Pourquoi ça nous dérange quand quelqu’un ne boit pas d’alcool?

sans alcool
Amélie Micoud Journaliste

En réponse, ou plutôt, en miroir à sa collègue Kathleen Wuyard qui ne boit plus d’alcool et qui raconte pourquoi dans une chronique, Amélie Micoud a décidé de faire une petite introspection confession (sans alcool). C’est comment d’être celle qui boit quand les autres ne boivent pas et surtout, pourquoi ça soûle?

Jeudi matin, réunion de rédaction. Tournée minérale oblige, la question se pose évidemment de qui va écrire quoi sur le sans alcool (la fête est plus folle). L’élan est donné par ma collègue Kathleen qui propose d’écrire que « L’enfer, c’est les autres, surtout quand on arrête de boire de l’alcool ». Je m’engouffre dans cette trop belle brèche. J’ai envie d’écrire sur la partie adverse. Sur celles et ceux qui sont ces autres;

Aveux honteux

Moi-même ayant pris la tangente, depuis quelques mois maintenant, de fortement réduire ma consommation personnelle, voire de ne plus boire en semaine ou presque, je me suis demandé: pourquoi donc nous sentons-nous contrariés quand, dans un « moment de partage » comme on dit aujourd’hui, notre partenaire se cantonne à un bon vieux Coca?

Pour ma part, cette petite frustration ne se présente heureusement pas toujours. En groupe, si l’un des convives ne boit pas d’alcool, ça ne m’émeut pas plus que ça. Je dirais même que je m’en fiche carrément. Oui, j’ai bien certaines pensées du type: « il a peut-être arrêté de boire/il sort d’une gastro/elle est enceinte ». Mais rien de plus et surtout, j’évite de faire des commentaires.

Mais je l’avoue honteusement. Oui, il m’est arrivé et il peut m’arriver encore de ressentir une petite contrariété quand cette scène de la vie quotidienne survient. Et j’ai honte de le confesser encore, mais il m’est également arrivé de trouver les gens abstinents carrément suspects lorsque cette sobriété ne s’expliquait pas par des raisons religieuses ou de santé. « J’aime pas ça » ne me suffisait pas, et j’en déduisais que ce refus de boire devait traduire ce que je percevais comme une faille: un refus de lâcher prise, une volonté de contrôle absolu. Ou alors je suspectais une histoire personnelle compliquée, avec un père alcoolique, par exemple. « Mais c’est quoi son problème? » en somme.

Moments de solitude

Pourtant, en y repensant, n’avons-nous pas tous été le sans alcool de quelqu’un? Parce qu’on était sous antibio, parce qu’on sortait d’une grosse crève, parce qu’on avait trop bu la veille ou parce qu’on était enceinte? Il nous est (presque) arrivé à tous de refuser un verre, en ayant à se justifier. Et je me souviens de quelques soirées où, enceinte, j’allais me coucher à 23 heures quand la fête continuait sans moi. Impossible de suivre mes amis là où quelques milligrammes d’alcool les avait menés, même gentiment. Pouvait-on vraiment faire la fête – la vraie – sans ivresse?

« Est-ce que celui qui ne boit pas ne nous renverrait pas en pleine figure que nous, on boit, alors qu’on pourrait facilement s’abstenir? »

Mais revenons-en au contexte. Je disais donc que si je ne suis pas la seule à commander ma petite bière dans un groupe d’amis, tout va bien. Mais si personne ne boit sauf moi, il me sera difficile de retenir un « Je suis la seule à boire?!! » contrarié. La poivrote du groupe, super. Le comble de l’affront? Je suis en tête à tête avec une personne qui, sans prévenir, déclame un « Moi une eau pétillante, merci! », très sûre d’elle au serveur, alors que je viens de commander un cava. Traîtresse.

Pourquoi? Pourquoi diable est-ce que je ressens cette pointe de frustration voire de déception? Pourquoi ça me dérange? Je devrais m’en foutre après tout! Cette personne ne m’empêche pas de le commander, mon verre de cava. Est-ce l’idée d’entrer dans l’ivresse, même légère, toute seule? Sans doute. Lorsqu’on prévoit une sortie avec un ami, le bon petit verre de vin ou l’apéro pour accompagner ce moment de partage, ça fait partie du plaisir. J’y vais, et c’est plus cool si tu viens avec moi.

Le verre, c’est les autres

Car c’est un fait, les gens changent quand ils ont un petit coup dans le pif. Oh! Cela peut être très subtil. Nul besoin d’être soûl comme une barrique pour être un peu plus à l’aise, un peu moins inhibé, un peu plus enclin à la confidence, au rire, à la camaraderie. Et du coup, si je suis seule à picoler, même juste un verre ou deux, le partage promet d’être moins intense. C’est, en tout cas, ce qu’il y a certainement derrière cette douce amertume. L’envie que l’autre soit à 100 % avec moi.

Et j’enfoncerais des portes de bistrot ouvertes en disant que « boire un coup » facilite et renforce le lien social, en tout cas dans nos contrées d’alcolos. Dans l’inconscient collectif, quand on parle d’aller boire un verre, on imagine tout de suite que l’alcool fait partie du tableau. Il est des nôtres, il a bu son verre comme les autres. Donc, forcément, quand quelqu’un refuse un verre, on a tendance à penser qu’il casse l’ambiance. Rabat-joie.

Mais n’y aurait-il pas autre chose? Est-ce que celui qui ne boit pas ne nous renverrait pas en pleine figure que nous, on boit, alors qu’on pourrait facilement s’abstenir? « Regarde, moi, j’y arrive »: n’est-ce pas ce que la personne qui passe la soirée à l’eau semble nous dire sans même le vouloir? De la frustration au sentiment de défi – j’arrête quand je veux – il n’y a qu’un pas. Ou quelques degrés d’alcool, après tout.

L’autre jour, j’ai entendu une chroniqueuse sur France Inter raconter son Dry January, et son amusement à répondre à ceux qui la questionnaient sur sa sobriété « J’ai arrêté parce que j’étais alcoolique », histoire d’être tranquille. Même anecdote, cette fois sans blague, dans la chronique de ma collègue. Ça m’a rappelé ce même type d’arguments que j’avançais moi-même quand, devenue mère, les gens me faisaient des remarques. L’argument choc, dit sérieusement ou avec humour, ça marche toujours. L’enfer, c’est les autres… Et boire, ça aide à l’oublier.

Lire aussi: L’humour, allié pour résister aux injonctions à boire durant la Tournée minérale

Nuits d’ivresse

En tapant ces lignes et en lisant ma collègue, je réalise qu’au fond, les personnes alcool free me titillent peut-être aussi parce qu’elles éveillent ma curiosité. Et de la déception – je suis seule à (re)boire, tu ne m’accompagnes pas – je serais dorénavant plus encline à l’admiration. Car moi, j’avais une bonne raison de dire non, quand j’étais enceinte. Mais imaginez ce que ça doit être de vivre dans une société où l’alcool est partout sans « une bonne raison »? Et du coup, je m’interroge, ces personnes mettent-elles en place des stratégies d’évitement des situations à risque? Partent-elles d’une soirée plus tôt? Refusent-elles des invitations? Évitent-elles ce qui, traditionnellement, accompagnaient leur verre de vin? En d’autres termes: est-ce réellement possible de continuer à vivre comme avant quand on ne boit plus?

Si tel est le cas, je les admire d’affronter sans aucune substance psychotrope les moments de rassemblement. Les soirées où on se sent mal à l’aise, les repas qui s’éternisent, les pots où l’on se demande ce qu’on fout là. Les mariages où l’on doit se farcir un voisin de table un peu pénible, Sous le soleil des tropiques* à fond les ballons et le discours de tonton Gérard qui, lui, n’a pas l’air d’avoir bu que de l’eau. Comment avoir l’envie de faire la queue leu leu ou de se dandiner sur le Connemara de Michel Sardou à 4 du mat’ sans alcool dans le sang?

Aujourd’hui, je vois les choses autrement. Peut-être parce que je vieillis, peut-être aussi parce que j’ai pu constater de trop près les dégâts de l’alcool et la nécessité vitale de ne plus jamais boire. Mais le marché florissant des alternatives sans alcool et les Tournées minérales en témoignent aussi: les mentalités évoluent, et c’est très bien comme ça. Et la prochaine fois que cette copine commandera un Coca, j’y réfléchirai à deux fois. Après tout, qu’importe l’ivresse pourvu qu’on ait le flacon.

*Et donc cette chronique aura été l’occasion, pour moi, de découvrir que le vrai titre de la chanson est « Les sunlights des tropiques » cqfd.

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