Fashion dilemme: peut-on aimer la mode tout en respectant la planète ?

L’artiste espagnole Paula Ulargui, spécialisée dans les biotextiles, a tissé des graines de plantes à travers les tissus de la dernière collection Loewe. © SDP

Alors que l’ONU alarme sur la triple crise en cours, le monde continue de faire son shopping. Mais peut-on aimer la mode et s’inquiéter du climat? Nos experts livrent leurs conseils pour entamer une transition plus durable dans notre vestiaire.   Par Natalie Helsen

Par Natalie Helsen

L’industrie textile a explosé ces dernières décennies. Depuis l’an 2000, le volume de vêtements produits a doublé et nous en consommons 60% en plus selon les chiffres du Programme Environnement des Nations Unies (UNEP). Chaque année, ce sont entre 80 et 150 milliards d’articles qui arrivent sur le marché. Mais ceux-ci ne sont portés qu’à peine sept fois chacun en moyenne. Pas étonnant dès lors que ce secteur mondialisé contribue à ce que l’ONU appelle la triple crise: le changement climatique, la pollution et l’effondrement de la biodiversité menaçant la planète.

Le problème du polyester

Dans ce sombre bilan, le polyester, qui est grâce à sa polyvalence la matière favorite des fabricants de fast fashion, joue un rôle non négligeable. Même si sa production exige moins d’eau que celle du coton, le polyester d’un bonnet en fausse fourrure ou d’un pull en pseudo-laine reste un dérivé du pétrole produit par ces mêmes sociétés pétrolières et de gaz dont les émissions de CO2 mettent la planète sous pression.

L’UNEP affirme d’ailleurs qu’un dixième des émissions totales de CO2 provient de l’industrie de la mode, ce qui représente plus que tous les vols et livraisons internationaux réunis. Et il n’y a pas que ça. Chaque lessive libère du polyester des microplastiques qui aboutissent dans l’océan et qui dégradent le biotope marin. Et 87% des tissus utilisés pour concevoir des habits se retrouvent finalement dans des décharges, sans espoir de recyclage.

Il suffit de faire une recherche sur les décharges de vêtements dans le désert d’Atacama au Chili pour se rendre compte de l’ampleur de ce tableau dystopique. Certes, tout cela n’est pas nouveau. Mais malgré ces chiffres connus, il y a de fortes chances que l’envie d’acheter quelques tenues printanières vous titille, si vous n’avez pas encore succombé du moins… Mais que faire alors?

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Manipulation organisée

Alec Leach connaît ce sentiment. «Avant, j’avais de mauvaises habitudes, affirme ce consultant en durabilité britannique qui, dans une autre vie, a écrit sur le streetwear en tant que journaliste mode pour Highsnobiety. Faire du shopping n’était plus agréable. Ce n’était pas une question de bien-être, tout ce que je voulais faire, c’était acheter sans arrêt.»

Pendant le confinement, le Britannique apaisait encore ses angoisses en shoppant en ligne et, un an, un autre job et une quête personnelle plus tard, il publiait The world is on fire but we’re still buying shoes (NDLR: Le monde brûle et nous continuons d’acheter des chaussures). Ce manifeste drôle décortique les raisons pour lesquelles, alors que nous avons la crise climatique en tête, nous succombons au mirage que nous font miroiter de nouvelles bottes ou le prochain sac à main de la saison, et comment nous pouvons y échapper.

Selon l’auteur, le problème est que nous sommes des êtres sociaux qui aspirent à la nouveauté. Et surtout que la machine du marketing de la mode l’a compris, et en use de manière sournoise. «En jouant avec des thèmes ancrés comme le prestige social et le sentiment d’appartenir à une communauté, l’industrie pirate la psychologie humaine, explique Leach. C’est ainsi que nous continuons à désirer de nouvelles choses et à stimuler ces habitudes de consommations disproportionnées qui abîment la planète.»

La mode regorge ainsi d’allusions à des valeurs auxquelles nous sommes attachés: l’envie d’évasion sous la forme d’une chemise d’été fleurie, le statut social symbolisé par un sac de créateurs, l’appartenance à un groupe d’initiés quand on reconnaît dans un vernissage sur un convive les coutures de Maison Margiela… En être conscient, c’est déjà avancer.

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Changer le système

Dans la même veine, la styliste afro-américaine Aja Barber encourage ses followers, via des vidéos Instagram, à changer le système. Comme Alec Leach, elle a écrit un livre qui analyse la situation de l’industrie de la mode.

Dans Consumed, elle décoche ses flèches aux entreprises de fast fashion qui ont banalisé la surconsommation et les conséquences fâcheuses des ateliers clandestins sur la pollution. «Je pensais autrefois que j’étais quelqu’un qui pouvait seulement se permettre de la fast fashion, jusqu’à ce que je conserve mes tickets de caisse et que je me rende compte que je dépensais beaucoup trop d’argent dans des chaînes bon marché appartenant à des millionnaires.»

Les marques de luxe ne restent pas pour autant hors de sa critique: une étiquette «made in» ne dit rien de la localisation de la production. L’industrie du luxe a beau offrir une qualité supérieure, la vitesse à laquelle les collections sont catapultées génère des attentes. Et la créatrice engagée d’asséner aux sociétés qui produisent à outrance: «Use YOUR money to clean up YOUR mess» (NDLR: Utilisez votre argent pour réparer vos dégâts).

Raison et sentiments

Mais alors, est-il possible, au bout du compte, de sortir d’un système qui nous manipule à ce point? Tout comme Aja Barber, Alec Leach se montre optimiste: «Regardez ce qui s’est passé avec la cigarette. Les gens ont changé leurs habitudes. Je ne sais pas quand ça se passera,mais je suis convaincu que quand des dispositions juridiques limiteront les prix écrasés de la fast fashion, tout cela pourra très vite s’arrêter.»

Si individuellement, il n’est pas possible d’empêcher les marques de fast fashion de produire d’énormes quantités de tee-shirts de qualité médiocre à prix écrasés, et de faire diminuer le nombre de collections de mode ou les drops quotidiens de géants comme Shein, Alec Leach et Aja Barber sont convaincus que nous pouvons causer quelques vaguelettes dans l’océan sans fin du gaspillage textile.

Mais attention: opter pour les micro-collections écologiques des chaînes de fast fashion et les tote bags gratuits en coton ne font pas partie de la solution! Apporter ses vêtements aux magasins de seconde main non plus: cela ne fait que déplacer le problème par containers dans des pays comme le Ghana, où la majorité de ces fripes atterrit dans des décharges, s’accumule sur les plages et pollue l’environnement.

‘Quand des dispositions juridiques limiteront les prix écrasés de la fast fashion, tout cela pourra très vite s’arrêter.’ Alec Leach

© GETTY IMAGES

De l’importance du détail

Vu l’ampleur et la complexité du secteur de l’habillement et le manque d’informations, il est, selon les deux spécialistes, rarement possible de faire son shopping de manière vraiment durable.

Mais on peut faire un premier pas en étant attentif à certaines caractéristiques comme la production locale, une boutique indépendante, de la seconde main, des matières biodégradables, une pièce intemporelle ou quelque chose qu’on aime profondément. Sans oublier que la meilleure solution reste encore la plus simple: acheter moins.

Et selon Alec Leach, c’est un processus d’introspection qui nécessite de s’interroger à chaque fois: «Suis-je prêt à développer une relation avec ce vêtement?» Parce que pour le consultant, aborder la mode de manière plus consciente ne signifie en rien mettre fin à son histoire d’amour avec le style et les fringues.

Et notre homme de préciser que certaines de ses pièces lui apportent encore un vrai plaisir vestimentaire, à l’instar de ses vieilles boots Our Legacy. «La mode peut contribuer à ce que vous vous sentiez bien, mais il faut y apporter plus d’attention au lieu d’écouter tous les messages autour de vous qui vous disent ce que vous devriez porter ou pas. En fin de compte, la plupart des gens élégants portent toujours la même chose. Regardez Fran Leibowitz ou Nick Cave», conclut-il.

‘Si vous vous autorisez à chercher le style qui vous fait vous sentir bien, alors en tant que consommateur vous êtes beaucoup plus paisible.’ Jan-Jan Van Essche

Ralentir le rythme

Trouver un équilibre entre travailler de manière durable et parvenir à de bons chiffres n’est cependant pas toujours simple pour les détaillants. Lorsque la Louvaniste Evelyne Dumon a lancé son affaire il y a sept ans, c’était encore suivant le rythme habituel de quatre collections par an. «Au départ, ça se passait bien, mais à la longue, le tempo est devenu tellement rapide que je pouvais à peine suivre mentalement, se souvient-elle. Alors que je pensais être dans la tendance, il s’est produit l’effet inverse. Je n’arrivais plus à ce que mes clients soient satisfaits. Ces nouveautés qui arrivent sans arrêt donnent aux gens l’envie d’avoir quelque chose en premier. Et lorsque ces articles étaient épuisés, cela les rendait mécontents. A la longue, j’ai remarqué qu’ils avaient souvent fait des achats qu’ils n’avaient même pas pris le temps de porter. Les clients étaient surstimulés, ils avaient des regrets.»

C’est ce qui a poussé la commerçante à adopter une approche hybride et à développer Rhúne, une marque minimaliste haut de gamme. La collection est toute l’année en boutique et n’est jamais soldée. En rayon, d’autres labels viennent compléter l’assortiment. «En choisissant des pièces intemporelles des collections, en combinaison avec celles de ma griffe qui ne se démodent jamais, je fais en sorte que les clients ne soient plus épuisés mentalement», résume-t-elle.

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La fin des soldes ?

Arrêter les soldes, qui suscitent envies et frustrations, est aussi le choix qu’a fait l’enseigne Graanmarkt13, à Anvers. «Pour cette raison, j’achète les collections autrement, et peut-être jusqu’à 50% de moins que ce qu’un autre détaillant sélectionnerait, explique la fondatrice, Ilse Cornelissens. Ce n’était au départ pas toujours apprécié en tant qu’acheteur, parce qu’on sent quand même la pression des marques qui veulent vendre toujours plus.» Mais aujourd’hui, l’Anversoise sait avec certitude qu’il est possible de survivre de cette manière: «Comme nous gardons les vêtements en rayons parfois deux hivers, cela peut finalement ramener plus que les marges habituelles. Je ne reviendrais pour rien au monde en arrière.»

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Trouver l’équilibre

Céline Van den Bossche, historienne de l’art et créatrice mode derrière la marque bruxelloise Janue, essaie, elle, de fabriquer «juste assez» de ses vêtements minimalistes et ajustables. «Je produis au maximum quinze pièces de chaque modèle, précise-t-elle. L’essentiel est d’avoir le moins possible de stock, parce que ça prend de la place. Et puis, si je réalise trente pièces et que je me retrouve avec un surplus, que puis-je en faire? Un service gratuit de réparation garantit en prime une durée de vie optimale.»

C’est également cette voie qu’a empruntée le créateur Jan-Jan Van Essche qui produit aussi avec une vision à long terme. «Quand quelqu’un investit dans un vêtement, je trouve que je dois donner quelque chose au client qui n’est pas soumis à une tendance ou une couleur de la saison», insiste-t-il.

Cette année, le Belge présentait pour la première fois sa collection en bonne partie unisexe à Florence, à l’invitation de Pitti Uomo, le rendez-vous de la mode masculine. Mais cette notoriété grandissante ne le fera pas changer de philosophie. «Moi-même j’aime porter des vêtements longtemps, associer quelque chose de nouveau avec ce que j’ai déjà: ce n’est pas seulement une position écologique. Si vous vous autorisez à chercher, hors des tendances, le style qui vous fait vous sentir bien, alors en tant que consommateur vous êtes beaucoup plus paisible», conseille-t-il.

Un dernier conseil ?

Convaincu par tous ces conseils pour déjà entamer un tournant sans renoncer à une jolie garde-robe? Aja Barber, qui a quitté les USA il y a quelques années pour travailler au Royaume-Uni, en ajoute un, radical… «Je suggère à tout le monde de déménager: c’est une punition divine pour le matérialisme. C’est incroyable tout ce que j’ai pu accumuler en trente-trois ans. Maintenant, chaque fois que j’achète quelque chose de neuf, je me demande si je l’emporterais de l’autre côté de l’Atlantique. Si j’ai le moindre doute, je renonce.»

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