Femme au foyer, le statut rêvé d’une nouvelle génération ultra-connectée

Femme au foyer, un statut qui fait rêver? Getty Images
Aylin Koksal
Aylin Koksal Journaliste

Cela fait quelques mois que les réseaux sociaux sont inondés de vidéos de femmes hyperféminines qui semblent n’avoir pas grand chose à faire de leurs journées. Revendiquées stay-at-home girlfriend, soft girl ou encore divine feminine, elles incarnent toutes une version moderne de la femme au foyer, élevée en rempart contre notre culte de l’ultra-performance.  

Sur TikTok, la vidéo « Une journée dans la vie d’une copine au foyer » attire l’attention. À l’écran, une jeune femme s’étire et fait son lit avant de se diriger vers la salle de bains et de commencer son rituel matinal : un masque avec des lumières LED et dix produits glissent sur sa peau. En voix off, elle explique étape par étape sur un ton doux ce que chaque sérum et chaque crème sont supposés accomplir. Elle se dirige ensuite vers son dressing, sélectionne méticuleusement quelques pièces et opte finalement pour un look doux et pastel.

Une fois satisfaite de son apparence, elle se rend dans la cuisine, où elle prépare un latte qu’elle apporte à son petit ami, le pourvoyeur de la famille, un homme à l’air sévère qui semble glué à son bureau. Sa compagne pose soigneusement le café devant lui et lui sourit tandis qu’il hoche la tête avec approbation, un échange fugace, mais significatif, transaction silencieuse dans laquelle chacun remplit à merveille le rôle de genre qui lui est assigné. Enlevez le décor, et toute la saynète susmentionnée pourrait se passer dans les années 60, sauf qu’elle a bien lieu à l’époque contemporaine, et que ce mode de vie duquel nombre de femmes ont voulu s’affranchir à l’époque fait désormais un retour en force.

De quoi pousser à une réflexion sur le rôle des femmes dans cette société. Et si, contrairement à ces petites amies au foyer, vous laissiez votre estime de soi dépendre de vos performances et de votre productivité ? S’identifier à l’image d’une femme trophée dédiée à satisfaire les besoins de son partenaire semble très dépassé. Mais il y a aussi quelque chose d’innocent et de romantique dans ce genre d’images. L’hypothèse que la vie ne doit pas être une course effrénée, qu’elle peut être aussi simple et insouciante que préparer un café au lait, prendre soin de sa peau ou choisir une tenue aux couleurs pastel. Une croyance qui nourrit également de nombreuses autres sous-cultures sur les réseaux sociaux, entre cottagecore, Soft girls, Vanilla girls et divine feminine.

Si les premières idéalisent une certaine idée de la vie rurale, les Soft girls optent pour un look féminin au point d’en devenir mièvre, tandis que les Vanilla girls valorisent le confort, décliné en 50 nuances de tons neutres (d’où la vanille). Les adeptes du mouvement divine feminine, elles, veulent exploiter au mieux « l’énergie féminine » et mettent en avant les qualités nourricières et intuitives souvent associées au sexe féminin. Fil rouge qui les relie toutes: qu’elles soient vanille ou cottage, les followeuses de ces néo-modes de vie s’opposent au modèle de féminité élevé en idéal ces dernières années.

La vie en rose 

Il n’y a pas si longtemps, on était en effet encore à l’ère de la fameuse ‘girlboss’ : un néologisme tiré du livre du même nom, #GIRLBOSS de Sophia Amoruso, la fondatrice du site de fast fashion Nasty Gal. Son parcours vers la gestion d’une entreprise prospère a été si inspirant qu’elle a gagné un énorme succès en un rien de temps. Et que le terme girlboss fut bientôt partout, des agendas, aux stylos en passant par les vêtements. Et ce alors même que Nasty Gal a déposé son bilan en 2015 en raison – ça ne s’invente pas – d’une culture de travail toxique.

En conséquence, le mot « girlboss » a pris une connotation caricaturale. Des parodies ont rapidement fait surface telles que « Gaslight, Gatekeep, Girlboss », une pièce de théâtre détournant l’adage « Live, Laugh, Love », qui se moque du stéréotype de la féministe. Sur TikTok, la Girlboss a fait peau neuve et a été ré-imaginée sous le nom de « That girl » : une version fastueuse, cool et encore plus efficace que la femme entreprenante incarnée par Sophia Amoruso. Mais cela aussi – en partie à cause des « routines matinales de 4 heures du matin » irréalisables et hyper-productives – a été rejeté comme un non-sens par le grand public.

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Là où les mouvements #girlboss et that girl idéalisent le travail acharné, les filles douces et vanillées font tout le contraire. Elles vivent au ralenti, embrassent leur « féminité » – ou la définition bien définie qu’elles en ont – vivent dans un intérieur de rêve confortable à souhait et ont une préférence revendiquée pour les vêtements aux couleurs pastel.

« Vous pouvez y voir un contre-mouvement à la culture de l’agitation trépidante qui a prévalu dans la société ces dernières années »

explique Sanne Pieters, sociologue et chercheuse à la KU Leuven.

« Beaucoup de jeunes femmes trouvent qu’il est impossible d’être à la hauteur d’un idéal qui les oblige à exceller dans tout : leur carrière, leur maternité, leurs relations et leurs amitiés. Ce que ce contre-mouvement émergent dit, en réalité, c’est que cet idéal est impossible à atteindre ».

Take the red pill

Une réalisation qui peut parfois s’exprimer sous des formes plus extrêmes. Ainsi, la sociologue a fait des recherches sur le mouvement Red Pill, et plus précisément, la branche féminine de ce mouvement, ​​les Red Pill Women. ‘The Red Pill est un clin d’œil à Matrix (film de 1999, réalisé par les sœurs Wachowski’, ndlr) dans lequel le protagoniste doit choisir entre une pilule rouge ou bleue. Quand tu prends la pilule rouge, tu te « réveilles » et tu vois la « réalité » de la société », explique la sociologue. « Le mouvement Red Pill s’est approprié cette idée et y a attaché sa propre idéologie. »

Une partie de cette « réalité »: la conviction que les relations hétérosexuelles sont condamnées depuis l’émergence du féminisme, une idée qui s’est également propagée aux femmes du mouvement Red Pill. « Les femmes sont ouvertement anti-féministes. Elles trouvent inconciliable que la féminité aille de pair avec l’excellence dans tous les domaines : elles ne pensent pas qu’une femme doive être infiniment malléable et flexible. C’est pourquoi elles veulent revenir à un rôle de genre plus traditionnel ».

@wai.iti.ridge

Replying to @mapleapril37 day in the life except it’s only until like noon and i forgot to film breakfast and picking berries. i also played mr. potato head with my child but filming play time feels ick to me. #cottagecoremom #dayinthelife

♬ Lord Of The Rings: The Shire (Concerning Hobbits) – Geek Music
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Femme au foyer, un choix esthétique ou idéologique?

Selon Sanne Pieters, il existe une relation entre le mouvement Red Pill et le regain de popularité de la femme au foyer. Leurs vidéos qui cartonnent sur TikTok ne sont pas entièrement anti-féministes, mais un modèle de genre plus traditionnel les attire clairement, même si elles le communiquent différemment.

Par exemple, les copines au foyer laissent le travail à l’homme. Les Soft girls optent pour une esthétique de rêve avec un maquillage doux qui ressemble au maquillage viral de la « Cold Girl« . Leur quotidien est axé sur la douceur de vivre, le confort et les petites plaisirs. Quant aux Vanilla girls, elles préfèrent le luxe minimaliste et une palette de couleur vanille obligatoire dans leur intérieur et leur garde-robe.

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« Dans les vidéos TikTok, tout est présenté de manière si féérique que votre attention se porte immédiatement sur l’esthétique », explique Sanne. «Il faut un certain temps avant que vous réalisiez vraiment que vous êtes exposé à une idéologie.»

La domination de ces idéologies est-elle principalement présente sur Internet? « Il serait faux de penser qu’elles ne vivent qu’en ligne. Ce mouvement est clairement populaire et se ressent dans la vraie vie ». C’est ainsi que la Suédoise Matilda Djerf, idolâtrée et louée par ses fans pour son incarnation de la fille vanille parfaite, a pu sortir son label Djerf Avenue. Ses blazers beiges surdimensionnés, ses chemises fluides et ses mini-jupes se vendent comme des petits pains et sont désormais incontournables dans le monde de la mode.

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Est-ce qu’on ne devient une Vanilla girl qu’en portant des vêtements Djerf, et une Soft girl en mettant du blush pastel ? Et comment « se débarrasser des traits masculins » et « embrasser sa féminité » pour devenir divine feminine ? Des heures de recherche ne m’ont pas donné de piste concrète.

Je tombe sans cesse sur des rituels dénués de sens et des conseils douteux : certains créateurs de contenu prétendent que je devrais tenir un journal et boire du thé à la camomille, d’autres assurent que je devrais agrémenter mon intérieur de quartz rose et de plantes vertes. « Cela ne me surprend pas qu’il n’y ait pas de manuel », déclare Sanne Pieters. « Il n’existe pas plus de soft girl ou de girlboss typiques qu’il n’y a un seul type de féminité. Elle est impossible à définir ».

Paradoxe du féminisme

Et il en va de même pour le féminisme : comment le définissez-vous exactement et quand êtes-vous féministe ? L’histoire nous apprend que les féministes ont protesté contre l’exclusion dans l’éducation et le travail à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. L’apogée de la première vague de féminisme a été la lutte pour le suffrage des femmes. Par la suite, le féminisme des années 1960 tournait principalement autour de thèmes tels que le travail rémunéré et les violences sexuelles. L’ère post-féministe d’aujourd’hui est synonyme de #Girlpower, d’individualisme et d’autonomisation, et le féminisme est de plus en plus considéré sous un angle plus inclusif.

Par exemple, Kimberlé Crenshaw, professeur de droit à Columbia et UCLA, a inventé le terme d’intersectionnalité. Dans son livre On Intersectionality, elle décrit comment le genre, l’origine ethnique et l’identité sexuelle d’une personne peuvent l’exposer à de multiples discriminations et marginalisations. Avec l’intersectionnalité à l’esprit, pouvez-vous être féministe si vous êtes une femme au foyer ou si vous voulez vivre une vie lente ? « Tout le monde n’a pas le privilège, le temps et le luxe de s’offrir une telle vie », pointe Pieters.

@fazolibreadstick

What are your thoughts? #berespectful #stayathomegirlfriend #feminism

♬ original sound – fazolibreadstick
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D’un autre côté, certaines femmes de couleur voient la vie plus lente et plus douce comme une forme de résistance. Par exemple, l’esthétique de la Soft girl est populaire auprès de nombreuses femmes afro-américaines, précisément parce qu’elles sont souvent confrontées à la rhétorique stéréotypée de la femme noire forte. Porter une robe de princesse et se reposer sur son lit en buvant du thé : une forme de protestation contre la société qui en attend trop d’elles.

@glaminista08

paris vlog coming soon ✨🎀 #girlyaesthetic #coquetteaesthetic #princessaesthetic #hyperfeminine #blackgirlmagic

♬ Chopin Nocturne No. 2 Piano Mono – moshimo sound design
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« Que vous restiez à la maison et que vous fassiez des vidéos sur votre vie au foyer sur les réseaux sociaux, que vous vous engagiez dans votre vie de fille douce ou que vous construisiez une carrière, nous nous optimisons toujours d’une manière ou d’une autre. Soit dit en passant, la création de contenu de qualité prend également beaucoup de temps et c’est ainsi que l’on construit secrètement une carrière », s’amuse Sanne Pieters. L’exemple ultime étant donc Matilda Djerf, qui y a lié sa propre marque de vêtements et son entreprise, bâties sur le succès de ses vidéos en ligne.

Selon la sociologue, toutes ces sous-cultures sont intimement liées au post-féminisme, où tout tourne autour de l’individualisme et de l’autodétermination. En ce sens, l’image que ces femmes se font du féminisme est quelque peu paradoxale : « Les femmes qui choisissent de rester à la maison le font parce que c’est leur choix. Il en va de même pour les femmes qui choisissent consciemment leur carrière. Ces deux types ont donc plus en commun que vous ne le pensez ».

Et de conclure que « toutes les femmes conviennent que les attentes de la société sont très élevées pour elles. Tout le monde cherche un moyen d’y faire face. C’est précisément pourquoi il est important de rester curieux l’un de l’autre, quelle que soit votre vision du féminisme et de la féminité ».

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