Sport, rangement, sommeil, alimentation: nos « addictions saines » peuvent-elles vraiment l’être?
« Accro au sport », « accro au rangement », à une app’ d’apprentissage des langues ou encore à la pratique du batch cooking… Ça ne peut pas faire de mal, si, puisque c’est pour un bien? Faux, et c’est là tout le danger des addictions que l’on croit saines.
La journée commence avec l’analyse obsessionnelle, dès le réveil, des données de l’app ou du gadget supposés améliorer la qualité du sommeil. Le petit-déjeuner, lui, est pris en déambulant, afin de s’assurer d’atteindre l’objectif de pas quotidien avant d’aller se coucher, tandis que la moindre pause pipi est dédiée à l’enchaînement d’exercices sur votre app favorite d’apprentissage des langues, Duolingo par exemple.
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Une fois la journée de travail finie, les heures dédiées au batch cooking le weekend paient, vous laissant du temps libre pour tenter de battre votre record (ou celui de vos proches) sur Strava, d’une tornade de rangement, pour que votre intérieur reste immaculé, puis de l’encodage des statistiques du jour dans votre carnet ou votre smartphone, histoire de ne pas fausser le compteur qui accumule le nombre de jours depuis lesquels vous n’avez plus fumé/bu une goutte d’alcool/succombé à la junk food ou autre. Et avant de sombrer dans les bras de Morphée, impensable de ne pas lire un petit chapitre ou faire une séance d’étirements.
Une journée (bien remplie) type dont le déroulement vous est familier? Comme toujours plus de vos congénères, il y a de fortes chances pour que vous ayez succombé à l’attrait de ces comportements addictifs que l’on justifie en se disant qu’après tout, ils sont bons pour nous. Sauf que par définition, une « addiction saine » est comme de « l’eau sèche » ou « une douce violence »: un oxymore, figure de style consistant à réunir deux termes au sens contradictoire pour mieux souligner l’absurde ou l’impensable. Comprendre: dès l’instant où addiction il y a, c’est mauvais pour vous, quelle qu’elle soit.
L’excès nuit en tout
Et pourtant, une brève recherche des termes « healthy addiction » révèle non seulement plus de 546 millions de résultats sur Google, mais aussi et surtout, outre pléthore de blogs et autres billets d’humeur ventant leurs prétendus mérites, des classements des « addictions les plus saines » (sic). Parmi celles-ci, on retrouve donc le rangement et le nettoyage, ainsi que le sommeil (s’il est « de qualité »), le sport, l’alimentation saine ou encore la lecture.
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Sauf que lorsqu’elle devient une forme d’addiction, l’alimentation saine ne l’est plus du tout, mais tombe bien dans le chef de l’orthorexie, tandis qu’une personne accro au sport risque claquements, déchirures et autres fractures de fatigue. Et si cela va sans dire qu’il est évidemment meilleur pour la santé d’enchaîner les joggings ou les sessions vigoureuses de rangement plutôt que les banquets de junk food ou les heures devant un écran, l’excès nuit en tout, même lorsqu’il s’agit de comportements a priori bons pour vous.
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Comme le souligne le Docteur Peter Attia, un chirurgien diplômé de la prestigieuse université de Stanford et ayant dédié sa carrière à l’étude des manières permettant d’augmenter la durée et la qualité de vie, « la plus grande difficulté est de reconnaître quand des comportements, que l’on considèrerait dans d’autres circonstances comme sains ou bénéfiques, se transforment en addictions ». Et de pointer que malgré l’absence d’un consensus sur la questions, on parle d’addiction lorsque la personne « présente un besoin compulsif, et une incapacité à fonctionner sans, une substance ou un comportement, malgré les conséquences négatives associées à son obtention ».
Oui mais si c’est quelque chose de positif, comme aller courir ou compter les verres d’eau qu’on ingurgite, ça ne peut pas être vraiment mauvais, si, négocie la petite voix dans votre tête. Et si, pourtant. Dans un essai pour le New York Times titré « L’exercice était le mécanisme de soulagement parfait, jusqu’au jour où il ne l’a plus été », l’auteure Emi Nietfeld raconte ainsi comment progressivement, sa pratique du fitness est devenue pour elle une manière d’obtenir les mêmes sensations que celles qu’elle ressentait à l’époque où elle s’auto-mutilait. Et de confier comment, alors que les cicatrices sur sa peau suscitaient l’effroi de ses proches, sa pratique compulsive du sport, elle, ne lui valait que des réactions enthousiastes et des félicitations, alors même que celle-ci nuisait toujours plus à sa santé mentale et physique.
« Il n’existe pas d’addictions saines »
« Être accro à la salle de gym, cela ne peut pas vraiment être nocif, si? Faux, la pratique obsessionnelle du sport peut causer des dommages irréversibles au corps. Qu’en est-il des personnes qui sont accros au fait de manger sain? Eh bien, si cela devient une dépendance et que ces choix « sains » privent votre corps de ce dont il a besoin, cela peut aussi devenir un problème. Pareil pour les personnes qui sont accros au fait d’aider les autres, et qui peuvent se mettre en danger si elles en viennent à ignorer leurs propres besoins primaires » met en garde Kevin Gormley, vice-président des centres de désintoxication Clean, où il est également en charge de l’aspect clinique et médical.
« Si vous utilisez une activité que vous pratiquez à outrance pour empêcher votre esprit de s’apesantir sur des pensées négatives, il peut être intéressant d’en parler avec une personne spécialiste de la santé mentale »
Kevin Gormley
« Il n’existe pas d’addictions saines, et être accro à quoi que ce soit est néfaste. La vie est une question d’équilibre, et ce qui est sain est de pratiquer la modération en toute chose. Si vous utilisez une activité que vous pratiquez à outrance pour empêcher votre esprit de s’apesantir sur des pensées négatives, il peut être intéressant d’en parler avec une personne spécialiste de la santé mentale »
Mais quid de la classification établie par William Glasser, alors? Le psychiatre renommé, à l’origine de la thérapie de la réalité et de la théorie du choix, serait-il dépassé?
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Une question de modération
Dans son livre Positive Addiction, il avait en effet développé une série de cinq critères permettant de déterminer si on avait à faire à une « addiction saine », ou plutôt, une « drogue positive » comme le concept était traduit à l’époque. Les critères en question?
- Il s’agit d’une activité non-compétitive, que accomplissez de votre plein gré et à laquelle vous dévouez environ une heure par jour.
- C’est simple pour vous de vous y adonner et cela ne vous demande pas beaucoup d’espace mental pour l’accomplir avec brio.
- Vous pouvez vous y adonner en solo ou avec d’autres, même si vous n’avez pas besoin de leur présence pour la pratiquer.
- Vous lui prêtez des bénéfices (physiques, mentaux ou spirituels) pour vous.
- Vous avez la conviction que si vous continuez à la pratiquer, vous allez vous améliorer.
Une liste qui peut s’appliquer aussi bien à la pratique du jogging qu’à celle de la méditation, d’une langue enseignée de manière ludique via une app’ ou encore du comptage des pas marchés chaque jour, mais si William Glasser avance l’idée d’addictions saines, dès le premier critère, il introduit d’emblée un élément de modération puisqu’il souligne que la pratique de l’activité en question ne prend pas plus d’une heure par jour.
En finir avec le mythe des addictions saines
On est loin, donc, de la routine épuisante de celui ou celle qui n’hésite pas à passer deux heures quotidiennes à la salle de sport, ou dont la soirée toute entière est dédiée, plusieurs fois par semaine, au rangement obsessionnel de son lieu de vie. « Le problème, quand on s’adonne à un comportement qui nous vaut des compliments sur notre discipline et notre rigueur, c’est qu’il est aisé d’ignorer les signes de l’addiction et de continuer à entretenir des pensées dangereuses, là où des mécanismes de défense plus dangereux tels quel la consommation ou de drogues sont plus rapidement perçus comme un problème par l’entourage » met encore en garde le Docteur Attia. Qui encourage les individus ainsi que leurs proches à être attentifs aux signes qu’un comportement a priori plutôt sain bascule dans le pathologique, c’est-à-dire, quand sa pratique n’est plus un choix ni même vraiment un plaisir mais plutôt une nécessité.
« Bien qu’une addiction au sport puisse sembler saine, en réalité, la personne qui en souffre va prioriser le sport au fait de passer du temps avec ses proches, et est susceptible de s’entraîner malgré la fatigue ou une blessure. Même si, vue de l’extérieure, la personne a l’air en pleine forme, en réalité, elle est probablement épuisée, obsédée et en train de passer à côté de sa vie »,
Qui suggèrent une série de questions à (se) poser pour déterminer si on est face à une pratique positive ou bien à une addiction pseudo-saine. Soit: est-ce que cela a un impact positif ou négatif sur ma qualité de vie ainsi que sur mes relations, quel pourcentage de mon énergie mentale est dédié à penser à cette activité et que se passerait-il si je devais m’abstenir de la pratiquer.
« Même si, vue de l’extérieure, la personne a l’air en pleine forme, en réalité, elle est probablement épuisée, obsédée et en train de passer à côté de sa vie »,
mettent en garde les experts de la plateforme dédiée au sport féminin Girls Gone Strong.
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Et de marteler l’importance, si vos réponses devaient vous préoccuper, d’en parler à quelqu’un et de ne pas porter seul·e le poids de cette addiction potentielle. « L’addiction ne concerne pas seulement ce que vous faites, mais aussi comment vous le faites » rappellent les coaches de la plateforme. Qui rappellent la perspective de l’écrivain et conférencier germano-canadien Eckhart Tolle, pour qui « chaque addiction naît du refus inconscient d’affronter et de dépasser sa douleur ». Or si les traumas passés se surmontaient en battant le record d’Untel sur Strava ou en accumulant plus d’un an de pratique assidue (et le badge qui l’accompagne) sur Duolingo, ça se saurait.
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Le Centre des Addictions Bruxelles Epsylon a compilé les dispositifs d’aide disponibles quelle que soit la problématique.
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