Beauty bourgeoisie | Les soins de grand luxe, nouveau signe extérieur de richesse (+notre sélection)

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Isabelle Willot

Afficher une peau parfaite même sans maquillage est plus que jamais l’obsession du moment. Perçus comme un attribut de ce que l’on appelle aujourd’hui la « beauty bourgeoisie », les soins de grand luxe, nouveau signe extérieur de richesse,  attirent aussi les plus jeunes.

Comme la plupart des trentenaires capables d’identifier sans effort tous les composants de la liste INCI de leurs cosmétiques, Aliénor  s’est longtemps définie comme une adepte de ce que l’on appelle la « no nonsense beauty ». Dans sa salle de bains, vous ne trouviez que des produits « abordables » – rien au-dessus de 35 euros –, tous « orientés solution » et faisant la part belle aux actifs stars des Gen Y et Z. Jusqu’à ce qu’elle reçoive un échantillon taille voyage de 15 ml de la « meilleure crème de tous les temps », selon WWD, le très influent quotidien d’information professionnelle sur la mode et la beauté Women’s Wear Daily.

« J’avais déjà vu passer sur les réseaux sociaux des « reviews » de fans de la fameuse crème hydratante Augustinus Bader, se souvient-elle. Notamment Victoria Beckham ou Hailey Bieber. Mais jamais je n’aurais déboursé spontanément 250 euros pour un flacon de 50 ml. Surtout pour une crème qui attribue son efficacité à un mystérieux complexe TFC8 contenant 40 ingrédients. Pourtant, je dois bien avouer avoir été complètement bluffée. Par l’aspect de ma peau au bout de deux semaines et par le plaisir que je prenais lors de l’application ». Aliénor a depuis lors ajouté ce produit sur sa « wish list » d’idées de cadeaux, en lieu et place du parfum ou de l’accessoire griffé qu’elle aimerait recevoir pour les fêtes.

« Le produit de beauté devient un signe extérieur de richesse ou d’appartenance comme un autre »

Stéphane Enouf

La beauté, signe extérieur de richesse

Et la jeune femme est loin d’être la seule à succomber ainsi au charme de soins premium dont l’offre ne cesse de se développer. En Europe, les produits à plus de 150 euros représentent entre 5 et 10 % du marché selon les pays, contre 40 % déjà pour la Chine. Et la demande est en pleine croissance dans le monde entier.

A côté de ceux qui se sont fait un nom sur ce segment comme La Mer, Sisley, Valmont ou La Prairie, de nombreuses marques possèdent aujourd’hui dans leur portefeuille des gammes cinq à dix fois plus chères que leur offre la plus accessible. On parle ainsi de Sublimage chez Chanel,  de Prestige chez Dior ou de la toute nouvelle franchise Precious chez Clarins. Un virage que l’on observe aussi dans les pharmacies, où des acteurs comme Caudalie ou Lierac proposent désormais des sérums ou des crèmes  flirtant avec la barre des 100 euros.

« Le produit de beauté devient un signe extérieur de richesse ou d’appartenance comme un autre, pointe Stéphane Enouf, le patron du laboratoire Native qui possède entre autres Lierac. Ce n’est plus seulement valable pour le parfum de niche ou le maquillage mais aussi pour le soin, une tendance boostée par la pandémie. Comme c’est le cas en mode ou en design vous avez une barrière mentale du prix : pour certains clients, plus il est élevé, plus le produit sera performant ».

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Oubliées aussi les routines compliquées qui imposent de jongler avec différents actifs essémés dans plusieurs flacons que l’on superpose à foison. Dans la lignée du courant « quiet luxury » qui infuse la mode, on assiste à un retour de la confiance pour les marques historiques qui ont su démontrer leur savoir-faire. Au mélange des genres qui peuvent parfois donner lieu à des réactions cutanées pour cause d’incompatibilité cosmétique, on préfère maintenant le cocon rassurant de quelques produits ultrachics – une sorte de total look du soin façon The Row ou Max Mara – pensés pour être combinés.

« On assiste à un revival de la beauté soi-disant naturelle, prérogative du « old money chic » qui rime désormais avec une certaine idée du « luxe tranquille » qui s’applique aussi à ce secteur »

Frederik Braet

« L’âge n’est pas un critère discriminant, pointe Marie-Hélène Lair, directrice de la communication scientifique chez Clarins. C’est transgénérationnel. En Chine par exemple, ce sont même les très jeunes femmes qui choisissent ces gammes qui se présentent comme multifonctionnelles, en proposant à la fois de la prévention et de la correction ». Avec à la clé la promesse d’une peau tellement parfaite qu’elle pourra se montrer sans maquillage ou presque.

C’est beau la beauty bourgeoisie

« De tout temps, notre apparence physique a trahi nos origines sociales, pointe Frederik Braet, managing director de la Lightfalls Clinic à Melle qui rassemble des professionnels de l’esthétique (médecins, dentistes, esthéticiennes… ). Le « bon goût » et les « bons gènes » de l’élite lui permettaient de souligner sa supériorité. A l’heure où l’on peut à peu près tout se permettre grâce aux avancées de la médecine esthétique, on assiste à un revival de la beauté soi-disant naturelle, prérogative du « old money chic » qui rime désormais avec une certaine idée du « luxe tranquille » qui s’applique aussi à ce secteur ».

Getty Images

A l’image d’un cachemire Loro Piana, nos cosmétiques, pour être désirables, se doivent d’être sophistiqués, plus exclusifs aussi et donc beaucoup plus chers. Parce qu’ils requièrent eux aussi un savoir-faire certain. Ce parallèle, le styliste Haider Ackermann, qui vient de créer en édition limitée un étui nomade pour Augustinus Bader, n’hésite pas à le pousser un cran plus loin. ‘Il y a une vraie convergence dans la vision que nous avons tous les deux de ce qu’est aujourd’hui l’artisanat de luxe dans nos deux marques respectives : qu’il s’agisse de créer une collection entièrement à la main ou de formuler une crème que l’on pourra masser sur la peau. Il n’y a rien de plus beau ».

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Incarnée par des célébrités comme Hailey Bieber, Bella Hadid ou la version ripolinée d’une Kylie Jenner désormais muse de Haider Ackermann, la #cleangirlaesthetic – 6,5 milliards de vues pour le hashtag sur TikTok – définit les contours d’une nouvelle classe sociale, celle que la journaliste américaine Jessica DeFino qualifie de « beauty bourgeoisie » sur The Unpublishable, un blog consacré aux coulisses de l’industrie de la beauté.

Beauté ou haute gastronomie?

« Si l’on veut oser le parallèle avec la série Succession, on peut dire que si les élites ne portent pas de manteau quand elles sortent, c’est parce que leur personnel s’est organisé pour que celui-ci les attende si besoin à destination, pointe l’autrice dans son essai Eat the rich, steal their skin ? (NDLR : mangez les riches, volez leur peau ?). De même, si elles n’ont pas besoin de maquillage, c’est parce qu’elles ont outsourcé la beauté de leur peau aux meilleurs professionnels ». Des médecins esthétiques et dermatologues bien sûr – à condition toutefois que cela ne se voie pas – mais aussi à la crème de la crème de l’industrie cosmétique.

« Si le prix peut être élevé, il faudra pouvoir le justifier, convaincre que vous avez bien proposé le meilleur de votre savoir-faire à chaque étape de la fabrication de votre produit », insiste Marie-Hélène Lair. « »Bien sûr qu’on a affaire ici à du marketing comme dans toute l’industrie du luxe, poursuit Stéphane Enouf. Mais ne soyons pas dupes : le réachat et la fidélité de nos clientes sont des indicateurs indiscutables. Les best-sellers mondiaux s’appuient sur de grandes formules. Les autres ont une durée de vie limitée car c’est le consommateur qui sera finalement l’arbitre naturel ».

En quête d’une expérience globale, celui-ci s’attache au moindre détail : à la science derrière le produit, qui nécessite souvent des années de recherches backuppées par des études indépendantes et des publications dans des revues médicales, aussi bien qu’aux actifs qui non seulement doivent sortir du lot mais même faire rêver. Ce que l’on appelle dans la jargon du métier « le storytelling » qui se doit d’être en phase avec l’univers de la marque.

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Ce n’est pas pour rien que chez Dior, on a basé toute la gamme Prestige sur les propriétés de la rose de Granville, née dans les jardins normands de Christian Dior. Chez Clarins, c’est une cactée rare qui ne fleurit qu’une nuit par an pour mieux mourir à l’aube qui est au cœur de la formule. S’ajoute à cela le choix de procédés d’extractions coûteux développés pour obtenir toujours le meilleur de chaque ingrédient, sans parler encore de l’art de la formulation qui « s’apparente à la haute gastronomie », insiste encore Marie-Hélène Lair.

Quant à l’emballage, qui doit désormais être durable – « un prérequis et non une justification », insiste Stéphane Enouf – et ce sans doute plus encore dans le segment premium, il lui faut être le plus photogénique possible pour tenir son rang sur TikTok et Instagram. «  Il est loin le temps où les secrets de beauté restaient bien gardés, ironise Marie-Hélène Lair. A priori, votre crème comme votre parfum sont invisibles. Sauf au moment où vous l’appliquez. Plus le packaging sera beau, plus on aura envie de le montrer, de s’associer à ce luxe pour mieux l’incarner ».

Efficacité psychologique

L’application elle-même est désormais scénographiée. « Le plaisir et l’émotion que l’on va susciter sont essentiels, souligne Virginie Couturaud, directrice de la communication scientifique chez Dior. Au-delà de la magie du parfum dont l’efficacité relaxante a été prouvée par les neurosciences, le massage devient évident et complémentaire de l’efficacité. » Des outils spéciaux sont même proposés ainsi que des gestuelles plus ou moins sophistiquées développées elles aussi avec l’aide de facialistes de renommée internationale. « Tout est mis en place pour déclencher la production des endorphines, ces hormones du plaisir qui, on le sait, vont vous donner du « glow », ce qui est démontré quel que soit votre âge, ajoute Marie-Hélène Lair. Cela a presque autant d’importance que l’efficacité physiologique du produit car ce plaisir et les sensations qu’il génère vous font vous sentir beau et belle et booste l’estime de soi ».

Un constat qui rappelle que ce plaisir peut aussi venir de produits moins coûteux et tout aussi bien formulés… parfois même au sein des mêmes marques – voire des mêmes groupes – que ces soins que l’on associe au luxe ultime. Finalement, lorsque l’on parle de superflu, c’est moins l’usage final voire même le résultat que l’expérience qui prime.

« Que vous descendiez dans une auberge ou dans un 5-étoiles, vous cherchez une chambre, conclut Marie-Hélène Lair. A la carte d’un bistrot ou dans un restaurant étoilé, vous pourrez trouver le même intitulé de plat. Mais vous n’en attendez tout simplement pas la même chose. Les cosmétiques ont eux aussi une fonction statutaire. » Tout produits chimiques qu’ils sont, ils sont bien moins rationnels qu’il n’y paraît.

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