Le « vin du patron », le gage de qualité des bons restaurants
Malgré son histoire chahutée, le «vin du patron» fait de la résistance. En période économique difficile, l’époque a tout à gagner de cette sélection affichée au juste prix qui place un repas sous le signe de la confiance.
A l’heure actuelle, il serait faux de dire que la «cuvée du patron» est considérée comme un Graal œnologique par les amateurs. Au contraire, ce vin à un prix attractif a plutôt mauvaise presse. En cause, une histoire trouble comme un vin non filtré. Restaurateur actif dans le métier depuis 55 ans, Jean-Michel Hamon en sait quelque chose.
Ce Français installé à Bruxelles remonte le fil de ses souvenirs: «J’ai grandi dans un restaurant. L’hospitalité était le métier de mes parents et ils avaient à cœur de l’exercer du mieux qu’ils le pouvaient. Mon père prenait la peine de se déplacer en Bourgogne, en Loire, en Champagne et dans le Bordelais pour dénicher des barriques dont il assurait lui-même la mise en bouteille dans l’hôtel familial. Sa cuvée du patron était un produit dont il n’avait pas à rougir, il pouvait même raconter à ses clients, souvent des notables, les histoires qui se cachaient derrière.»
« Le vin du patron est la vitrine d’un restaurant »
Bernard Grafé
A l’époque, les années 50, il n’est pas inhabituel que deux types d’approches du sujet coexistent. Le patron du Toucan et du Toucan-sur-Mer confirme: «Parallèlement à cela, mon paternel réservait aussi un second vin, de la piquette d’Algérie, pour la clientèle qui prenait le menu ouvrier. Il s’agissait de jus de la treille qui était remonté par des bateaux-citernes, qu’on appelait «pinardiers», jusqu’en France.
A leur arrivée, des négociants, à l’instar de la fameuse société Vins Margnat, se chargeaient de les mettre en bouteilles d’un litre, bouchonnées ou capsulées, le célèbre «litron», afin de les vendre aux restaurateurs. Aucun soin n’était apporté à la fabrication de ces vins, pour le dire vulgairement, ils résultaient d’une vigne que l’on faisait pisser sans précaution.»
Aux uns les «vins fins», aux autres le «rouge qui tache»? Si cette situation ne satisfait pas forcément le désir d’égalité entre les hommes, elle a au moins l’avantage d’être transparente et lisible. Personne n’est ici le dindon de la farce. Il semble qu’au fil du temps cette frontière soit devenue poreuse et pas pour le meilleur.
Compressée entre deux dimensions essentielles de la restauration, c’est-à-dire gagner de l’argent et faire plaisir, la cuvée de la maison, comme on l’appelle encore, est devenue l’emblème d’une synthèse peu profitable au consommateur: vendre le vin médiocre au prix du vin fin sous couvert de la confiance qu’inspire l’expression «vin du patron».
L’apogée de cette façon de faire? Les années 80 − époque de l’exacerbation des intérêts particuliers, de la sacralisation du marketing et d’une certaine amnésie autour du bon produit − qui ont entériné la logique du profit à tout crin. Le vin du patron est alors devenu un produit low cost comme un autre.
Pourquoi on se méfie du vin du patron?
Chef emblématique de la cuisine bistrotière à Bruxelles et grand amateur de vins, Tom Algoet ne s’encombre pas de pincettes pour parler des années 80.
«Je ne me reconnais pas dans cette appellation qui suinte les eighties. Pour moi, le vin du patron, c’est ce vin que les restaurateurs sans intérêt pour leur métier vont chercher par palettes chez Metro pour le servir en pichets ou dans des bouteilles transparentes. En général, ils margent bien dessus, cette simple opération de transvasement permet des bénéfices importants. Tout le monde est content, le convive qui ne paie pas cher, le restaurateur qui gagne confortablement sa vie», ironise le patron des Petits Bouchons.
Seul hic, les attentes des clients d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec celles des années 80 durant lesquelles l’industrie agro-alimentaire a anesthésié les consommateurs.
Nourri aux émissions sur le sujet, un public de plus en plus significatif attend désormais beaucoup d’une bouteille qu’on lui sert. Plus question de s’en tirer avec un jus anonyme, gavé de levures exogènes et infusé aux tanins en poudre. Sans parler de la législation qui a évolué.
En France, par exemple, depuis juillet 2022, il est interdit de vendre du vin en pichet sans en préciser au moins l’origine – une réglementation que l’on ne serait pas surpris de voir débarquer en Belgique.
Algoet de poursuivre: «Nous avons fait le choix de proposer une sélection de quatre vins au verre, une bulle, un blanc, un rouge et même un orange. Grâce à des liens forts noués en direct avec les vignerons, nous offrons un vin au verre plus accessible que les autres, soit 5 euros. Il ne s’agit pas d’un jus générique mais d’un vin d’auteur, celui d’Hervé Villemade, vigneron connu et prisé par les amateurs.»
Une histoire de coûts aussi
On aurait tort de croire que proposer un vin du patron de qualité s’improvise. Avant la crise sanitaire, Algoet a eu la bonne idée de créer une petite structure d’importation pour sortir des impasses financières plaçant la moindre quille à 50 euros.
«Soucieux de défendre des vins propres, je ne m’y retrouvais plus avec les prix du marché belge qui explosent. C’est tout un exercice de ne pas acheter un prix mais de néanmoins éviter que celui-ci décolle à la verticale dès que l’on a un parti pris qualitatif», explique l’intéressé.
Il n’est pas le seul, ce choix d’importation en direct taraude un nombre croissant de restaurateurs désireux de maîtriser leur carte – on notera que proposer une cuvée du patron au-delà de 30 euros la bouteille, ou 6,50-7 euros le verre, est un non-sens.
« Une bouteille vendue à moins de 18 euros au restaurant est suspecte »
Simon Pirard
D’autres solutions existent. Certains protagonistes n’hésitent pas à faire tomber un tabou œnologique, le recours au cubitainer désormais rhabillé en «BIB» (Bag-in-the box) pour faire chuter les coûts sans transiger sur la qualité. Ainsi de l’importateur Guerric Silverberg, de Nestor Vin.
«Ce contenant n’est plus indigne, il peut aider à faire bouger les lignes. Je suis très fier d’avoir réussi à convertir au BIB qualitatif un grand groupe bruxellois. Ils sont passés d’un vin exécrable acheté à moins de 2 euros à un vin quelque six fois plus cher… mais qui repose sur des levures indigènes, bref sur un terroir. Depuis que l’on collabore, leur volume de vente a triplé. C’est une opération financière qu’ils ne regrettent pas.»
En finir avec le bas de gamme
L’on chercherait en vain sur l’ardoise des Petits Bouchons l’intitulé «vin du patron», le chef originaire de Mouscron en coche pourtant toutes les cases: sélection drastique, prix serré, contrôle de la qualité et traçabilité exemplaire. L’homme n’est toutefois pas le seul à se méfier de l’expression. Chez Ma Jolie, restaurant ixellois, Charles de Magnanville a décidé de supprimer la «cuvée du patron».
En lieu et place, des flacons choisis pour dessiner un nuancier de crus et de profils organoleptiques invitant à la découverte. «Pour beaucoup de clients, «vin du patron» a une connotation bas de gamme. Du coup, on peine à le vendre, même s’il est qualitatif», commente ce chef venu de Paris. La sommelière Catherine Mathieu de Pépite, à Namur, considère, elle, que tous ses vins sont estampillés «de la patronne». Cette sommelière en assume l’entière responsabilité, elle qui n’a rien à cacher, pas même les BIB, qu’elle promène sous le bras dans son restaurant.
On l’a vu, ce réflexe de défiance vis-à-vis des vins de premier prix est le résultat d’un abus de confiance perpétré pendant quelques décennies par des restaurateurs qui n’ont pas hésité à pratiquer des marges indécentes (on parle de x5, x6, voire davantage… là où la norme semble être x3,6) sur des vins opaques – depuis longtemps de nombreux spécialistes plaident pour l’obligation faite aux vignerons d’indiquer ce qui entre dans la composition de leurs vins. Ils n’ont pas été entendus. D’où la disgrâce dont souffrent encore les vins maison…
Pour Simon Pirard, importateur situé dans le Brabant wallon, «une bouteille vendue à moins de 18 euros au restaurant est suspecte, il faut bien sûr examiner au cas par cas, mais il y a de fortes chances qu’une personne dans la chaîne en pâtit, souvent le vigneron.»
Mais le pigeon de l’affaire peut tout aussi bien être le consommateur. Pirard se rappelle ses cours au Lycée viticole de Beaune où les élèves apprenaient qu’il était possible, même si c’est totalement illégal, de fabriquer du vin sans avoir recours à du raisin. «Pour ce faire, il suffit de mélanger de l’eau, de l’alcool, du colorant, quelques arômes et goûts de synthèse…», note-t-il.
Une carte du patron à réinventer
Cependant, si les lettres qui composent l’expression «vin du patron» ne figurent plus souvent en haut de l’ardoise, l’esprit qui l’anime est toujours de mise. Fabrizio Bucella, professeur à l’ULB et spécialiste du secteur, considère qu’il n’est pas exagéré de dire qu’un «vrai bon restaurant se mesure à la qualité de son vin du patron ou, à défaut, du vin qui en fait office».
L’auteur des Tribulations œnologiques estime en effet que l’on peut y débusquer une démarche gastronomique généreuse et poussée jusqu’à son comble, évoquant en cela la magie des petites adresses, dans des pays producteurs comme l’Italie ou la France, où tout est un enchantement, de la plus simple olive servie en apéritif au pichet de blanc. Soit une sorte de vision hédoniste globale. Et, dans la foulée, pourquoi ne pas en profiter pour renouveler cette sélection selon deux axes saisonniers: un trio de vins calibré pour l’automne-hiver et un autre pour le printemps-été?
Même son de cloche pour Bernard Grafé, de la vénérable maison namuroise Grafé-Lecocq − dont l’une des spécialités est de concevoir des vins du patron sur mesure, étiquette comprise, pour les restaurateurs − qui insiste sur le fait que «le vin du patron est la vitrine d’un restaurant». Il explique: «Proposer un excellent rapport-qualité prix sur ce créneau est une fantastique manière d’apprivoiser une clientèle en lui prouvant qu’elle n’est pas ici pour se faire gruger.»
Quelles doivent être les qualités organoleptiques d’un vin du patron? Pour Brieux Pierquin, sommelier du Toucan, il faut qu’il s’agisse d’une cuvée pouvant être dégustée sans manger. «Il faut qu’il soit léger, facile à boire, élégant, c’est-à-dire pas trop de tanins pour le rouge et pas trop d’acidité pour le blanc. L’idéal est un vin de soif, faisant valoir digestibilité et buvabilité.»
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