Notre interview exclusive avec l’Autrichienne Marlene Engelhorn, qui redistribue les 25 millions d’euros de son héritage
En janvier dernier, cette jeune Autrichienne a défrayé la chronique en annonçant vouloir redistribuer les 25 millions d’euros de sa défunte grand-mère. Cette activiste multimillionnaire ne manque pas d’arguments pour fustiger les injustices de notre monde.
Que feriez-vous avec 25 millions d’euros ? Pour une trentenaire autrichienne, cette question est devenue réalité à l’automne 2022, au décès de sa grand-mère de 94 ans. Traudl Engelhorn-Vechiatto administrait le capital familial constitué auprès du groupe chimique allemand BASF.
La valeur de l’entreprise s’élevait, selon les estimations de Forbes, à 3,8 milliards d’euros. Cette somme, Marlene Engelhorn, sa petite-fille, en a hérité, en plus de quelques autres millions d’euros (le montant exact reste inconnu).
Mais recevoir une fortune de la sorte ne correspondait pas exactement aux convictions de la jeune femme. « J’ai toujours maintenu une certaine distance vis-à-vis de la richesse de ma famille. Après tout, c’était leur argent, pas le mien. Lorsque j’ai soudainement reçu cette somme, je ne pouvais toutefois plus me voiler la face », explique-t-elle depuis son pied-à-terre viennois.
L’effet d’une bombe
La jeune femme de 31 ans a vécu dernièrement des semaines bien remplies. En janvier, elle dévoilait son projet de redistribuer les 25 millions d’euros reçus pour critiquer les politiques fiscales en vigueur et souligner la persistance des inégalités de richesse dans nos sociétés.
Dorénavant, un comité de 50 citoyens sélectionnés au hasard – le Gute Rat für Rückverteilung – sera chargé de déterminer l’utilisation des fonds. Au moment de notre entretien avec cette philanthrope, la première session est programmée pour le week-end suivant…
Et le monde semble attendre cet événement avec impatience. « Nous savions que la nouvelle ferait l’effet d’une bombe en Autriche, mais nous ne nous attendions pas à ce qu’elle soit relayée jusqu’aux Etats-Unis et en Australie, avoue Marlene. Nous sommes très curieux de voir jusqu’où tout cela va mener. »
Selon vous, pourquoi votre initiative a-t-elle suscité un tel intérêt ?
Nous vivons dans un monde incroyablement inégal, les chiffres sont là pour le prouver. Pourtant, ce n’est pas la volonté qui manque. Cette lutte contre les disparités se fait entendre aux quatre coins du monde, alors que la situation, elle, ne fait qu’empirer.
Vous cherchiez une solution démocratique pour gérer votre héritage non taxé, lequel sera bientôt redistribué par une assemblée citoyenne.
Certains ont d’abord trouvé l’idée de former un conseil citoyen assez étrange. Nous devons dépasser le simple fait de remettre en question l’état actuel des choses. Certains médias sont focalisés sur l’avenir de ces 25 millions, alors que le véritable enjeu réside dans le fait de trouver un moyen de lutter efficacement contre les inégalités.
Quels sont les résultats escomptés ?
J’espère véritablement susciter un vaste débat sur la question des inégalités, des richesses et de leur impact sur nos vies. Qu’est-ce que tout cela signifie pour le climat ? Pour la lutte contre le racisme ? Quel rôle ces inégalités jouent-elles dans la discrimination à l’égard des femmes, des personnes de couleur, des jeunes transgenres ?
Ensuite, j’espère que ces 50 personnes vivront une expérience inoubliable. Je ne serai peut-être pas d’accord avec toutes les idées émises par ce conseil, mais peu importe. Leurs propositions seront certainement plus pérennes que celles d’une jeune femme privilégiée, convaincue de tout savoir sur le monde et son fonctionnement.
Ou, comme vous l’avez dit dans une interview précédente, vous êtes née avec ces millions, rien de plus.
Notre réussite ne devrait pas être conditionnée par notre naissance, n’est-ce pas ? Je suis le produit d’une société inégalitaire. Je n’aurais pas dû naître dans une famille ultrariche, tout comme personne ne devrait grandir dans une famille pauvre.
A quel âge avez-vous pris conscience de vos privilèges ?
C’est difficile à dire. La vie est faite de rebondissements. J’ai été façonnée par mes expériences d’enfant, mais aussi par mes années étudiantes, ou par des conversations avec des amis ou des partenaires. Et oui, bien sûr, il y a eu des moments décisifs qui ont donné un élan supplémentaire à mes idées, comme l’obtention de cet héritage.
Avec qui avez-vous eu l’occasion de débattre au sujet de cette initiative ?
Avec tous ceux qui ne pouvaient pas prendre la fuite en l’entendant, comme mes amis et ma famille (rires). Lorsque je suis devenue politiquement active, j’ai aussi beaucoup appris de l’équipe de Tax Me Now (NDLR : un groupe de milliardaires qui milite activement pour des réformes fiscales en Allemagne, en Autriche et en Suisse) et j’ai fait la connaissance de nombreux autres fortunés qui partagent mes idées et luttent pour plus de justice. C’est grâce à eux que je suis arrivée à cette conclusion : nous devons nous battre pour le changement que nous voulons voir.
A-t-il été facile d’aborder ce sujet avec des amis et des membres de votre famille nés dans ce même milieu ?
Pas avec tous, bien sûr, mais ce n’est pas grave. En fin de compte, les partisans de la démocratie aspirent tous à la même chose.
Votre mère est-elle votre plus grande admiratrice ?
Il faudrait le lui demander. Seulement, elle refuse de s’adresser aux médias, alors la tâche risque d’être ardue. Je pense qu’elle se reconnaît dans mon combat et qu’elle est fière de ce que nous accomplissons aujourd’hui.
Votre grand-mère savait-elle que vous alliez redistribuer votre héritage ?
Non, nous n’en avons jamais parlé.
Vous avez intégré, à 20 ans, une université publique pour étudier l’allemand et la littérature. C’est la première fois de votre vie que vous vous retrouviez entourée d’étudiants de toutes origines et de toutes classes sociales…
Avant ma première rentrée dans le public, certaines personnes semblaient penser que je n’avais pas conscience de la diversité du monde et que je ne comprenais rien à la vie. C’est faux, mais ces avis ne me dérangent pas, car d’un point de vue structurel, ils contiennent une part de vérité. J’ai passé ma jeunesse dans des écoles privées, parmi ces enfants nés avec une cuillère d’argent dans la bouche. C’est à l’université que j’ai appris le plus, en discutant simplement avec les personnes qui m’entouraient.
Qu’avez-vous appris de cette expérience ?
Il est important de se recentrer. Imaginez-vous débarquer à Barcelone après avoir vécu à Vienne toute votre vie. Vous ne connaissez ni les rues, ni les gens, ni la langue, tout y est différent. L’exemple est sans doute un peu extrême, mais l’idée est que, dans une telle situation, vous apprenez à remettre en question votre perception de la normalité.
Dans quelle mesure vos expériences sont-elles représentatives ? Vous réalisez rapidement l’ampleur de vos privilèges. Un poisson ignore qu’il est entouré d’eau, car c’est tout ce qu’il a toujours connu.
Si vous n’évoluez qu’au sein de cercles aisés, vous ne serez pas enclins à aborder les difficultés liées à certaines dépenses quotidiennes, car pour vous, il est acquis de toujours pouvoir vous offrir ce que vous souhaitez. On ne vous demandera également jamais à combien s’élève votre loyer – on s’en fiche. On préférera vous questionner sur la manière dont vous utilisez votre richesse pour appuyer votre pouvoir ou votre identité.
Qu’entendez-vous exactement par identité ?
Connaissez-vous le nom de la fondation de Bill Gates ? Je vous le donne en mille : la Fondation Bill & Melinda Gates. C’est un parfait exemple d’identification à la richesse : utiliser ses énormes moyens financiers pour embellir sa vie. De nombreuses personnes qui établissent des fondations ou des entreprises délèguent le travail concret à leurs collaborateurs.
“Le monde est le résultat des décisions prises par les riches, et il faut l’admettre, c’est un massacre.”
Mon arrière-grand-père a décidé d’investir dans une entreprise de chimie, ce qui n’a pas fait de lui un chimiste. Pourtant, il s’est identifié à son entreprise, ce que je trouve très étrange. Les gens utilisent leurs fondations pour signifier leur statut. De la même manière, les grandes maisons dans lesquelles ils vivent sont censées refléter leur identité. Néanmoins, il n’est pas rare qu’ils engagent des décorateurs pour penser leur intérieur.
Dans de précédentes interviews, vous révéliez que, avant le lancement de votre projet, de nombreuses personnes et organisations vous avaient contactée en espérant obtenir un soutien financier. Vous avez systématiquement décliné, estimant qu’une décision aussi importante ne devrait pas être prise par une seule personne…
En fait, j’ai parfois accepté, mais toujours de manière très transparente, lorsqu’il y avait un besoin réel et que ces personnes n’avaient pas le temps d’attendre ma « révélation » . Par exemple, mon don à l’Institut Momentum, un groupe de réflexion sur la politique fiscale et la protection du climat, a suscité un grand engouement sur les réseaux sociaux.
J’ai déjà mentionné dans des interviews que je me sentais très mal à l’aise par rapport au pouvoir que me confère ma position. L’idée que quelqu’un doive venir me convaincre qu’il mérite mon aide et que les caprices d’un gosse de riche déterminent si la somme lui est versée… Le principe est assez injuste, si vous voulez mon avis.
Vous remettez également en question l’ensemble du système philanthropique.
Toutes les fortunes qui participent à ce système de philanthropie, de près ou de loin, approuvent l’idée. Mais voyez la situation actuelle : le monde est le résultat des décisions prises par les riches, et il faut l’admettre, c’est un massacre. Alors que faire de ce pouvoir ? Le partager. Ou plutôt le redistribuer.
Nous vivons dans une société où les réseaux sociaux accentuent la visibilité de la richesse et la normalise.
Pour moi, la visibilité des produits de luxe ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. Ce qui échappe à notre vigilance s’avère bien plus pertinent et dangereux, car c’est là que réside le véritable pouvoir. Cette menace se trouve dans le pouvoir d’influence que cette richesse permet d’exercer : un phénomène qui se produit souvent à notre insu.
“Il est pernicieux pour notre société qu’une personne puisse intervenir directement dans la façon dont nous vivons grâce à ses ressources.”
Nous savons si peu de choses sur l’étendue de ces réseaux…. Nous pouvons parler de l’impact environnemental des jets privés et des yachts, mais leurs propriétaires possèdent généralement aussi des entreprises aux dégâts bien plus conséquents. C’est là que se trouve le cœur du problème.
Pourquoi n’avez-vous jamais révélé l’ampleur de la fortune, au-delà des 25 millions, dont vous avez hérité?
Les médias me traitent avec beaucoup de bienveillance compte tenu de mon initiative, mais il y a des aspects de mon travail qui méritent également d’être critiqués et dont je ne suis pas satisfaite. Par exemple, je ne peux pas être transparente sur ce que je possède à cause de ma famille, qui m’a demandé de ne pas le faire. C’est un souhait que je veux respecter, un compromis.
A plusieurs reprises, vous avez éludé les questions concernant votre fortune ou celle de votre famille lors d’interviews. Alors pourquoi pensez-vous qu’il est important que les gens continuent à les poser ?
Parce qu’encore une fois, ce n’est pas tant le montant qui compte, mais le pouvoir qu’il confère. Cet élément doit être rendu visible. Pourtant, on ne me pose presque jamais de questions sur le sujet parce que les journalistes ne veulent pas m’embarrasser. Et j’ai moi-même du mal avec cela.
Votre initiative soulève également une question philosophique complexe : qu’est-ce que posséder trop ? Beaucoup se demandent si les milliardaires devraient encore exister.
Chacun est libre d’avoir son opinion sur la question, mais pour moi, posséder trop c’est voir sa richesse se transformer en quelque chose d’autre. La réelle question est la suivante : quand l’argent devient-il influence ou pouvoir ? Même si vous n’en usez pas, il est pernicieux pour notre société qu’une personne puisse intervenir directement dans la façon dont nous vivons grâce à ses ressources.
Un cynique dirait qu’il est naïf d’essayer de changer un tel système.
Je n’écoute pas vraiment le cynisme parce qu’il est synonyme d’abandon. Si vous avez baissé les bras, n’embêtez pas les autres avec votre vision défaitiste. Et pour l’amour du ciel, ouvrez un livre d’histoire. Des femmes privées de droit de vote ? Eh bien, problème résolu.
Droits de l’homme et égalité des droits ? Boum, la Révolution française. Je ne prétends pas que cet événement a tout chamboulé du jour au lendemain, je dis seulement que la vie a changé parce que le peuple a osé le demander. Aux cyniques de ce monde, je dis : laissons les naïfs sauver ce qu’ils peuvent et soyez les bienvenus à notre fête.
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