Le soft pairing, l’accord sans alcool s’invite à la carte des meilleurs restaurants
Dry Januari et Tournée Minérale ont beau avoir tiré leur révérence, le soft pairing, lui, s’installe pour de bon dans les verres. Cet art de l’accord sans alcool trace désormais une frontière entre les tables d’hier et celles d’aujourd’hui.
«Nous pouvons vous proposer un soda ou un jus d’orange. Sans sucre, dites-vous? Ah, alors, ce sera un Coca-Cola Zero. Pas d’aspartame non plus? Hum, désolé, alors nous n’avons que de l’eau. Plate ou pétillante?» Pour qui fait l’impasse sur les boissons alcoolisées, aller au restaurant et accompagner son repas d’un breuvage s’est longtemps apparenté à une traversée du désert en ermite. De nombreux abstèmes évoquent d’ailleurs cette expérience sur le mode de l’exclusion, comme une impression d’assister à une fête à distance.
En cause, un modèle alcoolo-centré établi sur la trilogie vins-bières-spiritueux, elle-même érigée comme une norme universelle. Point d’explosion gustative en dehors de ce trio consacré. Stéphane Dardenne (38 ans), le sommelier de L’Air du temps, en sait quelque chose, lui qui est connu pour déguster le vin sans jamais l’absorber, raison pour laquelle il ne se déplace pas sans un crachoir portatif. «L’offre est pitoyable dans la majorité des cas, on oscille entre jus de fruits hypercaloriques et sodas gorgés de sucre. Autant dire des boissons standardisées qui emportent tout sur leur passage en saturant le palais. Elles ne laissent aucune chance aux nuances des plats. Face à cela, quiconque possédant un minimum de papilles gustatives n’a pas d’autre choix que de boire de l’eau», analyse-t-il.
« Les boissons standardisées emportent tout sur leur passage en saturant le palais. Elles ne laissent aucune chance aux nuances des plats ».
Stéphane Dardenne
Surgie aux alentours de 2010, l’initiative Dry January, une campagne de santé publique britannique invitant chacun à faire l’impasse éthylique au sortir des fêtes, a initié une petite révolution copernicienne liquide. Tout comme la Tournée Minérale, avatar belge plus tardif, ces défis ont fait germer la possibilité d’une alternative en suscitant un nouveau désir débarrassé des vapeurs alcoolisées.
Près de quinze années plus tard, le phénomène s’est répandu dans le monde anglo-saxon et en Europe. Et on en reçoit la confirmation sur le terrain en posant la question à ceux qui sont au front de ce mode de consommation 2.0.
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Le soft pairing ou la consommation 2.0
Trésor Vets (27 ans) estime la demande à 20% de la clientèle de The Jane, la table doublement étoilée au sein de laquelle il officie en tant que sommelier en chef. Même son de cloche à Liernu où, sur la base d’une soirée habituelle, Stéphane Dardenne comptabilise 20 à 25% d’hôtes séduits par une formule de soft pairing.
A Anvers encore, Jonas Kellens (31 ans) de Dim Dining parle de pas moins de 6 à 7 tables sur 14 dont la commande fait l’impasse sur le «sake arrangement», qui est pourtant l’une des signatures de cet endroit inspiré par la gastronomie nipponne. Quelles que soient les raisons – santé, sécurité routière, conviction, religion… –, il n’en faut pas davantage pour comprendre qu’un marché naissant impose ses contours.
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Il appartient aux restaurateurs de ne pas passer à côté, sous peine d’être relégués aux oubliettes de l’histoire gastronomique. Il ne faut pas négliger non plus que proposer un soft pairing n’est pas sans générer un revenu sonnant et trébuchant (115 euros par personne dans le cas de The Jane) qui échappe aux adresses délaissant le créneau.
Dense avec les goûts
Gare toutefois à ne pas mécomprendre cette demande neuve au moment où elle déferle, d’ouest en est, à la manière d’un raz-de-marée sur les capitales occidentales. A Londres, dès 2015, le bar d’hôtel Artesian créait l’événement avec une carte de mocktails haut de gamme imaginée par le bartender Alex Kratena et assortie de snacks ciselés.
A Paris, il a fallu attendre 2023 pour assister à l’ouverture d’une première cave «légère et sans alcool» – le Paon qui boit, dans le XIXe arrondissement – et voir un David Toutain, chef emblématique d’un souffle régénéré de la cuisine hexagonale, se fendre d’accords inédits mets et boissons non alcoolisées. Soit une vraie rupture pour un pays attaché à son patrimoine viticole.
Au programme de son restaurant éponyme? Infusion à froid à base de sarrasins et bergamote pour sublimer bulot et romanesco, ou encore eau de bourgeon de sapin douglas servie avec du homard. Une révolution qui en dit long. Désormais, il n’est plus question d’assurer un service minimum en déballant les jus de fruits Alain Milliat, néanmoins excellents, comme cela a été longtemps le cas dans les endroits sélects ; ni d’en passer par les eaux aromatisées de marque industrielle, voire de servir vins, bières ou spiritueux sans alcool… et sans relief.
Outre de restituer en bouche une texture reproduisant la densité de l’éthanol – la force de ce dernier résidant dans le sucre qu’il contient, celui-là même qui va permettre de soutenir les saveurs dont on le fait messager –, ce qui est vivement attendu aujourd’hui, c’est de pouvoir vivre une expérience excitante, complexe et émouvante. Et celle-ci nécessite de vraies recherches créatives en amont.
Pour les sommeliers, la tâche est ardue. Qu’il s’agisse de Trésor Vets, Stéphane Dardenne ou Jonas Kellens, pas question de s’en remettre à la facilité, comprendre les spiritueux, les vins ou les bières désalcoolisés déjà préparés. Pourquoi? Distiller un produit pour ensuite en retirer l’alcool par osmose inversée et finalement en contrebalancer le déséquilibre en ajoutant des arômes et des conservateurs artificiels semble pour le moins tordu. C’est même un non-sens à l’heure de la sobriété énergétique.
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Recherches de haut vol
Dès lors, les sommeliers sont obligés d’explorer des voies souvent végétales – infusions, extractions, distillats à froid, sirops faisant leur miel des fruits, légumes ou autres produits lactés. «C’est un défi permanent qui m’oblige à sortir de ma zone de confort, concède Jonas Kellens. Je trouverais stupide de proposer un simple jus de concombre sous prétexte qu’un mets panache ce légume avec, par exemple, du maquereau. Pas question non plus de copier le monde du vin. C’est difficile mais au bout du compte, on a la fierté de proposer aux hôtes un véritable voyage gustatif et olfactif. Le fait que nous les maîtrisions de A à Z nous permet de signer des associations encore plus précises.»
Avec son chef Simon Van Dun, Kellens marie de manière spectaculaire un sandre cuit lentement au robata, agrémenté d’un bouillon à base de porc et d’oignons des Cévennes fermentés, avec un jus estival de rhubarbe rehaussé d’un cold brew de thé Hojicha, de jus de chou chinois lacto-fermenté et de salicorne. Le soft pairing a par ailleurs permis à cet expert du saké de reconsidérer des ingrédients issus de la production de cette boisson japonaise en vue de les recycler dans un des mocktails qui ont fait la réputation de cette adresse. Ainsi du riz fermenté ou, plus spécifiquement du koji, un jus obtenu après saccharification de l’amidon contenu dans le riz.
Se désolant des discours culpabilisants présentant l’alcool comme «la nouvelle cigarette», Trésor Vets du Jane reconnaît, lui, que le soft pairing a changé son métier. «Les accords sans alcool me prennent plus de temps que ceux pour lesquels j’ai été formé», détaille-t-il. Il faut dire que le chef, Nick Bril, met un point d’honneur à tout faire sur place, à l’exception des kombuchas réalisé par Bron (lire plus bas).
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L’exercice nécessite de nombreux allers-retours entre cuisine et sommellerie ainsi qu’un nombre impressionnant de dégustations pour identifier les saveurs, textures et arômes qui exalteront un plat. Ici aussi, Vets et Bril tournent le dos aux spiritueux 0%, préférant concocter maison un «whisky» à base de graines de fenouil, de graines de coriandre, de figues séchées au barbecue, de fruit de la Passion et d’abricot. Le tout pour une bombe de goûts restituant les arômes de tourbes et les notes fruitées de la célèbre eau-de-vie de grain. Quand il ne s’agit pas d’une création comme le Seabucktorn-celery-abricot-peach, un breuvage, boosté avec de l’eau de L’Escaut, vous lisez bien, et du sirop de gingembre.
‘C’est dans un esprit de récup’ que nous faisons nos vinaigres ainsi que des sirops à base de plantes.’ Joke Michiel
Boissons clé sur porte
La Belgique n’a pas été le dernier pays à monter dans le train du soft pairing. Certaines adresses s’y sont intéressées tôt. Le restaurant Souvenir, à Gand, compte parmi les pionniers. Aux manettes, Vilhjalmur Sigurdarson (36 ans), en cuisine, et Joke Michiel (41 ans). Ce duo, à la scène comme à la ville, explore les possibilités sans alcool depuis neuf ans. «Il s’agit d’une formule populaire qui fait partie de notre identité», explique Joke Michiel. Fruit de discussions et d’expérimentations techniques répétées, le pairing, également proposé dans une version qui alterne vin et breuvage sans alcool, repose ici sur un principe de «jus».
L’intéressée en raconte la genèse: «C’est une collaboration entre Vilhjalmur et moi qui découle en partie d’une volonté de fonctionner en mode zéro déchet. Nous avons pris l’habitude de ne rien perdre: utiliser les épluchures de céleri-rave pour réaliser un bouillon, voire se servir de ce qui reste d’un miso clarifié ou d’une saumure de légumes lacto-fermentés. Cet esprit de récup’ nous mène à faire nos vinaigres ainsi que des sirops à base de plantes. Pour donner aux jus une structure et une stabilité à nos préparations, nous achetons également des jus de base auprès de fournisseurs spécialisés que nous combinons avec tous les éléments évoqués. Afin d’atteindre un résultat satisfaisant en termes de texture et de saveur, nous considérons qu’il faut combiner trois composants de structure différente.»
En Wallonie, c’est l’incontournable San Degeimbre (53 ans) qui a montré le chemin à suivre. Xavier De Breucker (56 ans), le consultant en innovation alimentaire qui commercialise Osan, une gamme d’infusions qui a séduit jusqu’à la cheffe Anne-Sophie Pic, rappelle que le chef de L’Air du temps s’est lancé dans l’aventure il y a dix ans: «Sa réflexion s’est appuyée sur deux faits. D’un côté, l’absence d’alternative conviviale pour les personnes ne buvant pas d’alcool ; de l’autre, l’absolue nécessité de ne rien jeter, du moins en été, de son vaste potager de 5 hectares.»
En a résulté la mise au point d’une technique innovante, tenue secrète car il est question du dépôt d’un brevet, permettant de transférer les composés organoleptiques des plantes à l’eau. En une décennie, San a élaboré environ 500 de ces macérations végétales de grande buvabilité pour faire écho à la vaste palette de saveurs que libère sa cuisine. Inutile de dire que ces liquides rehaussés d’une subtile note de miel d’acacia se passent de tout sucre raffiné, de colorant ou d’un quelconque arôme artificiel.
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En commercialisant trois de ses «boissons gourmet», comme il les appelle, le talent doublement étoilé offre une solution clé sur porte aux restaurateurs non désireux de s’embarquer dans une telle aventure. Le créneau fait sens quand on sait qu’à Anvers, Bron, la marque de Natalie Schrauwen (43 ans), réalise des kombuchas sur mesure pour les chefs évoluant dans la haute gastronomie – The Jane mais également Frédéric Chabbert (Dôme) ou encore Viki Geunes (Zilte).
Au total, une centaine de clients prisent ces boissons fermentées à haute valeur gastronomique ajoutée. Pour cette dramaturge versée dans la cueillette sauvage, il s’agit d’une reconversion opérée en 2020. C’est sur papier que débutent ses créations. «Les chefs m’envoient leur menu sur papier et je concocte les accords dans ma tête, c’est très cérébral», explique celle qui a déjà élaboré pas moins de 250 recettes. Sa plus belle reconnaissance? Lorsque qu’un duo comme celui formé par Bernard et Benoit Dewitte (Ouwegem) lui laisse entière carte blanche afin de, par exemple, «imaginer sept goûts pour les beaux jours qui viennent». On sent d’ici les arômes de mélilot, cette plante qui fleure bon le foin coupé.
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