Sous les pavés, la ville

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Depuis une dizaine de jours, l’entrée de ma rue est condamnée à cause de travaux de voirie. Pour accéder à mon domicile, en voiture, je dois me taper un détour de plusieurs minutes. Je ne parviens pas à utiliser d’autres mots que ceux-là :  » Je dois me taper  » . Ça sort tout seul. C’est comme si, à la vue de chaque panneau  » déviation « , le grommellement remplaçait la parole douce. Mon fils aîné doit me rappeler que nous avons reçu, en début de mois, comme tous les riverains et les riveraines du quartier, un courrier nous informant de la durée des travaux. Il cherche à me comprendre. Est-ce que c’est un truc d’adulte de râler un treize septembre puis un quatorze puis un quinze alors que tu sais que le chantier prendra fin, au plus tôt, c’est écrit en toutes lettres, au plus tôt le trente ? Ou c’est juste ton truc à toi de pester contre les ouvriers qui prennent tranquillement leur pause à l’arrière de leur camionnette et de leur mettre sur le dos le fait que tu es à la bourre, que tu n’as pas anticipé les embouteillages et que tu vas devoir téléphoner à ta collègue pour faire sauter le quart d’heure académique ? Comme d’habitude, la réponse se trouve à mi-chemin de ses questions. Mon fils aîné est un de ces garçons clairvoyants et subtils. Quand il avait 10 ans, il m’a conseillé de refuser une offre d’emploi car je risquais, ce sont ses mots, de me remettre à courir alors que je venais à peine de réapprendre à marcher après mon burn-out. Mon fils, c’est un king de la métaphore sans même savoir ce qu’est une figure de style. Ses observations agissent comme des secousses souples. Elles partent de son sourire et font naître le mien. J’ai remarqué que c’est souvent sur le trajet de l’école que nous avons ce genre de conversations ou au retour des entraînements de foot. Peut-être qu’être assis ainsi, presque épaule contre épaule, regarder dans la même direction, être noyés dans le flot d’actualités que déverse la radio, peut-être que la fatigue du saut du lit ou celle de la fin de journée dans les pattes, favorisent ce type d’échanges. Comme un moment suspendu, un habitacle hors-temps, comme lorsque mon père bossait à l’étranger et que la distance lui faisait m’écrire des messages de réconfort qu’il aurait été bien incapable de prononcer en ma présence. Je dois admettre que mon fils a raison et que je n’ai absolument aucune prise sur l’avancée de ce chantier. Je le dis à haute voix, comme pour me prendre à témoin de ma propre impatience. Je m’engage à ne plus râler sans raison grave dans les semaines qui viennent. Je m’engage à appréhender les embarras de circulation comme les embarras de la vie, de manière courageuse et résolue. Jusqu’à la fin de ce mois, je contournerai donc ce chantier comme si j’avais toujours connu ce chemin jusqu’à chez moi dans sa version longue, avec montée, dédale, passage streu, ruelle cabossée qui attaque les amortisseurs et descente casse-gueule qui bousille les plaquettes de frein. Et je fêterai la fin des travaux comme j’aurais fêté l’inauguration d’une toute nouvelle route, et non comme la réfection d’une ancienne chaussée. Il faudra que j’informe ma voisine que je ne partage plus tout à fait son mécontentement. Il faudra que je lui parle de cette génération d’enfants philosophes qui nous apprennent à regarder bien en face nos ambivalences, nos travers, nos ridicules et qui nous filent gentiment quelques astuces pour dompter nos drôles de dragons de la maturité. Il faudra aussi que je lui dise, à ma chère voisine, que je ne me déplace pas qu’en voiture, que je prends parfois le bus, que je marche quotidiennement. J’ai besoin de musarder, de flâner. J’ai besoin de cette lenteur qui transforme les pavés en art sous mes pieds, qui me rappelle les privilèges des personnes valides et me protège de la véritable errance. Il ne faudra pas non plus que j’oublie de lui parler du contremaître. Hier, aux abords du chantier, je l’ai entendu féliciter ses gars pour l’avancée des travaux, malgré les fortes chaleurs de cet été indien. Ses gars avaient des visages de toutes les couleurs et cette bigarrure et ce camaïeu sans frontières sont venus me redire qu’aucune rue, qu’aucune ville, qu’aucun pays ne se construit sans des bras venus d’ailleurs. Ça aussi, il faudra que je le redise à ma voisine.

J’ai besoin de cette lenteur qui transforme les pavu0026#xE9;s en art sous mes pieds.

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