Vers l’effacement définitif de la frontière masculin/féminin

Eveline. Blouson zippé, short et ceinture en jersey, pull à col roulé en laine, sac à bandoulière en cuir, Prada. Ademar. Pull à col roulé, short et ceinture en jersey, Prada. © JEROEN W. MANTEL@INITIALS L.A.

Jeans boyfriend et dad shoes en tête, la frontière entre modes masculine et féminine est aujourd’hui plus floue que jamais. Serons-nous pour autant tous, demain, des adeptes du no gender? Analyse.

Les hommes n’ont généralement plus de complexes à porter du rose vif, des motifs fleuris ou des imprimés espiègles façon Winnie l’Ourson ou Mickey. De là à enfiler une jupe, il n’y a qu’un pas… qu’ils ne semblent pourtant pas encore prêts à franchir.

Gucci
Gucci© imaxtree

Ces dernières années, la montée en puissance d’une mode qu’on dit asexuée, fluide, neutre ou même « agnostique » a fait grand bruit. Gucci, l’une des marques les plus importantes de la décennie, organise aujourd’hui des défilés mixtes où l’on peine souvent à distinguer le genre des mannequins. Même cas de figure chez Vetements, marque intrinsèquement unisexe, qui a présenté ses collections aussi bien lors des Fashion Weeks féminine – notamment au Dépôt, un club gay -, du prêt-à-porter masculin et, au printemps dernier, de la haute couture. L’influent Y/Project, du Belge Glenn Martens, n’est pas moins flou, alors que le label était encore clairement masculin lorsque notre compatriote en a repris la direction artistique. « Pour moi, il est important que les vêtements reflètent le caractère, l’individualité, explique-t-il. C’est la personne qui fait l’habit et pas l’inverse, et toutes nos pièces sont donc fondamentalement conçues pour pouvoir être portées aussi bien par des hommes que par des femmes. »

Vetements, automne-hiver 18-19.
Vetements, automne-hiver 18-19. © MONDADORI

Les looks masculins de la première collection mixte d’Hedi Slimane pour Céline, actuellement en boutiques, s’adressent également aux dames. Les tailles ont été prévues en conséquence – un concept bien pensé, et une communication ad hoc. Notons au passage qu’à l’époque où le Français était en charge du vestiaire Homme chez Dior, il y a plus de dix ans, ses créations étaient déjà régulièrement adoptées par des femmes.

Blazer et pantalon en lin, Dries Van Noten. Chemise à pois en coton, Baum und Pferdgarten.
Blazer et pantalon en lin, Dries Van Noten. Chemise à pois en coton, Baum und Pferdgarten.© JEROEN W. MANTEL@INITIALS L.A.

Autres exemples marquants: lorsque Kim Jones a fait ses débuts chez Dior, l’été dernier, il a immédiatement introduit une version masculine de l’iconique sac Saddle. Tandis que Raf Simons et J.W. Anderson faisaient déjà porter des robes à leurs modèles Homme voici plusieurs années, début janvier dernier, lors des défilés messieurs à Londres, le jeune créateur Alex Mullins a présenté l’ensemble de sa collection sur des tops féminins.

Maison Margiela SS 19
Maison Margiela SS 19© STUDIO LAZZARI / Mondadoriphoto

Idem au show mixte de John Galliano pour Maison Margiela, en octobre 2018. « Peu importe qui porte quoi », estimait alors le créateur, qui a fait ses études au Central Saint Martins College of Art and Design à Londres au début des années 80, à l’époque où Boy George et Leigh Bowery se jouaient des règles dans des boîtes de nuit comme le Taboo. Le même défilé a été l’occasion pour la maison de lancer un nouveau parfum, Mutiny, qui a notamment pour muses les mannequins Teddy Quinlivan, transgenre, et Hanne Gaby Odiele, intersexe. « Je n’aurais jamais pensé que je serais un jour le visage d’une campagne de beauté, confiait cette dernière dans une interview avec Vogue. Le monde est enfin prêt pour des idées nouvelles; aujourd’hui, être en marge est pratiquement devenu la norme. » La haute couture de Maison Margiela, fin janvier, était, elle aussi, résolument asexuée.

En voie d’émancipation

Girl de Lukas Dhont, avec Victor Polster, gros
Girl de Lukas Dhont, avec Victor Polster, gros  » coup  » du cinéma belge.© dr

La question du genre fait couler beaucoup d’encre en dehors de la planète mode également. On en veut pour preuve le succès retentissant du film Girl en Belgique, en France et aux Pays-Bas, ou la popularité d’une série comme Transparent, qui retrace l’histoire d’un père trans et de sa famille. L’émission de téléréalité américaine RuPaul’s Drag Race, qui vise à sélectionner la nouvelle superstar du drag, est depuis dix ans déjà un programme très suivi… même s’il n’est pas forcément toujours très apprécié de la communauté trans (qui n’adore du reste pas non plus Girl) ni du camp féministe. La plupart des drag-queens sont en effet des hommes déguisés en créatures imaginaires aux traits féminins exagérés et le milieu reste un peu, à l’instar de la mode, un grand carnaval. Il n’est toutefois pas interdit d’espérer que Drag Race contribue à sa manière à un monde plus tolérant. Une star comme Violet Chachki, que l’on aperçoit régulièrement en front row lors des présentations haute couture, à Paris, a aujourd’hui près de deux millions d’abonnés sur Instagram. « Si le contouring nous a bien appris une chose, c’est que le drag, c’est l’avenir, affirmait récemment Raul Lopez de la marque de mode post-genre Luar, dans un entretien avec Interview. Pas les trans, pas les travestis, mais les femmes aux allures de drag-queens. C’est ce qui explique pourquoi certaines vont aujourd’hui apprendre les ficelles du maquillage à la DragCon! »

Costume en soie et cravate en organza, Dice Kayek. Chemise en coton, Gestuz.
Costume en soie et cravate en organza, Dice Kayek. Chemise en coton, Gestuz.© JEROEN W. MANTEL@INITIALS L.A.

Si Londres est traditionnellement plus propice à l’expérimentation que Milan ou Paris, c’est surtout la Fashion Week de New York qui se profile comme un vivier de nouveaux créateurs d’avant-garde, nettement plus affirmés que les générations précédentes lorsqu’il est question de genre et de sexualité. Hood By Air, dont les activités sont actuellement suspendues, a été le grand pionnier en la matière, mais d’autres marques comme Luar, Vaquera et Gypsy Sport sont désormais représentatives d’une génération qui ne se satisfait plus d’un statu quo et s’est émancipée des préjugés et des étiquettes. « J’ai voulu créer les vêtements auxquels je n’avais pas accès dans mon enfance, explique dans les pages de Fast Company Telfar Clemens, du label new-yorkais éponyme qui monte. J’ai toujours été attiré par ces vêtements féminins qui m’étaient interdits. C’est pour cela que mes propres créations sont asexuées : chacun peut porter exactement ce qui lui plaît. »

La dad shoe, un symbole

Vers l'effacement définitif de la frontière masculin/féminin
© DR

Même loin des défilés et des studios de télévision, les modes masculine et féminine sont plus proches que jamais. Il n’y a qu’à observer dans la rue le succès des baskets et plus particulièrement des dad shoes. Autrefois associées à un public masculin d’un certain âge et rétif aux tendances, ces bonnes grosses godasses ont inspiré un bataillon de dérivés branchés unisexes, à commencer par le Triple S de Balenciaga. Lorsque Nike a sorti l’an passé une nouvelle version de sa légendaire Air Monarch IV, l’ancêtre de toutes les dad shoes, cette MK2 Tekno n’existait initialement que dans les pointures Femme.

En janvier dernier, une autre déclinaison a été présentée, un modèle Frankenstein surdimensionné aux bosses étranges imaginé par Martine Rose, disponible en noir, blanc ou rose bonbon. La Londonienne, l’une des stylistes les plus en vue du moment, possède sa propre ligne de vêtements, travaille comme consultante pour la gamme masculine de Balenciaga et vient de dessiner une collection capsule avec la marque outdoor italienne Napapijri. Si elle relève officiellement de la mode Homme, sa réinterprétation des vêtements de sport XXL hérités des nineties est, en réalité, no gender… à l’instar de la vague de nostalgie des années 80 et 90. Sweat-shirts amples, trainings et jeans taille haute estompent naturellement les sexes, puisque le corps lui-même se perd dans ces pièces surdimensionnées… sans parler de la parka à sept couches de Balenciaga, à combiner avec une paire de bottes hautes, Crocs ou UGG.

Vers l'effacement définitif de la frontière masculin/féminin
© DR

On l’aura compris, la mode non genrée est devenue un phénomène largement répandu. Même H&M et Zara ont dernièrement lancé leurs propres collections neutres, baptisées respectivement Ungendered et United Denim. La distinction entre les sexes est également absente de la récente collaboration entre le géant scandinave de la fast fashion et Eytys, un label suédois branché. « Dans notre philosophie, la fonction triomphe des fioritures et le style transcende le genre », résume Max Schiller, directeur artistique du second. Et chez JBC et Hema, les lignes Enfant sont de plus en plus souvent mixtes. « Nous avons choisi de nous éloigner de l’image classique des garçons et des filles, a expliqué Walter Van Beirendonck, qui dessinait jusqu’il y a peu la collection ZulupaPuwa de JBC. La tendance à l’unisexe est dans l’air depuis un bon moment déjà. » La ligne kids de Céline Dion, Célinununu, est également asexuée. Sur son site, les visiteurs sont accueillis par une citation de l’artiste Jenny Holzer: « Raise boys and girls the same way. » (NDLR: Eduquez les garçons et les filles de la même façon).

Ademar: parka et costume en polyester, chemise en flanelle rebrodée de sequins, Essentiel. / Eveline: blouson en coton noué à la taille, cardigan en laine, haut et jupe en coton, et chemise en lin, Christian Wijnants. Pantalon en laine, Jil Sander.
Ademar: parka et costume en polyester, chemise en flanelle rebrodée de sequins, Essentiel. / Eveline: blouson en coton noué à la taille, cardigan en laine, haut et jupe en coton, et chemise en lin, Christian Wijnants. Pantalon en laine, Jil Sander.© JEROEN W. MANTEL@INITIALS L.A.

Outre-Manche, la chaîne Selfridges a testé il y a quelques mois l’idée d’un pop-up store no gender, pour lequel les acheteurs de l’enseigne ont combiné des pièces provenant des collections Homme et Femme. Baptisé Agender, le projet occupait trois étages de la boutique-phare d’Oxford Street, à Londres; on le retrouvait également, à un échelon plus modeste, à Birmingham et Manchester. De son côté, L’Insane, un « concept store non binaire » destiné au public plus fluide de la génération Z, a ouvert ses portes dans le Marais parisien en janvier dernier, lors de la Fashion Week masculine. La boutique propose des marques comme Cottweiler, Xander Zhou, Eckhaus Latta, Dilara Findikoglu et Vaquera. D’origine chinoise mais actif dans la capitale britannique, Xander Zhou se définit comme un créateur de mode « humanoïde »; lors de son show, on a notamment vu défiler des personnages inspirés de Chewbacca. « Et c’est bien l’idée, expliquait récemment à BOF Lyne Zein, propriétaire de L’Insane. Nous voulons habiller tout et tout le monde, humain ou non! »

Bien qu’elle conserve des adresses distinctes pour hommes et femmes, l’enseigne bruxelloise Stijl propose, outre les créations de Dries Van Noten, Walter Van Beirendonck ou Raf Simons, des labels plus vagues sur la question du genre comme Jan-Jan Van Essche et Y/Project. Pour Hendrik Opdebeek, responsable de la boutique masculine, le phénomène du no gender reste toutefois plus palpable dans la presse que dans la rue. « Personnellement, je n’en vois pas grand-chose. Nous avons toujours eu des clients qui poussaient volontiers la porte de nos deux magasins, mais ce n’est pas tant une question de genre que de mode et de curiosité. Ces personnes achètent ce qu’elles aiment, tout simplement, et ce peu importe qu’elles le trouvent côté dames ou messieurs. Notre clientèle transgenre, elle, tend à privilégier le lieu correspondant à son identité choisie. »

Les rappeurs à l’avant-garde

Eveline: manteau Homme en cuir, polo et pantalon en laine, Y/Project. / Ademar: robe-blazer en laine et plumes, Y/Project.Pantalon en laine, COS.
Eveline: manteau Homme en cuir, polo et pantalon en laine, Y/Project. / Ademar: robe-blazer en laine et plumes, Y/Project.Pantalon en laine, COS.© JEROEN W. MANTEL@INITIALS L.A.

Reste que si les frontières de genre s’estompent dans les deux sens, la tendance actuelle est plutôt à la féminisation, une fille en habits d’homme n’affolant plus guère les foules depuis Marlene Dietrich en smoking et haut de forme dans Coeurs brûlés. Les femmes qui piochent dans la garde-robe de leur moitié, ce n’est pas nouveau; le boyfriend jeans est même tellement entré dans les moeurs que plus personne n’y prête attention. En revanche, les gars qui empruntent des vêtements à leurs compagnes représentent un phénomène nettement moins courant – parce que cela reste un tabou, sans doute, mais aussi souvent pour une simple question de taille, puisque les femmes sont généralement plus petites que les hommes.

La jupe plissée pour homme selon Virgil Abloh pour Vuitton
La jupe plissée pour homme selon Virgil Abloh pour Vuitton© Reuters

A noter que nous devons largement cette vague de féminisation aux rappeurs, autrefois les machos incontestés de la culture populaire. Rien ne sert en effet d’imaginer les modèles les plus loufoques si personne ne les porte… et le loufoque, justement, les adeptes du rap et du hip-hop adorent ça. A$AP Rocky et Tyler The Creator, pour ne citer qu’eux, sont à cet égard les véritables muses du XXIe siècle et sont eux-mêmes actifs dans la mode – Golf Wang, lancé par le second, est aujourd’hui un label de streetwear des plus respectables. Sur la cover de sa mixtape Jeffery, Young Thug va carrément jusqu’à arborer une robe, signée par le styliste italien Alessandro Trincone. A l’époque où Phoebe Philo était directrice artistique de Céline et où la griffe était strictement destinée à ces dames, Kanye West a régulièrement porté ses chemisiers en soie. En 2016, on a également pu voir Jaden Smith en jupe dans une publicité Louis Vuitton. D’ailleurs, désormais à la tête de la ligne Homme de la maison française, Virgil Abloh a intégré dans sa seconde collection d’authentiques jupes plissées. Le no gender a décidément encore de beaux jours devant lui.

Plus de photos:

Production et stylisme: Ilja De Weerdt

Assistant de production: Francis Boesmans

Photographe: Jeroen W. Mantel @ Initials L.A.

Assistant photo: Lucas Hardonk

Coiffure et maquillage: Sofie Van Bouwel pour Chanel et Kevin Murphy@Touch By Dominique Models

Mannequin: Eveline Rozing @ Ulla Models et Ademar @ Rebel Management

Partner Content