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Gaetano Pesce au défilé Bottega Veneta printemps/été 2023 - Getty Images

Mort du designer Gaetano Pesce, à qui on doit 60 ans de création et le légendaire fauteuil UP

« Sus au rebut hérité de nos grands-parents », pensait le designer Gaetano Pesce, décédé la nuit dernière. Il avait 84 ans et est l’un des créateurs les plus importants de sa génération. « Son originalité et son audace n’ont été égalées par personne », peut-on ainsi lire en hommage sur les réseaux.

« Regardez », exhortait Gaetano Pesce lors d’une rencontre, il y a maintenant plus de 20 ans, au salon du meuble de Milan. Son regard fier se posait sur les chaises, les tables et les canapés d’autres designers. « Lorsque je regarde autour de moi », a-t-il déclaré, « je vois surtout des objets datant de l’époque de mon grand-père, alors que nous devrions faire confiance à la jeunesse. Nous devrions chercher des solutions dans l’avenir, pas dans le passé. Parce que le passé, c’est… figé ! » Et après n’avoir eu de cesse de vivre avec son temps, ce dernier a fini par le rattraper, puisque l’un des designers les plus importants de sa génération est décédé hier. Il avait 84 ans et la nouvelle a été annoncée sur son compte Instagram, où l’on pouvait lire qu’en « six décennies, Gaetano a révolutionné le monde de l’art, du design, de l’architecture et des zones frontalières entre ces catégories. Son originalité et son audace ne sont égalées par personne ».

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Le concepteur incohérent

Pesce est né à La Spezia, entre Gênes et Pise, en 1939. Il a étudié l’architecture à Venise, où il dit avoir découvert le pouvoir de la couleur, et a vécu brièvement à Londres, puis pendant 14 ans à Paris. En 1980, il s’installe définitivement à New York. Lorsque je l’ai rencontré, au Salone del Mobile, le fabricant de meubles B&B Italia l’avait fait venir de Manhattan à Milan pour rééditer certaines pièces de la collection UP, son design le plus légendaire. « Cela fait trois ou quatre ans qu’ils me demandent s’ils peuvent rééditer mes fauteuils », explique-t-il alors. « Mais j’ai toujours refusé ».

Il estimait en effet que c’était un manque de respect envers les personnes qui avaient acheté les originaux en 1969. Avant de finalement changer d’avis, « parce qu’on m’a inculqué que les jeunes ne verraient jamais rien de semblable. La génération actuelle n’était pas encore née en 1969 et la technologie était encore prématurée. Certains affirment qu’elle est encore prématurée parce que… »

Il s’était arrêté au milieu de sa phrase, laissant son regard s’attarder un peu plus sur les meubles des autres designers. « Regardez », disait-il encore, pointant doigt un canapé épuré d’Antonio Citterio : « Je ne sais même pas comment l’appeler. C’est de la vieille ferraille, de la vieille ferraille et je… »

C’est ainsi que Gaetano Pesce parlait, en phrases inachevées, à bâtons rompus, malicieux, enthousiaste, confiant, hyperactif. En anglais, avec de temps en temps un juron en français. Il se qualifiait lui-même d’incohérent. Gaetano Pesce : The Complete Incoherence est d’ailleurs le titre d’une monographie publiée l’année dernière.

Et si sa personnalité aura marqué les esprits, de lui, on se souvient surtout des UP, qualifiés par leur auteur de premiers objets politiques de l’histoire du design. Après tout, le numéro cinq de la série, UP5, aux courbes évoquant celles d’une femme, n’était-il pas venu avec une chaîne à laquelle était accroché un boulet factice? Plus qu’une provocation, un message engagé sur la condition féminine de la part de celui qui s’indignait de constater que l’égalité des sexes n’était toujours pas acquises. Et ne maîtrisait parfaitement qu’un mot de français, « conneries », ou plus précisément, « vieilles conneries à la con », utilisé à l’envi.

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Barbapapa sous acide

Pour lui, un objet n’avait de sens que s’il en avait un, justement de sens : politique, social, existentiel ou religieux. « En tant que designer, vous devez exprimer un point de vue personnel, affirmait-il. Outre le confort, la commodité et la fonctionnalité, vous devez transmettre votre culture par le biais de vos meubles ». C’est que pour le natif de la Botte, tout, d’un meuble à une paire de chaussures, était objet, donc pour être réussi, ces derniers ne devaient pas seulement être fonctionnels mais bien aussi véhiculer la culture de leur époque.

Dès les années 1980, il expérimente la résine, le silicone et le polyuréthane, qu’il fusionne pour créer des formes bizarres, presque abstraites, dans des couleurs vives et souvent mélangées. Pesce n’est pas un adepte des lignes droites et des couleurs neutres. Son univers est plutôt celui d’un Barbapapa en plein trip d’acide, nombre de ses créations mettent en scène des corps et des visages souriants, « parce que les gens font face à suffisamment de tragédies ».

Et si son œuvre architecturale est moins connue, elle est tout aussi fascinante. À Avignon, il imagine un projet dans le Jardin des Doms dont il ne reste pratiquement aucune trace, « un pavillon en silicone avec des murs d’une dizaine de centimètres d’épaisseur. Il oscille, il a quelque chose de gélatineux. Alors les gens commencent à le toucher : ils n’ont jamais vu ça. C’est comme si on touchait la peau de quelqu’un » se souvenait celui qui avait aussi construit un immeuble d’appartements avec des jardinières géantes le long de la façade à Osaka – The Organic Building – et soutenait que « la tradition, qui n’est là que pour nous rappeler que nous sommes vieux dans un vieux monde, que nous n’avons pas le sens du progrès, que nous sommes conservateurs, je n’aime pas cela. Je n’essaie pas d’être vieux, pas traditionnel. Avec mon travail, je veux transporter le futur jusqu’à aujourd’hui. J’essaie de découvrir les possibilités qui s’offrent à nous, qui attendent de devenir réalité, d’être maintenant ». Mais aussi, pour la postérité: ses œuvres font partie des collections d’une trentaine de grands musées dans le monde, dont le MoMa à New York et le Centre Pompidou à Paris. Outre la collection de l’UP, son œuvre la plus connue est Tramonto, un canapé réalisé en 1980 pour Cassina qui imite la ligne d’horizon de New York, soleil levant compris.

Vers l’avant, jusqu’au bout

En 2022, il conçoit encore quatre cents chaises pour le deuxième défilé de Mattheu Blazy pour Bottega Veneta à Milan. Chacune d’entre elles, en toile résinée, a la même forme mais une finition unique. Il y a deux jours, une autre collaboration avec une marque de chaussettes a été annoncée sur son compte Instagram (il les a décorées de cœurs ludiques). Sur la photo qui l’accompagne, il pose dans son studio, chaussette en bandoulière.

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Celui qui aura, littéralement, travaillé jusqu’au bout, avait également des projets pour la semaine du design de Milan, qui commence dans moins de deux semaines : une exposition de travaux récents à la Pinacoteca Ambrosiana, Nice to See You (du 15 au 30 avril), ainsi qu’une installation pour la Piazza San Pio XI, intitulée L’Uomo Stanco – l’homme fatigué.

Cet après-midi-là, dans un hall d’exposition de Milan il y a 20 ans, Gaetano Pesce était loin d’être fatigué, et martelait encore: « Il faut toujours faire des choses différentes, toujours regarder vers l’avant. Il faut être attentif à l’évolution des technologies et des matériaux, continuer à innover. Sinon, on ne fait que se répéter. On mange toujours de la choucroute et on n’a jamais l’occasion de goûter à la nouvelle cuisine. Je veux dire à mes jeunes collègues de ne pas se préoccuper de la mode ou des tendances, mais de leur utilité pour une société qui a besoin d’eux. Sinon, on se marginalise, on fait des chapeaux avec des fleurs, et c’est un peu stupide ».

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