Souriez, sinon vous êtes viré? Quand la charge émotionnelle pèse au travail

En marge de la charge de travail, la charge émotionnelle peut peser lourd sur celles et ceux pour qui métro et dodo riment avec boulot. Mais faut-il être souriant et sympa au bureau? Tout dépend de la façon dont on envisage sa place dans la société, qu’elle soit citoyenne ou professionnelle.
Pour qu’il y ait un contrat de travail, il faut la présence de quatre éléments: un travail à effectuer, une rémunération pour ce dernier, un lien de subordination avec un employeur et (vous l’aviez peut-être deviné) le contrat en lui-même. Lequel doit légalement contenir une série d’éléments dont les obligations auxquelles sont tenus l’employeur et le travailleur, ce dernier étant notamment tenu d’exécuter ses tâches avec soin (sous-peine d’être épinglé pour faute) mais aussi d’agir conformément aux instructions qui lui sont transmises par sa hiérarchie. Il est ainsi attendu de la plupart des employés qu’ils arrivent à une heure donnée, prestent un certain nombre d’heures chaque jour… et le tout dans la bonne humeur? Sans avoir lu la totalité des contrats des 4.945.000 Belges qui étaient au travail lors du dernier recensement, on serait toutefois prêts à parier qu’il n’y en a que très peu, voire aucun, qui stipulent que l’employé est tenu d’être souriant et avenant sur son lieu de travail. Parce que ce n’est pas une demande légitime ou bien, au contraire, parce que c’est l’évidence même?
Ambiance «familiale»
«La charge émotionnelle au travail signifie que vous devez non seulement être performant sur le plan professionnel, mais aussi être disponible sur le plan émotionnel: gentil, empathique, patient – même si vous n’avez pas l’espace mental nécessaire pour le faire», explique Stéphanie Cnops, consultante pour le spécialiste en recrutement Robert Walters. Qui note qu’il ne s’agit pas d’un phénomène récent, et que «dans le passé, les employés ressentaient déjà le besoin d’étouffer leurs sentiments et de «continuer à faire ce qu’ils avaient à faire». Mais à l’époque, on en parlait rarement». Depuis, internet et les réseaux sociaux ont changé la donne, et pour qui se sent écrasé par la charge émotionnelle qui lui pèse au bureau, il y a pléthore de mèmes dénonçant ses impacts à grand renfort de saynètes et autres collages humoristiques.
C’est qu’en libérant la parole sur le sujet, on offre aussi plus de place à un ressenti qui est resté longtemps enfoui. Quitte à ce qu’il se généralise? Si malaise il y a, il tient plus de l’approche moderne du travail que d’un éventuel effet de groupe assure la Québecoise Pierrette Desrosiers, psychologue du travail et coach d’affaires. En plus de vingt ans d’expérience, elle a été aux premières loges pour assister à ce changement, et constate qu’aujourd’hui, «on valorise la convivialité, la culture d’entreprise chaleureuse, les collègues «comme une famille». Mais cela peut aussi devenir un piège. Quand le climat devient un critère d’intégration, il y a une pression implicite à être tout le temps disponible, joyeux, participatif. Pour certaines personnes, ça peut devenir un fardeau. J’ai vu des gens dire «je me sens coupable de ne pas rejoindre mes collègues à l’apéro post-boulot, mais je suis exténué».
Ce genre de dynamique peut générer un conflit entre authenticité et besoin d’appartenance. Voire pousser au renvoi d’une personne qui «ne se conformerait pas à la culture de l’entreprise»? On y reviendra. Mais d’abord, comme le rappelle notre experte canadienne: «Une entreprise peut proposer des activités sociales, mais pas les exiger, surtout en dehors des heures de travail». Et de noter que «le danger, c’est la pression informelle. Officiellement, c’est facultatif. Officieusement, si tu ne viens pas, tu n’es pas dans le cercle. Ce sont les fameuses obligations sociales déguisées».
Profils à risque
Des obligations face auxquelles tous les travailleurs ne sont pas égaux. «N’importe qui est susceptible de faire face à une surcharge émotionnelle à certains moments, mais c’est sûr que certains personnes auront plus de difficultés à la gérer», explique Christel Leys, psychologue du travail et des organisations. Installée à Welkenraedt, cette spécialiste du burn out prend en exemple «les personnes qui prennent les choses très à cœur et qui sont très impliquées dans ce qu’elles font», mais aussi celles qui «ne s’affirment pas et qui ont tendance à prendre sur elles en silence face au stress et à la colère». C’est qu’ainsi qu’elle le rappelle, «les émotions doivent s’exprimer, et les étouffer ne les fait pas disparaître: elles attendent juste qu’une goutte d’eau fasse déborder le vase pour ressortir d’une manière incontrôlée, que l’on va subir».
De son côté, Pierrette Desrosiers pointe aussi «les personnes très empathiques, les gens qui ont le souci de plaire, les profils qu’on dit «aidants» ou «bons vivants», ceux qui prennent soin des autres avant eux-mêmes. Aussi, les introvertis peuvent être épuisés s’ils doivent constamment être en représentation, sourire, gérer les émotions des collègues. Je pense aussi aux perfectionnistes, qui veulent tout bien faire, y compris sur le plan humain. Une de mes clientes, une gestionnaire, se disait «capitaine du navire», mais passait ses soirées à répondre à des messages de collègues en détresse. Elle s’est écroulée un jour, sans l’avoir vu venir».
Et si le genre jouait lui aussi un rôle dans le poids de la charge émotionnelle des uns et des autres?
Une attente injuste
«Les femmes, historiquement et culturellement, sont surreprésentées dans les métiers du care (soins, enseignement, service à la clientèle), où la charge émotionnelle est au cœur de la tâche. On attend d’elles qu’elles soient «naturellement» empathiques, patientes, disponibles émotionnellement. Ce qui est une attente implicite et parfois injuste», reconnaît la psychologue québécoise, qui nuance toutefois: «Chez les hommes, la charge émotionnelle peut être moins visible, mais pas absente. Par exemple, un patron d’une entreprise familiale qui doit trancher entre deux enfants pour une relève, sans froisser personne, vit une charge émotionnelle énorme… Mais n’aura pas forcément le langage ou la permission sociale pour en parler».
«On attend des hommes qu’ils ne montrent pas leurs sentiments. Dans de nombreux environnements, il est encore tabou pour les hommes de parler de stress, d’épuisement émotionnel ou de vulnérabilité. Il est donc plus difficile de tirer la sonnette d’alarme à temps, ce qui les rend plus susceptibles d’accumuler la pression émotionnelle en interne», abonde Stéphanie Cnops. Et Christel Leys d’ajouter que si cette charge émotionnelle aura tendance à peser différemment si on est un homme ou une femme, elle va aussi souvent s’exprimer de diverses manières: aux hommes la colère et les poings sur la table, aux femmes, les larmes. Des émotions qui relèvent du conditionnement sociétal, mais qui peuvent toutes les deux être annonciatrices de quelque chose de plus grave.
La charge émotioennelle, de la surcharge à l’épuisement
Nos trois expertes sont unanimes: quand la charge émotionnelle devient virtuellement impossible à porter, ce n’est pas (seulement) parce que telle collègue est imbuvable ou que la pression constante de sociabiliser en afterwork devient intenable, mais peut-être aussi parce que le burn out guette. C’est que la surcharge émotionnelle n’est pas seulement un des avertissements de ce dernier, mais également un de ses composants.
«Ce n’est pas le nombre d’heures travaillées qui use le plus souvent, mais le fait de devoir porter les autres, tout en s’oubliant. Si on commence à se sentir vidé, irritable, qu’on a l’impression de «jouer un rôle», de «forcer» chaque interaction, ce sont des signaux d’alarme. Ce n’est pas juste une fatigue passagère. C’est comme un verre trop plein: à un moment, une seule goutte suffit à le faire déborder, met en garde Pierrette Desrosiers.
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De plus, cette charge émotionnelle ne vient jamais seule. Elle s’accumule avec d’autres types de pressions: la charge cognitive (penser à mille choses en même temps), la charge physique (quand le corps est lui aussi sollicité), la charge personnelle (les enfants malades, les parents vieillissants, les soucis financiers). Et quand il n’y a pas d’exutoire, pas d’espace pour relâcher tout ça, on peut arriver à une sorte de saturation émotionnelle, où le réservoir est vide». Il est alors primordial de consulter, rappelle celle qui conseille en amont de revoir ses attentes envers soi-même, et surtout, d’oser poser des limites. Après tout, on ne vous paie pas pour être sympa, si? Officiellement, non, mais dans les faits, disons que c’est plus compliqué.
Gare à la tyrannie du sourire
Christel Leys rappelle que l’être humain est un être social, ce qui implique de gérer ses émotions pour fonctionner en société, et donc, d’avoir en permanence (et pas seulement au travail) une forme de charge sociale. Là encore, le problème tient plutôt de la porosité entre vie professionnelle et vie privée. Fini, le temps où on rentrait chez soi à 17h30 pour troquer cravate et tracas contre pantoufle et bon repas. Cela a beau aller à l’encontre du bon sens (et de nombre de règlementations HR) il n’est aujourd’hui pas rare de recevoir un WhatsApp du bureau en soirée ou le week-end. Voire même, ainsi que la moitié de l’auteure de cet article en a fait les frais, un coup de fil commençant par «j’ai bien reçu ton auto-reply et je sais que tu es en vacances à l’étranger, mais…» Résultat: «Cela crée une surcharge d’émotions, avec peu voire pas de temps pour les gérer en s’offrant des moments d’exutoire. Les gens se disent qu’ils pourront souffler le week-end ou en vacances, mais c’est rarement suffisant», regrette Christel Leys. Et d’enjoindre les personnes qui se sentent écrasées par la charge émotionnelle à apprendre à gérer leurs émotions, mais aussi à se ménager des moments de répit.
Notre professionnelle du recrutement, qu’en dit-elle? «Une atmosphère de travail chaleureuse et respectueuse est sans aucun doute un atout. Travailler au sein d’une équipe où le respect, la convivialité et une communication ouverte sont essentiels peut grandement améliorer la satisfaction et la motivation au travail. Mais lorsqu’une ambiance positive devient un «must» et que vous devez constamment vous montrer amical – même lorsque vous ne vous sentez pas bien – cela devient stressant. En ce sens, l’engagement émotionnel ne doit pas être une condition tacite. Chacun a droit à des jours off sans se sentir coupable», rappelle Stéphanie Cnops.
Qui concède que si un fort sentiment d’appartenance au sein d’une équipe peut améliorer l’atmosphère de travail et la coopération, la participation à des activités en dehors du travail, elle, doit rester une invitation et non une obligation. «Tous les employés ne sont pas à l’aise avec les activités sociales en dehors du contexte professionnel. Les introvertis, les personnes ayant des responsabilités familiales ou les employés qui souhaitent maintenir une stricte séparation entre leur vie professionnelle et leur vie privée doivent être respectés à cet égard, rappelle-t-elle. L’obligation de s’amuser est contre-productive». Et de conclure en pointant qu’une attitude réservée ou silencieuse n’est pas une raison de rejet.
«Tout le monde n’est pas exubérant, sociable ou bavard – et il n’est pas nécessaire de l’être. Tant que la personne fait bien son travail, reste professionnelle et traite les autres avec respect, il n’y a pas de problème.» «Dans certains milieux, on confond la vraie amabilité – celle qui vient du cœur – avec une gentillesse de façade, qu’on adopte parce qu’on pense qu’il faut toujours avoir l’air souriant, positif et agréable. Au travail, on a l’obligation d’être respectueux, pas d’être «sympa», un concept subjectif qui peut devenir une injonction floue», ajoute Pierrette Desrosiers.
Avant de terminer avec des mots qui feront du bien à toutes les personnes actives qui ont parfois l’impression de consacrer autant d’énergie à leur liste de tâches qu’à afficher une bonhomie de façade: la bienveillance, c’est important. Mais ça ne doit pas devenir une tyrannie du sourire.
Et la loi dans tout ça?
Peut-on renvoyer une personne parce qu’elle n’est «pas sympa» ou pas assez souriante? Dans une décision de novembre 2021, le Tribunal du travail de Liège commentait que «si la mésentente sur les lieux du travail est un motif raisonnable de rupture, le travailleur licencié peut néanmoins demander au juge de vérifier le respect de la législation prohibant le harcèlement moral et sexuel sur les lieux du travail» (source: Terralaboris). Avant de préciser, dans un autre jugement rendu l’été suivant, qu’un employeur «normal et raisonnable, confronté à une situation où les relations de travail posent problème (que le comportement du travailleur soit fautif ou non et sans qu’il faille envisager s’il s’agit simplement d’une incompatibilité de caractère) ne peut que s’orienter vers un licenciement afin de préserver une ambiance sereine sur le lieu de travail, ce même s’il porte une part de responsabilité dans la dégradation de la situation» (cf supra). Et Stéphanie Cnops de contextualiser quelque peu ces décisions juridiques, précisant qu’une «attitude négative ne peut constituer un motif de licenciement que si elle nuit structurellement à la coopération ou à l’ambiance de travail. Pensez à un comportement franchement antipathique, qui mine les autres ou crée un climat toxique. Mais il ne s’agit pas simplement de «ne pas participer» ou de préférer la solitude. Il est important que les employeurs reconnaissent la différence entre la personnalité et un comportement problématique».
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