Un italiano vero

© ELISABETH DEBOURSE

De l’intégration forcée à la crème fraîche à l’arrivée du mouvement slow food en Belgique, des chefs et restaurateurs en provenance de la Botte racontent 75 ans de culture culinaire italienne au plat pays.

La petite Simona voyage de bras en bras, décrochant des sourires à tous les adultes autour de la table. Un long panneau en bois qui accueille d’ordinaire les grands groupes venus manger au restaurant Sotto Il Ponte, à Charleroi, mais qui rassemble pour une fois les Cerami.  » Quand on est ensemble, c’est toujours autour d’un plat de pâtes « , lâche le père, long bonhomme aux yeux bleus qui tient également la galerie d’art contemporain la porte à côté. Le soir venu, il se poste derrière le bar du restaurant, avec vue sur son aînée responsable de salle.  » Avant, le dimanche chez la grand-mère, c’était artichauts farcis, pâtes, fritures, fruits et fruits secs… Mais on a perdu la tradition de ces grands repas depuis qu’on a le restaurant « , soupire-t-elle.

‘La cuisine italienne, elle commence dans la rue.’

Au fur et à mesure du récit familial des Cerami, on est tenté de dessiner un arbre généalogique, qui prendrait racine en Sicile, dans les Marches, à Naples, pour bruisser jusque dans la région carolo.  » Nos familles sont toutes les deux italiennes. Mes grands-parents paternels sont arrivés en 1928, après avoir voulu aller en Amérique. Faute de papiers, ils se sont retrouvés en Belgique. Mon père est ensuite né ici, où il a rencontré ma mère, arrivée dans les années 50. Ses parents avaient immigré pour venir travailler à l’usine Solvay de Couillet « , détaille Jacques Cerami. Anna, elle, a débarqué de Naples à l’âge de 3 ans. Lorsqu’ils se rencontrent, les deux jeunes gens, qui vivent dans le même quartier, expérimentent différemment la culture italienne. Chez lui, on a volontairement oublié l’italien et gommé l’accent — question d’intégration. Anna, elle, se sent à sa place partout : à l’école où elle parle le français, comme à la maison, où l’on pratique le napolitain.  » Quand je l’ai rencontrée, j’ai compris ce que c’était, l’Italie. Dans sa famille, on mangeait italien, on parlait italien, on écoutait de la musique italienne. Pour moi, c’était magnifique « , raconte le neveu du coureur Pino Cerami.

Ni l’un ni l’autre ne viennent de la restauration et le couple travaille d’abord ensemble dans la galerie. Mais  » les exigences de l’art et de la cuisine sont les mêmes : aimer le beau, le bon, et la qualité « , et ils saisissent l’opportunité d’acquérir le bâtiment accolé à la salle d’exposition. Ils descendent à Naples pour apprendre à préparer la pizza de manière traditionnelle. Quand leurs filles Nastasia et Ornella rejoignent le bateau, la famille le transforme en trattoria napolitaine.  » Ma mère est une bonne cuisinière et l’idée, c’était de reproduire ce qu’elle a toujours si bien su faire à la maison, mais au restaurant « , explique Nastasia.

 » Sales macaronis  »

Avec leur galerie d’art improbable plantée sous un pont, l’histoire des Cerami est unique. Elle tisse pourtant, avec celle d’autres restaurateurs, la toile de l’immigration italienne en Belgique, et son impact sur la scène culinaire locale. Depuis le milieu du XXe siècle, le nombre de tables italiennes n’a fait qu’augmenter au plat pays. Et pour cause, puisque l’accord italo-belge de 1946 – les fameux  » accords charbon  » – s’est mis à acheminer quantité d’Italiens pour alimenter les mines hainuyères.  » Le nombre d’Italiens travaillant dans le secteur de la restauration était de surcroît relativement important « , décrypte Gaëlle Van Ingelgem, chercheuse en histoire de l’alimentation à la VUB, dans une analyse sur le sujet. Il s’agit alors surtout de cafés, qui proposent parfois une petite restauration faite de charcuterie et de spaghetti.

Certains établissements ont mauvaise réputation, considérés comme les lieux privilégiés des anarchistes. Les bistrots belges étaient quant à eux parfois  » interdits aux chiens et aux Italiens « , rapporte Giovanni Bruno, le chef étoilé du Senzanome à Bruxelles, arrivé de sa Sicile natale à 16 ans. C’est que si, aujourd’hui, l’ italianité est jugée charmante et chaleureuse, et d’autant plus à table, ce n’est pas toujours l’accueil qui lui a été fait. Fut un temps, l’insulte  » sales macaronis  » courait les rues et ceux qu’elle pointait étaient critiqués pour leurs plats à l’ail et arrosés d’huile d’olive. Plus tard, on leur collera à l’inverse une image tout aussi stéréotypée de personnes joyeuses, un peu fantasques, mi-stars de cinéma mi-restaurateurs sympas, à laquelle les Italiens avaient tout intérêt de s’accrocher.

Un italiano vero
© ELISABETH DEBOURSE

Italiens, un point c’est tout

Une  » intégration  » forcée qui s’étendra jusqu’aux menus des restaurants. Quand ils ouvrent Il Carretto en 1972, les parents de Giovanni et Nadia Bruno proposent d’abord une cuisine sicilienne de terroir.  » Ils se sont fait gentiment remballer, raconte le chef. Les clients voulaient des pâtes avec une tonne de bolognaise et du gruyère par-dessus, en accompagnement d’une viande ou carrément en plat principal. C’était impensable pour nous ! Nos parents ont donc dû s’adapter, comme tous les autres, puisque quand les Italiens s’exportaient, c’était en premier lieu pour gagner un peu d’argent. On ne proposait pas de frites ? Eh bien il a fallu en faire !  » A ses côtés, sa soeur et la propriétaire du restaurant Fico rigole :  » Et le pinard, tu te rappelles ? Ils buvaient du vinaigre ! La grappa, ça aurait pu servir de désinfectant pour les mains.  » La fiasque de Chianti en paillage est effectivement alors sur toutes les tables. Une sorte de label made in Italy, qui s’accompagne de vert, blanc et rouge, et de fresques de grottes peintes sur les murs.

Dans les assiettes, on fait preuve de la même volonté de contenter les locaux.  » La sauce représente une caractéristique centrale de la culture gastronomique belge, dans laquelle la crème occupe une place de premier choix « , explique la chercheuse Gaëlle Van Ingelgem. L’infamie est donc mise au menu :  » La sauce tomate-crème servait souvent de base à plusieurs plats d’une même carte, limitant ainsi les coûts, le degré de nouveauté et les possibilités de refus de la part de la clientèle. Accompagnée de champignons, elle constitue (…) la véritable marque de fabrique de la cuisine italienne exportée en territoire belge.  » Avec elle, les diversités régionales sont également gommées : on est italien, un point c’est tout.

Quand Giovanni Bruno reprend le restaurant de ses parents, les choses se mettent à bouger et les esprits à s’ouvrir.  » J’ai commencé à recevoir des copains cuisiniers français à ma table. Pour moi, c’étaient des dieux, de vrais chefs et pâtissiers, alors que moi, je m’étais formé sur le tas. Ils se sont mis à me poser des questions sur la cuisine italienne. Ils me poussaient sans le savoir à me renseigner et à expérimenter. Je me suis aussi intéressé à d’autres cuisines, y compris la cuisine belge.  » Nadia Bruno adoube :  » Les croquettes de crevettes, pour nous, c’était merveilleux !  » Leurs clients, eux, font le même chemin. Au Senzanome, leur nouveau restaurant à Schaerbeek, leur mère décide de renouer avec leurs racines, sans concessions.  » Pendant un an, on a joué au rami en cuisine, en attendant le client. Puis, le restaurant s’est mis à avoir sa petite clientèle de quartier, dont beaucoup de Flamands, qui étaient plus connaisseurs, plus gourmets « , raconte Nadia. En 2004, Giovanni Bruno remporte une étoile.  » Pourtant, à part tenter de s’améliorer sans cesse, on n’avait rien changé. Depuis, j’ai beaucoup voyagé, notamment en Italie. Je m’intéresse à tout, et j’ai gagné en technique, toujours dans le respect du produit.  » Sa soeur, elle, a quitté l’ombre du chef pour ouvrir  » une osteria, avec toute la générosité qui va avec « . C’est qu’avant le gastro,  » il existe tout un tas d’endroits où l’on peut se régaler avec des plats de tous les jours : l’osteria, la trattoria, la pizzeria, la rosticceria… La cuisine italienne, elle commence dans la rue « , assure Giovanni Bruno.

Good slow food

A Louvain, Felice Miluzzi joue les équilibristes dans un numéro plus contemporain, entre traditions et futur de l’alimentation. Débarqué en 2007, il ne connaissait alors  » rien à la Belgique, si ce n’est que le pays est célèbre pour son chocolat et ses restaurants étoilés « . Son meilleur ami lui présente l’ancien propriétaire du restaurant Rossi, à la recherche d’un chef. En Italie, il cuisine déjà pour de grandes tables – dont l’Osteria Francescana de Massimo Bottura – et est engagé. C’est dans ce même restaurant qu’il rencontre son épouse, Yue Gu, ressortissante chinoise – une romance douce, faite de vin et de repas partagés – avant de prendre la tête de Rossi. Aujourd’hui, le chef importe ses huiles et certains fromages typiques, mais tous ses légumes, poissons et viandes proviennent de producteurs belges.  » Au fil des années, j’ai créé de belles relations avec eux. J’aime les rencontrer, pouvoir leur serrer la main. Je viens d’un petit village en Italie où ce genre de chose est important « , insiste Felice Miluzzi, qui a entre-temps importé l’alliance Slow Food, née en Italie, à Louvain.  » C’est une organisation qui promeut une alimentation délicieuse, propre et juste. C’est la raison pour laquelle Felice se fournit en poissons de la mer du Nord plutôt que de la Méditerranée, ou cuisine énormément de légumes racines qu’on a ici en abondance. On ne vend pas non plus de sodas de multinationales. Ce sont des valeurs qu’on veut transmettre avec le restaurant « , décrypte Yue. Et le chef d’ajouter :  » La philosophie de ma cuisine, c’est de se baser sur des recettes traditionnelles et régionales, et de leur donner mon interprétation personnelle. Je ne veux pas oublier qu’on vit en 2020. « 

Retrouvez aussi une recette de Giovanni Bruno, chef du Senzanome, sur www.levifweekend.be

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