Se faire la malle

Tu m’avais promis qu’on voyagerait ensemble dès le premier soir, dans un bar, un verre à la main, tu me serrais la taille en riant, tu me l’avais répété plus tard, après l’installation dans notre appartement. Tu citais les noms de pays, tu parlais de Sicile en décapotable pour faire de la plongée, d’Ecosse en bateau pour boire comme des trous.

Tout ça, c’était avant que tu ne disparaisses. Avant que ce maudit lundi je ne rentre seule des courses, épuisée, en nage, des sachets plein les bras et que tu ne me promettes plus rien du tout.

Tu n’étais pas dans le divan du salon les pieds posés sur la table basse entre les canettes vides, ton petit corps nerveux n’était pas dans le lit, réfugié sous les draps fripés, José, tu n’étais pas même aux toilettes ou à arpenter notre minuscule balcon en grillant des cigarettes.

J’ai appelé la police, je leur ai expliqué. Mon compagnon a disparu, je suis sortie faire des courses et quand je suis rentrée, il n’était plus là. Il n’a rien emporté, pas même un sac, pas même une valise.

Ils ont ri. Ils m’ont dit qu’avec le confinement, c’était courant, que des gens prenaient le large et ne rentraient pas à la maison. Ils m’ont promis que tu allais bientôt revenir. Ça m’a un peu rassurée.

J’avais des provisions pour des semaines et pas le droit d’aller travailler, alors je suis restée dans le canapé à t’attendre, sans y croire vraiment. J’ai beaucoup pensé à ces voyages qu’on n’avait jamais faits. A la caravane que tu rêvais d’acheter si tu grattais un jour un billet gagnant. A la mer qu’on n’est jamais allés voir ensemble.

Les jours se sont enchaînés : tu n’es pas rentré. Je dormais mal, seule dans le grand lit. Des images surgissaient dans mon sommeil, comme des flashs. Je te voyais dans la cuisine, la main levée, tandis que je me réfugiais derrière le frigo. Je me réveillais en sueur, je tâtais la couette et sentir ta place vide m’aidait à ralentir le rythme de mon coeur.

Les semaines ont filé. Les cauchemars ont perduré : tes poings serrés, dans l’ascenseur, me martelaient les côtes alors que nous avions encore cinq étages à monter, tu me coinçais les doigts dans la portière. Les nouvelles ne parlaient que de décès, d’hôpitaux, de virus. Avec des dames de l’immeuble, on s’est mises à coudre des masques, ça m’a aidée à passer le temps. Mais il passait mal, de travers, comme une arête de poisson dans la gorge. Un voisin est venu chercher le stock que j’avais cousu et s’est plaint de l’odeur au sous-sol. J’ai évoqué la société de nettoyage qui ne venait plus régulièrement, mais je me doutais que ce n’était pas la bonne explication. J’ai enfilé le masque que je m’étais gardé, j’ai pris la voiture et j’ai roulé un peu au hasard. J’avais besoin d’air frais. J’ai pensé à un lac. C’était plus près que la mer, il y en avait un à moins d’une heure de route, je pouvais aller m’y promener pour m’aérer. Et j’en profiterais pour vider le coffre. Sauf que les grilles d’accès étaient cadenassées et la route inaccessible aux véhicules. J’ai fait demi-tour sans même sortir de la voiture.

C’est sur le chemin du retour que j’ai pensé à un pont, sur le fleuve, pas celui de l’autoroute, un autre, moins fréquenté. Plus calme. Un qui t’aurait plu. Je me suis arrêtée au centre. Les eaux étaient sombres, le ciel sale. J’ai ouvert le coffre. Malgré le masque, l’odeur de décomposition m’a fourré ses doigts puants dans les narines. J’ai reculé par réflexe. Tu n’étais pas beau à voir. Ta tempe éclatée avait viré au mauve, le sang avait bruni, tu n’avais plus l’air menaçant du tout. Toujours aussi petit, mais beaucoup plus calme. J’ai presque eu pitié de toi. Puis j’ai revu le moment où tu m’avais bondi dessus dans le parking au sous-sol, saoul comme tous les revendeurs d’alcool frelaté de Pologne, furieux, demandant où j’avais disparu si longtemps, n’écoutant rien à mon histoire de courses, de files au supermarché, de distanciation. J’ai à nouveau senti les coups de genou dans mon ventre, les claques sur mon visage, j’ai fermé les yeux un instant pour me calmer et, quand je les ai rouverts, j’ai vu l’extincteur, dans le coffre, celui qui m’avait sauvé la vie, celui que je t’ai balancé de toutes mes forces au coin du visage, non pas une fois, mais trois, pour être certaine que tu ne me cognerais plus jamais.

Une voix m’a tirée de mes réflexions.

– Madame, vous avez du feu ?

J’ai rabattu le coffre d’un coup sec, j’ai répondu que non à un grand maigrichon, la casquette à l’envers, que je n’avais pas entendu approcher sur sa trottinette électrique.

– Non, désolée, je ne fume pas.

– Et l’allume-cigare ?

– Le cigare non plus, j’ai répondu.

Il m’a regardée d’un drôle d’air, les sourcils remontés très haut sur son front, puis il a indiqué la portière ouverte.

– Sur le tableau de bord, a-t-il insisté.

Les quelques secondes d’attente pendant que le dispositif chauffait m’ont paru interminables. Le gars examinait la voiture de trop près à mon goût.

– On n’en voit plus beaucoup, des Logan comme ça. C’est le premier modèle, non ?

J’avais envie de repartir au plus vite, mais je devais déjà avoir l’air suspecte. Le gars m’avait dévisagée, reconnaîtrait sans peine ma voiture. J’ai allumé sa cigarette de loin, le bras tendu, me demandant s’il y avait un mètre entre nous et, le temps que je calcule, le gars était déjà reparti. J’ai fait de même. Mon plan était mauvais. Il fallait que j’attende la nuit pour me débarrasser de toi. Que j’attache l’extincteur à ton corps pour le lester… Après le confinement, je déclarerais à nouveau ta disparition et il ne resterait plus la moindre preuve. On mettrait sans doute ta mort sur le compte du Covid…

Le soir même, je suis repartie sur les routes. Plus question de tenter le coup sur un pont. L’après-midi, j’avais pensé aux anciens trous de mine au pied des terrils où je jouais quand j’étais gamine, je connaissais un coin où l’on pouvait sans problème balancer un corps dans les anciens conduits inondés. J’ai mis de la musique, je suis sortie du parking sous-terrain et j’ai remonté une chaussée déserte en chantonnant avec Indochine. Au bout d’une longue ligne droite, bordée par des magasins fermés et des ateliers en faillite, j’ai aperçu au loin, des gyrophares. J’ai ralenti. Pas le moment de me faire contrôler. Pas avec toi dans le coffre… Faire demi-tour ?

Trop tard, la voiture de police aux lumières clignotantes était juste devant moi, encastrée dans un poteau indicateur. Un agent, avec gilet fluo et un bâton lumineux m’a fait signe de ralentir. J’ai freiné d’un coup sec. Il a couru vers moi.

– Désolé, c’est une urgence. J’ai un collègue qui pisse le sang. On a appelé les secours, mais ils sont débordés. L’hôpital est à dix minutes, si vous voulez bien le conduire. Je dois rester pour le véhicule.

Je n’avais pas le choix, c’était une réquisition. J’ai accepté avec un grand sourire, il m’a aidée à installer Ludovic à la place du mort et il nous a souhaité bonne route. Le Ludovic en question était mal en point, mais ça ne paraissait pas grave. Il avait pris l’ordinateur de bord dans le ventre, il perdait beaucoup de sang.

– Ça pue la charogne, m’a-t-il dit quand j’ai redémarré.

– C’est mon chien, il est vieux.

– Vous pouvez ouvrir les vitres ?

L’air frais m’a fait du bien et je me suis mise à penser à toute vitesse, pendant que le flic me racontait la poursuite d’un gamin en scooter, l’embardée, le poteau qui surgit au milieu d’un carrefour. Je lâchais des hum et des holala, pour avoir l’air de m’intéresser à son histoire, mais j’avais les mains moites, le coeur qui cognait plus fort que tes poings les soirs où j’avais mal rangé la vaisselle.

– Vous n’avez pas l’air bien. Vous êtes sûre que ça va ?

Je n’ai rien répondu, mais ça n’a pas suffi à le calmer.

– C’est incroyable cette odeur…, a-t-il insisté. Vous êtes sûre qu’il n’est pas mort sur la banquette arrière, votre chien ?

Il s’est penché pour regarder derrière les sièges.

C’est alors que j’ai eu l’idée. Un coup de coude bien sec sur sa nuque, puis un deuxième et un troisième. Au premier, il a grogné, au deuxième il a hurlé de mal, au troisième, je n’ai entendu qu’un craquement, puis un très long silence.

Très très long.

Parce que la solution s’est soudain dessinée dans ma tête. Rouler jusqu’à la mer. Tu m’avais promis qu’un jour on irait la voir ensemble et qu’on prendrait un bateau. Ludovic, je ne sais pas s’il l’a déjà vue, on n’a pas eu le temps d’en parler. Mais comme tout le monde il doit aimer les voyages. Je ne suis pas pressée, j’ai tout mon temps. Quand j’arriverai au port, j’achèterai un aller simple sur la malle. On montera à bord tous les trois, dans la voiture.

Et avec un peu de chance, je pourrai vous larguer pile au milieu de la traversée. Tu rêvais de faire de la plongée, José. J’espère que tu n’as pas oublié ton maillot.

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