Et si la guerre arrivait jusqu’à nous ? « Mon angoisse m’a coûté ma relation »

Aylin Koksal
Aylin Koksal Journaliste

Autrefois reléguée au rang de menace désuète, la guerre s’est récemment invitée chez nos voisins ukrainiens. Depuis, la peur plane comme un nuage sombre au-dessus de nos têtes. Mais quelle est la cause de ce malaise croissant ? Et surtout, comment apprendre à y faire face ?

Attention : cet article traite de l’anxiété et de la santé mentale. Vous souffrez vous-même d’anxiété ? Vous avez des questions ? Contactez Télé Accueil depuis son site web ou appelez le 107.

« Ma peur de la guerre a détruit ma vie. », déplore Nora, 35 ans, professeur d’histoire. « Tout a commencé pendant la pandémie. Du jour au lendemain, tout ce que je tenais pour acquis a été totalement bouleversé. Le monde ressemblait à une prison. » Malgré une transition difficile vers l’enseignement à distance, son travail de professeure d’histoire a longtemps été son point d’ancrage. « Je prends beaucoup de plaisir à transmettre mes connaissances à mes élèves. Déjà à l’époque, c’était difficile d’ignorer ce qu’il se passait dans le monde, d’autant plus que les enfants me posaient énormément de questions. Je passais, moi-même, beaucoup de temps à cogiter à propos de l’avenir, mais je n’avais pas encore perdu tout espoir. »

Lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, Nora a perdu toute capacité à relativiser. « J’ai commencé à me demander si ce n’était pas le début de quelque chose de bien pire. », confie-t-elle. Peu à peu, cette inquiétude s’est enracinée dans son esprit. « Je n’étais, de loin, pas la seule à ressentir ces craintes, mais j’avais l’impression que chez moi la pression était plus intense. L’anxiété ne me lâchait jamais. Je vivais une lutte quotidienne rythmée par les nuits blanches et les crises de panique tandis que les nouvelles continuaient de tomber. Le ravivement du conflit entre Israël et le Hamas a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », révèle-t-elle.

« Peut-être était-ce le résultat d’une accumulation, ou peut-être étais-je déjà anxieuse et que cela m’a poussée à bout, mais j’ai plongé une dépression nerveuse. Je vivais dans la crainte permanente du déclenchement de la troisième guerre mondiale, ce qui est loin d’être l’idéal quand vos étudiants vous posent régulièrement des questions sur la situation en Palestine, en Ukraine et au Congo. Je ne pouvais plus prétendre que tout allait. Mon état était si grave que j’ai dû prendre congé pendant quelque temps, je ne voulais plus sortir de chez moi. »

La lutte contre la peur et l’anxiété, Nora n’est pas la seule à en faire l’expérience. Selon des études récentes de Télé Accueil, les Belges seraient régulièrement aux prises avec la crainte d’une éventuelle troisième guerre mondiale ou s’inquiéteraient de l’avenir de leurs enfants et de leurs petits-enfants dans un monde en proie à de multiples crises. Un sentiment qui se fait également sentir les réseaux sociaux. Lorsque Elmo, le personnage de Sesame Street, a demandé sur X (anciennement Twitter) comment tout le monde se portait, les milliers de réponses qu’il a reçu ont révélé l’angoisse qui animent notre monde.

Crainte, peur et anxiété

La peur n’est pas nécessairement négative. « Elle peut, en réalité, nous inciter à agir et à calibrer notre boussole morale, explique Bram Vervliet, maître de conférences en psychologie à la KU Leuven et auteur du livre Les raisons de nos peurs (en néerlandais). Cet indicateur nous permet de déterminer les principes qui nous tiennent à cœur et de définir les causes pour lesquelles nous voulons nous engager. Un danger n’a pas besoin d’être imminent pour éveiller de la crainte chez quelqu’un. »

Selon notre spécialiste, la peur se divise en trois catégories. « Lorsque la menace est lointaine, nous ressentons techniquement de la “crainte”. Le danger n’est pas immédiat, mais un certain malaise s’installe en nous et nous restons sur nos gardes. Un individu craintif pourra, par exemple, scruter l’actualité à l’affût du moindre événement potentiellement menaçant. »

Lorsque la menace se rapproche, on parle alors « d’anxiété ». Nombre d’entre nous en ont fait l’expérience lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine. « À ce stade, l’individu focalise toute son attention sur un danger spécifique, même s’il ne se trouve pas dans son champ de vision direct. Le sujet est immanquablement absorbé par cet obstacle, car c’est la seule chose qui se dresse devant lui, développe l’enseignant-chercheur. Le dernier stade est celui de la panique. La panique survient lorsque nous sommes déjà en danger, lorsque notre vie est directement menacée. De nos jours, de nombreuses personnes oscillent entre la crainte et l’anxiété. »

La peur peut se manifester de manière extrêmement intense et soudaine, mais elle est aussi très volatile. « L’institut d’études Ipsos réalise chaque mois des enquêtes sur la peur à travers le monde. Les résultats fluctuent constamment, en fonction de l’actualité. En 2019, le changement climatique semblait être le centre des préoccupations, en 2020, c’était la Covid, et en 2023 la crise énergétique. A l’heure actuelle, les craintes tournent probablement autour de la géopolitique. »

Un sentiment instable

Pour Erik de Soir, psychologue, la volatilité de la peur est une bonne chose. « Elle est la preuve de notre forte capacité d’adaptation, en particulier dans les situations de crise. Après les terribles attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, une vague de panique et de paranoïa a submergé notre société. Les gens évitaient de prendre le métro et les enfants eux-mêmes ressentaient cette anxiété généralisée. » En compagnie de sa collègue, Lies Scaut, thérapeute du deuil, notre psychologue s’est rendu dans les écoles pour répondre aux questions du personnel enseignant sur la manière de guider les enfants à travers cette période sombre. De cette initiative, est né un livre : Dois-je avoir peur maintenant ? Aider les enfants en période d’anxiété et de terreur. (en néerlandais). »

L’ouvrage a d’abord rencontré un large succès, avant de progressivement tomber dans l’oubli. Enfin ça, c’était sans compter sur le déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. « La peur d’un conflit imminent s’est propagée à une vitesse fulgurante dans notre pays. Les écoles se sont à nouveau efforcées d’expliquer aux enfants ce qu’était une bombe nucléaire ou une guerre mondiale. » Les deux auteurs, conscient de la menace émergente, ont immédiatement publié une version actualisée de leur livre : Peur de la guerre (en néerlandais). Mais comme par le passé, la crainte s’est rapidement dissipée. « Les gens s’adaptent rapidement aux changements de circonstances et s’habituent à la menace tant qu’ils ne sont pas immédiatement confrontés à la dure réalité de la guerre. »

Votre attention, s’il vous plaît

Nous sommes continuellement inondés par un flux incessant d’informations alarmantes, explique le psychologue Bram Vervliet. « Les ONG, les partis politiques, les entreprises, et même les personnalités isolées, tous rivalisent pour attirer notre attention sur les réseaux sociaux. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais les réseaux sociaux et les chaînes grand public n’ont fait que l’exacerber. Les messages et les images se diffusent à une vitesse fulgurante, et nous alertent de plusieurs problèmes à la fois. »

Nous sommes submergés par une cascade de problèmes : tensions géopolitiques, fonte des calottes glaciaires, tremblements de terre, lois anti-LGBT, propagande anti-avortement, racisme, migration, inflation, pauvreté… Et pour couronner le tout, le terme « troisième guerre mondiale » a la cote. Nos média les plus populaires, tels que la RTBF, L’Echo, La Libre, et même des organisations comme l’OTAN semblent n’avoir que ces mots à la bouche, ce qui ne fait, évidemment, qu’accroître la peur et l’hystérie collective.

De son côté, The Guardian a constaté une augmentation constante de l’intérêt pour le survivalisme : les kits de survie, conçus pour faire face aux situations d’urgence, se vendent comme des petits pains. L’année dernière, les Américains ont dépensé à eux seuls 11 milliards de dollars pour se préparer au pire. De grandes multinationales telles qu’Amazon et eBay en profitent même pour proposer des catégories spéciales pour les « preppers ».

Sans filtre et personnel

C’est un phénomène inévitable : le contenu que nous visionnons chaque jour joue sur notre état d’esprit. Or, les images de guerre filtrées et censurées de nos médias traditionnels, laissent progressivement place au contenu cru des réseaux sociaux. « L’exposition à des images aussi horribles ne peut qu’affecter notre bien-être mental. »

Ces histoires sont désormais racontées d’une manière beaucoup plus personnelle. Prenons l’exemple des journalistes Motaz Azaiza et Bisan Owda. Ils partagent tous deux leur parcours de Palestiniens déplacés sur Instagram et TikTok, dans un format qui rappellerait presque le journal intime. « Prendre connaissance d’histoire si personnelle, c’est presque en faire l’expérience soi-même. Vous pouvez en ressortir profondément changé. L’impact est différent lorsque le récit est détaché » , explique Bram Vervliet. 

La raison en est simple : nous sommes des conteurs nés. « Les histoires ont le pouvoir de rester dans notre mémoire plus longtemps que les faits bruts. Par conséquent, ces récits, parfois imagés, peuvent nous toucher profondément et changer notre perspective sur le monde. »

Le déclic

Alors à partir de quand devons-nous reconnaître que notre préoccupation pour le monde commence à nous ronger de l’intérieur ? Pour Nora, la limite a clairement été franchie. « Cela m’a coûté ma relation, confie-t-elle. Le monde qui nous entoure est devenu de plus en plus chaotique, ce qui s’est répercuté sur notre couple. Mon ex-partenaire, optimiste de nature, ne comprenait pas mon anxiété. Notre relation, autrefois stable, a commencé à se fissurer. Je cherchais constamment à me rassurer et je lui accordais de moins en moins d’attention. » Les disputes sont devenues plus fréquentes. « Puis un jour, il en a eu assez. Le poids émotionnel de mon anxiété et notre éloignement progressif nous ont conduits à la douloureuse décision de rompre. »

Pour elle, ce fut le déclic. J’ai cherché de l’aide et on m’a diagnostiqué un trouble anxieux généralisé. Je consulte désormais un thérapeute et j’ai commencé à prendre des antidépresseurs. J’ai également désactivé mes comptes sur les réseaux sociaux pour ne plus être submergée et limiter mon exposition aux nouvelles. Parfois, j’ai encore l’impression d’avoir du mal à garder la tête hors de l’eau ; l’anxiété reste toujours présente à l’arrière de mes pensés. Mais je pense que j’ai trouvé mes propres mécanismes d’adaptation. »

Nora a également recommencé à enseigner. « Je vois maintenant mon rôle d’enseignante différemment. Ce n’est pas un fardeau, mais ma bouée de sauvetage. Je considère qu’il est de mon devoir de guider mes élèves à travers cette période turbulente et d’envisager l’avenir avec espoir. »

Les mécanismes d’adaptation

Pour vous libérer de cette emprise, aucune solution miracle n’existe. Néanmoins, vous trouverez en ligne tout une panoplie de conseils relativement classiques – exercice physique, soleil, méditation et soins personnels – mais l’effet escompté tarde parfois à se faire sentir. C’est pourquoi nous vous proposons quelques conseils supplémentaires promulgués par nos experts.

Selon Kathrin Karsay, chercheuse autrichienne spécialisée dans les réseaux sociaux à l’université de Vienne, il est de toute façon souhaitable de limiter le temps passé devant l’écran de son cellulaire. « On l’entend sans cesse, et cela va sans dire, mais réduire votre fréquentation des réseaux sociaux peut réellement vous être bénéfique. Evitez également les écrans avant le coucher et au réveil, car c’est précisément à ces moments-là que nous sommes plus enclins à absorber la négativité. Personnellement, je me limite à 15 minutes de TikTok par jour. »

« Il ne faut pas oublier que TikTok, et les autres applications du genre, sont avant des plateformes de divertissement. Leur objectif premier n’est donc pas de vous aider à préserver un contact avec vos amis. Alors si vous avez besoin de vous détendre, privilégiez plutôt les sorties, c’est peut-être aussi l’occasion pour vous de redécouvrir vos environs.

Pour mieux gérer votre stress, vous pouvez aussi travailler votre résilience. Pour y parvenir, rien de mieux que d’entraîner votre nerf vague, c’est-à-dire le nerf qui relie votre cerveau au reste de votre corps. Selon Marie-Anne Vanderhasselt, maître de conférences à l’université de Gand, le secret d’un bien-être mental sain repose sur ce nerf. « Son activité est variable. Un tonus vagal élevé est synonyme de détente et de résistance au stress. A contrario, lorsque l’activité de votre nerf vague ralentit, c’est votre bien-être mental qui en prend un coup. Optimiser votre nerf vague vous permettra, non seulement, de gagner en résilience aussi bien physiquement que mentalement, mais aussi de mieux résister au stress. » 

Télé Accueil souligne également l’importance d’une consommation mesurée de l’information et des médias. Ce service d’écoute offre une oreille attentive aux personnes qui souhaitent partager leur anxiété et leurs préoccupations dans un espace sûr et sans jugement afin d’obtenir des conseils pour gérer leurs peurs et leur sentiment d’impuissance. En mettant l’accent sur l’empathie et l’écoute, Télé Accueil souligne l’importance du soutien psychologique en période d’incertitude.

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