soulignent-ils. Tous nos produits proviennent de Belgique, de nos tables à nos vêtements écologiques. » Objectif assumé? « Montrer que vous pouvez faire des affaires de manière durable sans naïveté idéaliste. » Un état d’esprit qui gagne de plus en plus de cuisines, porté par la popularité croissante du mouvement « zéro déchet » et le frisson ô combien satisfaisant qu’il y a à savourer un mets dont on nous a prévenu au préalable qu’il était à base d’ingrédients qui auraient normalement été gaspillés. Pionniers écologiques dans le petit monde de la gastronomie belge, Nicolas et Caroline l’affirment: « Il ne s’agit plus de savoir si nous devons cuisiner de manière durable mais bien comment nous le faisons. » Et à voir des initiatives telles que la leur ou celle des grands chefs flamands Filip Claeys et Rudi Van Beylen, défenseurs de la pêche durable avec le projet North Sea Chefs, le futur de la gastronomie responsable s’annonce drôlement alléchant en Belgique. Reste maintenant, comme le souligne le tandem bruxellois dans le cadre de cette récompense, à ce que des guides comme le Michelin prennent en compte, plus largement et pour tous les établissements, cette conscience verte. La durabilité ne figure en effet pas, selon Nicolas et Caroline, parmi les cinq critères des inspecteurs du Guide Michelin. Le duo entend donc engager un débat sur le sujet au plus vite et réclamer la prise en compte de cette donnée dans l’évaluation, pour que l’ensemble de l’horeca puisse emprunter ce chemin vertueux pour l’avenir.

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