En cuisine, c’est meilleur à plusieurs !

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Dîners à quatre mains, fournisseurs propulsés sur le devant de la scène, restaurants que l’on s’échange… la gastronomie s’arrime désormais au collectif. C’en est bien fini du tout à l’ego !

La révolution ? Elle commence parfois au coin de la rue, entre les quatre murs d’une enseigne modeste mais géniale. A Bruxelles, Le Local montre une nouvelle voie à suivre, celle de la restauration de demain. Ouverte il y a quelques mois du côté de la place Stéphanie, cette cantine coche toutes les cases d’une modernité responsable, s’affichant en phase avec les préoccupations de l’époque. Revenue d’une carrière dorée chez LVMH, Aubane Verger, l’une des deux associées derrière le concept, explique :  » Nous avons décidé d’utiliser des produits 100 % naturels et sans ajouts gustatifs. Le respect de la saisonnalité est pour nous un moteur qui nous pousse à repenser les méthodes de conservations traditionnelles. Nous misons également sur la proximité. Les aliments sont sourcés localement à 80 %, l’idée étant de redonner de la valeur au terroir belge et à ceux qui le travaillent.  » Ce n’est pas tout, Laura Perahia, sa partenaire, complète le tableau :  » Nous sommes guidées par l’approche zéro déchet, le gaspillage nous apparaissant intolérable. Pour l’éviter, nous misons sur la créativité pour valoriser des parties d’aliments – fanes, racines, épluchures… – que d’autres jetteraient sans scrupules. Nous trions et compostons nos déchets. Toujours dans cet ordre d’idées, nous proposons nos plats en version réduite, pour la moitié du prix, à l’attention des enfants de 4 à 10 ans.  »

Le but est de permettre à des artistes fraîchement diplômés d’exprimer leur talent.

Sur place, le décor entier témoigne du souci à l’oeuvre, ne serait-ce qu’au travers du mobilier réalisé à partir d’anciens bureaux de la Commission européenne. Le tout pour un cadre bien senti qui a valu à l’enseigne l’un des prix  » Commerce Design Brussels  » 2018.  » Le but est de permettre à des artistes fraîchement diplômés d’exprimer leur talent à travers la création des meubles et du décor de la salle de restauration. Cahier des charges conforme à l’économie circulaire oblige : tout doit être confectionné sur la base d’objets de récupération et de seconde main pour leur redonner vie et les rendre désirables « , précise Laura.

S’en tiendrait-on à cet instantané que l’on se trouverait face à une autre de ces adresses  » exemplaires  » qui aurait vite fait de fatiguer en raison de son profil de premier de classe écologique. Or, Le Local vaut mieux que cela. En cause, une volonté de jouer les  » pépinières culinaires et les vitrines de talents « . Et Aubane Verger de préciser :  » Adeptes des restaurants et des concepts food à la mode, nous nous sommes rendu compte que beaucoup de petites mains aux fourneaux chérissaient l’ambition folle d’ouvrir leur restaurant mais qu’un énorme frein financier existait. Nous avons donc imaginé Le Local comme un restaurant qui propose à des jeunes talents culinaires de venir investir les cuisines le temps d’un dîner et de composer un menu à quatre mains avec Laura ou sous leur nom propre.  » Cette initiative salutaire s’avance sous l’intitulé  » Marrecredi  » : elle donne tous les mercredis, entre 19 et 22 heures, la possibilité à un chef invité de prendre les rênes. Résultat des courses ? Le bénéfice de l’opération est double, non seulement parce qu’il permet aux cuisiniers potentiels de se frotter au métier mais aussi parce que, pour les convives, c’est l’occasion de déguster des préparations inédites.

Signe des temps

L’initiative du Local n’a rien d’anodin. Au contraire, elle en dit long sur une gastronomie qui arrive à maturité. Tout se passe comme si elle prenait conscience de ses erreurs et de ses errances. Pour rappel, avant de faire sa révolution, la scène food, comme on ne l’appelait pas encore, végétait. Véritables parias souffrant du peu de reconnaissance attribué aux métiers manuels, les chefs se terraient dans leur cuisine. Cette situation plutôt ingrate avait rendu les intéressés méfiants et solitaires : ils oeuvraient chacun dans leur coin, assis sur leurs recettes, avec leurs assiettes pour seul horizon. Après ce purgatoire vint le temps mérité des honneurs. Eclairés par la lumière des projecteurs, les cadors des fourneaux ont éprouvé, dans un premier temps, de la difficulté à gérer la gratitude nouvellement échue. Le phénomène fut identifié dans ces colonnes sous l’intitulé  » La tentation du melon « . Et décrit de la sorte : à l’heure où la toque vend du rêve, les marques et les agences de communication se servent désormais des chefs comme de marionnettes, voire d’hommes-sandwichs sur lesquels bâtir la renommée d’une voiture ou d’une montre.

Nos dîners à quatre mains ne sont jamais une simple addition de créativité et d’inventivité mais une fusion d’univers culinaires.

Il y a de quoi se réjouir : même si Rome ne s’est pas faite en un jour, cette instrumentalisation est en train de perdre du terrain. Une nouvelle conscience des enjeux se dessine chez les professionnels de la restauration. Elle les incite à conserver leur crédit, leur indépendance et dans le même temps à sceller des alliances uniques. Dès lors, les cuisines ouvertes ne sont plus des scènes de théâtre sur lesquelles l’ego d’un seul scintille. A la place, on retrouve le sens du collectif et on explore les vertus de l’économie participative. Plusieurs indices en témoignent. De Génération W, qui fédère les toques wallonnes, aux FAMI Chefs, un regroupement de talents marocains, en passant par la cellule Gelinaz, une entité faisant exploser les routines gastronomiques, les collectifs pullulent.  » Plus jamais seuls  » semble être le nouveau mot d’ordre.

Conséquence directe de la constitution de ces nouveaux réseaux, les chefs se parlent et créent des événements inspirés par leurs affinités électives. Ainsi des dîners à quatre mains. Le principe ? Un cuisinier en invite un autre le temps d’une soirée pour élaborer un repas inédit dépassant leurs potentiels respectifs. En Belgique, impossible de ne pas penser à Sang-Hoon Degeimbre de L’Air du Temps, qui a multiplié la formule au fil des années : le Danois Bo Bech mais également des stars comme Quique Dacosta ou Akrame Benallal ont joué le jeu.  » Nos dîners à quatre mains ne sont jamais une simple addition de créativité et d’inventivité, de tempéraments et de cuisines mais une fusion d’univers culinaires. Ce sont des moments que toute l’équipe vit intensément déjà dans les coulisses et puis lors du dîner, avec cette tension qui sous-tend un plaisir intense. Je perçois ces ressentis comme proches de ceux des artistes lors d’une performance musicale ou dansée !  » s’enthousiasme l’intéressé.

Retour aux sources

Autre incidence collatérale, les restaurants deviennent des lieux ouverts sur le domaine desquels naissent de nouvelles synergies. A Loyers, c’est l’Atelier de Bossimé qui donne le ton avec un projet qui offre de l’espace à des maraîchers wallons sur les terres de la ferme accueillant le restaurant. Tout se passe comme si les établissements n’étaient plus des sanctuaires inviolables consacrant une seule personnalité. Des formules radicales voient le jour qui mettent à mal l’idée de pré carré. On pense au  » chef swapping « . Le principe est simple : deux talents s’échangent leurs restaurants respectifs pour une durée déterminée au plus grand bonheur, parfois à la plus grande confusion, des habitués. Inspirés par ces logiques de création de nouveauté et de sens en cuisine, beaucoup de chefs font également le choix de disparaître derrière leurs producteurs. On ne compte plus les textes élogieux sur les artisans de l’ombre livrés en préambule d’une carte. Le champion en la matière ? Sans doute Vilhjalmur Sigurdarson, qui a récemment transféré son enseigne Souvenir d’Ypres à Gand, et dont la modestie s’avère exemplaire. Il passe régulièrement auprès de ses convives pour rendre hommage à Dries Delanote, maraîcher réputé, sans lequel  » il ne serait rien « .

Les breuvages sont préparés avec des herbes et des plantes aromatiques cultivées sur place.

De manière peu surprenante, les bars à cocktails suivent ce mouvement initié par la restauration classique. Logique : leur formule est désormais calquée sur celle de la gastronomie.  » Les deux univers sont de plus en plus mêlés. De nombreux restaurants proposent aujourd’hui une carte de cocktails étoffée. Les bars s’en font l’écho en proposant des assiettes de haute qualité en plus de leur offre liquide « , lit-on régulièrement sur le site Atabula. A Namur, cette tendance se glane chez Botanical by Alfonse, un bar à cocktails imaginé par Valentin Norberg et sa compagne Charlie Guilliams. L’originalité ?  » Les breuvages sont préparés avec des herbes et des plantes aromatiques cultivées sur place « , souligne l’initiateur du projet. Là aussi, un principe d’échange des savoirs a été mis en place. Pas question de bosser seul dans son coin, ce serait passer à côté du sujet.

Témoins de cette logique circulaire mise en place, après avoir été dépouillés, les végétaux en question sont remis en forme à l’Atelier de Bossimé, encore lui, où les maraîchers leur apportent tous les soins nécessaires. Au total, une soixantaine de  » botanicals  » garnissent les verres de cette adresse qui se distingue par ses  » memory cocktails « , soit des préparations puisées à même les souvenirs et les impressions du mixologiste.

Le Local, 51, rue de la Longue Haie, à 1000 Bruxelles. Tél. : 02 647 68 03. www.lelocalbxl.be

– Une recette signée Le Local : Pickles de betteraves

L’Air du Temps, 2, rue de la Croix Monet, à 5310 Liernu. Tél. : 081 81 30 48. www.airdutemps.be

– Une recette signée Air du Temps : Magret de canard et ail noir, oignons grillés au sirop d’érable, citron vert, café et sésame

Botanical by Alfonse, 46, rue des Brasseurs, à 5000 Namur. www.alfonseandstuff.com

– Une recette signée Botanical by Alfonse : Rosy fizz

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