Plus de créativité et moins de burn-outs: pourquoi avoir de « bons collègues » est tout sauf un détail
Quand on additionne le nombre d’heures qu’on passe chaque semaine au travail, on comprend rapidement l’importance d’être entouré·e de bons collègues. Pour l’aspect social, certes, mais aussi pour leurs effets positifs contre le stress ou pour booster la créativité.
C’était le premier pot de Nouvel An au bureau. « Ma collègue, un peu éméchée, s’est écriée : « Je suis tellement contente que tu sois venue travailler avec nous, avec nous tous ! » Je pense qu’elle n’avait aucune idée de ce que ses mots signifiaient pour moi ni du bonheur que j’éprouve dans le cocon qu’est mon nouvel environnement professionnel », raconte Kaat (36 ans). Qui a dit adieu à son ancien lieu de travail en raison de mauvaises relations avec ses collègues.
« Pendant longtemps, tout s’est bien passé et nous formions une équipe bien rodée, mais il y a eu une restructuration, les tâches ont été redistribuées et tout a explosé. Des cliques se sont formées, des collègues ont lancé une campagne de haine contre moi et je ne pouvais plus rien faire de bien. Cette atmosphère négative m’a épuisée, cela me minait jusque chez moi. À un moment donné, un collègue s’est emporté contre moi, une tirade qui n’en finissait pas, sans qu’il n’y ait personne pour me défendre. Le soir même, j’ai commencé à chercher un autre travail, et désormais, je reviens au bureau avec le sourire ».
Un témoignage qui ne surprend guère Peggy De Prins, maître de conférences à l’Antwerp Management School et experte en relations de travail durables, pour qui il est tout à fait normal que nous ayons besoin de liens avec nos collègues. Nous cherchons après tout en permanence un endroit où nous nous sentons « chez nous »: dans la vie, dans la société mais également au travail : « Je pense que nous sommes tous à la recherche d’un endroit où l’on se sent vu et respecté et où l’on peut être soi-même. Pour faire son travail de manière correcte, il est utile de sentir que l’on ne travaille pas seulement pour soi, mais bien que l’on est un rouage important d’un ensemble plus vaste ».
Le besoin de relation, c’est ainsi qu’on l’appelle en psychologie, explique le psychologue du travail Tim Vantilborgh, professeur à la VUB et expert en bien-être mental sur le lieu de travail : « Nous avons besoin de lien social, c’est de là que nous tirons notre motivation. Pour expliquer ce qui nous donne de la satisfaction au travail, nous utilisons le modèle de l’autodétermination ou ABC : A pour Autonomie, soit le sentiment de pouvoir faire ses propres choix librement, C pour Compétence, le fait de se sentir capable et de pouvoir utiliser suffisamment ses compétences et ses connaissances, et B pour Belonging, ou appartenance en français, le fait d’appartenir à un groupe et d’être accepté ».
Les bons collègues, un tampon contre le stress
Avoir de bons collègues joue donc un rôle important niveau relations sociales, mais plus important encore, ils constituent un tampon important contre le stress. Deborah De Moortel, chercheuse au département de sociologie de la VUB, a dirigé une étude sur le bien-être mental sur le lieu de travail. La sécurité financière s’est avérée, sans surprise, être le facteur le plus important pour le bien-être mental, immédiatement suivie par le soutien des collègues. Il s’avère que les effets négatifs des facteurs de stress peuvent être contrecarrés par le soutien de collègues proches, en particulier dans les emplois perçus comme très stressants, avec des exigences élevées en matière de tâches et peu d’autonomie.
Tim Vantilborgh partage cet avis : « Vos collègues n’ont peut-être pas d’impact direct sur les facteurs de stress en tant que tels – ils ne peuvent généralement pas supprimer vos deadlines ou augmenter votre salaire – mais ils veillent à ce que, face à ces incompressibles, vous vous remettiez plus rapidement du stress. Ainsi, vous surmontez plus facilement certains problèmes. Ce soutien des pairs peut être pratique, comme un collègue qui vous propose son aide pour quelque chose de concret, ou socio-psychologique, comme une discussion autour d’un café ou d’un repas de midi partagé ».
À l’inverse, de « mauvais » collègues peuvent vous miner totalement, comme l’a découvert Maya (49 ans) à ses dépens. Pendant six mois, elle est restée chez elle en plein burn-out, jusqu’à ce qu’elle cherche un nouvel emploi et démissionne. « J’ai fait mon travail avec plaisir et dévouement pendant près de vingt-cinq ans. Mais mon collègue le plus âgé a pris sa retraite et, peu après, mes deux autres collègues ont également démissionné. Nous avons toujours été une petite équipe qui travaillait très bien ensemble, alors dire au revoir à mes collègues a été perturbant. D’autant qu’avec mes deux nouveaux collègues, il n’y a jamais eu de déclic. Alors qu’au départ, ils étaient simplement désintéressés, leur comportement est rapidement devenu agressifs. Les clients difficiles – que je partageais avec mes collègues précédents – se sont soudain retrouvés dans ma poubelle « parce que j’avais le plus d’expérience », tandis que les erreurs m’ont été imputées « parce que j’aurais dû être plus prudente avec mon ancienneté ». L’atmosphère est allée de mal en pis, jusqu’à ce qu’ils en viennent à carrément rouler des yeux et me rire au nez. Le fait que je suive un traitement de fertilité à l’époque n’a pas aidé. Je ne pouvais pas exprimer mes sentiments à propos de ce processus difficile sur mon lieu de travail, même lorsque j’ai subi deux fausses couches précoces. Pendant les pauses déjeuner, je m’asseyais souvent devant mon ordinateur ou je pleurais aux toilettes » se souvient-elle.
« Mon mari et mes amis m’ont dit de démissionner, mais je ne voulais pas abandonner le travail de mes rêves comme ça. Ce n’est que plus tard, lorsque mon médecin généraliste m’a renvoyée chez moi pour épuisement professionnel et que j’ai fini par consulter un psychologue, que j’ai réalisé à quel point ce lieu de travail était toxique et ce qu’il avait fait à mon image de moi, se souvient Maya. Depuis quelques semaines, je travaille dans un cadre très agréable, avec des collègues sympathiques et serviables. Mais je garde encore mes distances, je n’ose pas encore croire qu’ils ont mes intérêts à cœur ».
Selon Vantilborgh, il n’est pas rare que des collègues toxiques conduisent au développement d’un burn-out : « Ce n’est pas forcément un problème lorsque vous ne ressentez pas vraiment de liens avec vos collègues, mais que tout le monde fait simplement son travail de manière professionnelle. Une bonne ambiance de travail n’est pas indispensable à votre bien-être mental. Mais lorsque vous ressentez constamment des émotions négatives lors de vos interactions avec vos collègues, c’est une très grande source de stress. De nombreuses personnes se trouvant dans une telle situation décident même de changer d’emploi. Et celles qui ne le font pas développent, avec le temps, un stress chronique qui peut aboutir à l’épuisement professionnel ».
Mais Peggy De Prins tient à apporter une nuance au sujet des collègues dits « mauvais » ou même « toxiques ». En effet, « le déclic entre vous et vos collègues dépend largement de la dynamique de l’équipe. Un lieu de travail est un environnement complexe qui est toujours en transition. Même un nid sûr peut commencer à ressembler à du sable mouvant suite à l’arrivée de nouveaux collègues ou d’une restructuration, et même devenir toxique. Après tout, une équipe est une histoire sans fin. Beaucoup de choses dépendent de la manière dont vous gérez le changement : êtes-vous quelqu’un qui peut changer rapidement ou plutôt quelqu’un qui pense toujours avec nostalgie à la manière dont les choses étaient auparavant ? »
L’union fait la force
Mais qu’est-ce qui fait un bon collègue ? Quelqu’un qui va au-delà de ce qui est strictement prévu dans sa description de poste, dit Vantilborgh : « Supposons que votre collègue vous dise : « Je vois que tu as des difficultés, que tu as du mal à accomplir vos tâches. Que puis-je faire pour t’aider ? Ou bien vous avez été malade pendant une journée et vous remarquez que vos collègues ont tacitement pris en charge certaines tâches. C’est ce que nous appelons un comportement de rôle supplémentaire. Votre collègue n’est pas obligé de vous aider – ce n’est pas dans sa description de poste – mais il le fait quand même ».
Et on attend également d’un bon collègue qu’il respecte un certain niveau de confidentialité. Tout le monde n’a pas le même besoin de contacts sociaux au travail, certains veulent simplement travailler tranquillement. Pourtant, la recherche montre qu’il est possible de généraliser et que, pour un très grand nombre d’employés, les effets positifs de l’interaction avec leurs collègues sont très importants. C’est l’aspect émotionnel : sentir que l’on peut aller vers l’autre pour exprimer ses inquiétudes ou ses frustrations, mais aussi être capable de partager des expériences professionnelles.
Karel (47 ans), par exemple, a un groupe WhatsApp avec quelques collègues, Room for rant : « Pendant les périodes de travail, nous sommes tellement occupés que nous n’arrivons presque pas à nous parler. Nous déjeunons alors derrière notre ordinateur, et les pauses café sont si rares que nous voulons les garder positives. Mais dans le chat, il est permis de se plaindre. Parfois, les conversations deviennent sérieuses – la semaine dernière, un collègue traversait un mauvais moment dans sa vie privée et nous en avons parlé – mais la plupart du temps, nous nous envoyons des memes amusants pour rire un peu de notre propre misère. Cela nous aide à mieux gérer notre travail ». Se défouler avec ses collègues a un effet positif, confirme Peggy De Prins. Les contrariétés partagées, les coups de gueule contre le patron : le fait de râler ensemble à quelque chose qui renforce l’équipe.
Aucun travail n’est parfait, il y a des problèmes partout, et s’épancher aide à surmonter ces difficultés, parce qu’on se rend compte qu’on n’est pas seul. « Pour moi, l’une des principales raisons de l’épidémie de burn-out est que nous intériorisons trop de choses, avance Peggy De Prins. Chacun est assis sur sa petite île et se dit : les choses ne vont pas bien, mais tout le monde a l’air heureux, donc ça doit être de ma faute. Mais si vous parliez de vos insécurités, vous constateriez que vos collègues sont également en difficulté. En outre, le fait de se défouler en groupe vous aide également à progresser. Quelqu’un de plus expérimenté peut dire qu’il a déjà vécu cela et l’a résolu de telle manière, par exemple ». Et pour en revenir aux mèmes du groupe WhatsApp de Karel, l’humour est une très bonne stratégie d’adaptation, souligne Tim Vantilborgh. « Avec vos collègues, vous détendez la situation en plaisantant. Dans certaines professions à forte composante émotionnelle, par exemple pour les personnes travaillant dans le secteur de la santé, l’humour peut également aider à créer une certaine distance entre soi et une situation difficile ».
De plus, avec une dose d’humour, on évite de tomber dans une spirale négative où l’on se tire vers le bas au lieu de se soutenir mutuellement. Car se plaindre est une arme à double tranchant: exprimer ses émotions permet de lutter contre la négativité, mais si vous ne faites que cela, vous ne retirerez plus d’énergie positive de vos contacts avec vos collègues. La négativité se répandra comme un virus dans l’équipe et infectera tout le monde. Bien sûr, une atmosphère négative est souvent due à une raison, comme un mauvais patron ou une restructuration. Dans ce cas, il est utile d’avoir une équipe forte, et de partir de ces sentiments négatifs pour agir ensemble.
Une équipe heureuse et productive
Selon l’hypothèse travailleur heureux-travailleur productif, une bonne équipe de bons collègues épanouis travaillerait plus dur. Dans de nombreuses entreprises, beaucoup d’énergie et d’argent sont donc consacrés à la création d’une atmosphère joyeuse, qu’il s’agisse de réunions d’équipe, de fêtes de travail ou d’interventions sur le lieu de travail, telles que la création de coins café ou d’installations sportives – par exemple une table de ping-pong ou un terrain de basket-ball. Mais un employeur peut-il vraiment faire en sorte que ses employés passent de bons moments ensemble ?
Vous pouvez favoriser une bonne ambiance, explique Peggy De Prins, mais vous ne pouvez pas faire plus que cela : « Il est utile que l’entreprise fasse savoir qu’elle attache de l’importance à une bonne ambiance au travail. Cela donne parfois de bons résultats, mais il arrive aussi souvent que la mayonnaise ne prenne pas : on ne peut pas créer un sentiment de groupe à la demande. En creusant un peu, on découvre parfois que d’autres éléments jouent un rôle. Par exemple, la direction peut dire qu’elle veut des équipes fortes, mais en même temps elle utilise un système de récompense individuel où les employés reçoivent des primes en fonction de leurs performances. Dans ce cas, il est plus probable que vous encouragiez un comportement égoïste qu’un renforcement de l’esprit d’équipe ».
Attention, toutefois, alerte Deborah De Moortel à ne pas trop minimiser le rôle de l’employeur : « Nous devons veiller à ne pas faire porter toute la responsabilité aux employés, car les managers ont au moins autant d’influence sur la dynamique de l’équipe, en particulier dans les environnements de travail dits « à haute pression ». Après tout, ils ont le pouvoir d’engager du personnel supplémentaire ou de redistribuer les tâches ». Et de permettre, par exemple, aux collègues de Karel de se parler pendant leurs pauses, plutôt que de devoir reléguer leurs bavardages à WhatsApp faute de temps.
Quant à Tim Vantilborgh, il se garde d’affirmer qu’un employé satisfait travaille davantage. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas seulement une question de productivité, une bonne ambiance d’équipe apportant aussi beaucoup d’autres choses précieuses, comme la créativité. Dans un climat de confiance, on ose lancer plus d’idées, parce qu’on sait qu’on ne sera pas épinglé pour une mauvaise idée. Et le psychologue du travail de rappeler la crise du COVID : « Beaucoup de gens ont été surpris que leurs collègues leur manquent, comme s’ils n’avaient pris conscience qu’à ce moment-là de l’importance de ces contacts quotidiens. De nombreux employés ont alors commencé à organiser des solutions de remplacement, comme un café numérique, mais il s’est avéré que ce n’était pas la même chose. Après tout, la discussion quotidienne avec les collègues joue un rôle : elle permet de réguler un peu les émotions telles que le stress et les frustrations au cours de la journée de travail. Cela donne de l’énergie ». Une idée à méditer la prochaine fois que vous vous retrouverez à la fontaine d’eau ou à la machine à café en même temps que votre collègue…
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