Balance tes pores: la génération Z ne veut plus des artifices et du make-up
La génération Z veut qu’on lui parle vrai. L’engagement des marques prime sur le rêve. Et les réseaux sociaux deviennent le terrain d’expression de ceux et celles qui osent montrer leur peau telle qu’elle est.
C’est la question à 10.000 pixels qui affole la Toile depuis le coup de gueule posté sur Instagram par la make-up artist et top model Sasha Pallari: quand avez-vous publié une photo de vous, sans la moindre retouche, pour la dernière fois? Et seriez-vous prêt(e)s à le faire, là, tout de suite, en y ajoutant le hashtag #FilterDrop? A travers une vidéo de quelques secondes, la jeune femme démontre la puissance des filtres de morphing omniprésents sur les réseaux: comme par magie, ses pores, ridules et boutons d’acné sont effacés en un instant. Un procédé qu’elle n’hésite pas à qualifier d’imposture et de danger pour la construction de l’estime de soi des plus jeunes. Les résultats d’une enquête réalisée par l’organisation britannique Girlguiding sur un public adolescent lui donnent d’ailleurs entièrement raison: un tiers des filles de 11 à 21 ans interrogées reconnaissent ne jamais publier de selfie sans filtre et près de 39% d’entre elles regrettent de ne pas pouvoir avoir, dans la vraie vie, la même apparence qu’en ligne. Depuis le lancement de sa campagne, Sasha Pallari a reçu des centaines de témoignages de soutien et milite activement pour que les influenceurs et les marques qui font la promotion de produits cosmétiques sur le Web soient forcés de mentionner si des filtres ont été utilisés.
Nous devons apprendre à vivre avec l’idée qu’il y a, pour notre peau aussi, des jours avec et des jours sans.
Marika D’Auteuil
« Oui, les gens ont des pores, ils transpirent, parlent, rient, leur peau vit et leur maquillage bouge », rappelle non sans ironie la maquilleuse canadienne Marika D’Auteuil, créatrice du compte Instagram Le Petite Vengeance. Dans son post annuel « kick you in the butt » (NDLR: coup de pied aux fesses), elle publie des photos de célébrités comme Bella Hadid, Kendall Jenner ou Kim Kardashian, maquillées mais non retouchées, à mille lieues de ce que ces femmes, suivies chacune par des millions de personnes, ont coutume de montrer d’elles-mêmes. « Il est plus que temps d’arrêter de nous comparer à ces gens, ajoute-t-elle. D’abord parce que ce n’est pas la réalité, ensuite parce que c’est le meilleur moyen de tuer notre confiance en nous et notre créativité, dénonce-t-elle. Nous devons apprendre à vivre avec l’idée qu’il y a, pour notre peau aussi, des jours avec et des jours sans. La pression est énorme sur les réseaux sociaux, nos attentes ne sont plus réalistes. »
Une campagne garantie sans retouche
Face à cette nouvelle exigence d’authenticité, les lignes sont en train de bouger, même auprès des marques de luxe habituées pourtant à proposer des visuels léchés de leurs ambassadrices de fragrances et maquillages. Ainsi, aucun des films et des visuels de la campagne de My Way, le tout nouveau parfum féminin de Giorgio Armani, n’a été retouché. Les spots n’ont pas non plus été scriptés. Sur les affiches en rue comme dans les publicités des magazines, Adria Arjona, cheveux en bataille et micro-rides aux coins des lèvres, apparaît plus proche et plus complice que les égéries au visage éthéré que l’industrie a longtemps plébiscitées. « Le luxe fera toujours rêver mais nous avons plus que jamais besoin d’émotion, justifie Véronique Gautier, présidente d’Armani Beauty. Et cela passe désormais par l’authenticité, au-delà de la véracité. Avec une campagne comme celle-ci, nous voulions montrer la beauté toute pure, toute simple d’une fille qui ne porte pas de masque au sens figuré du terme. Quand on ne filtre pas, qu’on ne retouche pas, l’émotion est bien là, car on n’a pas face à soi une image froide qui vous met à distance. »
Faut-il pour autant bannir Photoshop en toutes circonstances? Gregoris Pyrpylis, maquilleur attitré de nombreuses personnalités comme Laetitia Casta, Alexa Chung ou Stacy Martin, a un avis plus nuancé sur la question. « Les femmes que je maquille ne veulent plus que la réalité soit transformée. Elles demandent à garder leurs rides, leurs grains de beauté, cela les rend plus humaines, insiste-t-il. Mais il peut arriver sur un shooting que la lumière recréée par le photographe, pour mettre en place une certaine atmosphère, ne soit pas flatteuse, durcisse les traits, creuse les cernes. Dans ce cas, la retouche, si elle reste respectueuse et équilibrée, restitue en quelque sorte la vérité. Il n’y a pas mensonge. De plus en plus de magazines vont heureusement dans cette direction (NDLR: le shooting mode du Vif Weekend de cette semaine a été réalisé sans aucune retouche). Mais c’est encore loin d’être le cas dans les publicités pour les marques de soin et de maquillage. Le marché américain surtout est obsédé par la retouche. Le débat n’a rien de superficiel car ces images fausses envoient un message terrible: elles mettent en scène une perfection inatteignable qui peut miner de manière dramatique la construction de l’estime de soi chez les très jeunes filles. »
Pendant de nombreuses années, l’attention s’est surtout portée sur la transformation des corps par les logiciels de retouches. Les réseaux sociaux, avec l’arrivée d’Instagram il y a dix ans et l’omnipotence du selfie, ont déplacé le problème sur les visages. Et si, dans de nombreux pays, la législation impose déjà de signaler sur les images commerciales toute modification de silhouette, la loi reste très floue sur ce qui est permis ou non dès qu’il s’agit de lisser le grain de peau et même de modifier la taille du nez… Mais là aussi, certains prennent les devants. La marque Dove, pionnière du mouvement body positive, s’est engagée en 2018 à ne plus retoucher les visages et à montrer les peaux telles qu’elles sont. En 2019, la franchise Venus des rasoirs Gillette a pris, elle aussi, le chemin de la diversité en présentant toutes sortes de morphologies, de tailles et de types de peaux montrées telles quelles. Sur les réseaux sociaux, des acteurs du maquillage comme M.A.C ou Urban Decay ont aussi partagé des images où subsistaient quelques « imperfections » comme des sourcils en bataille ou un léger duvet labial. Des « audaces » souvent saluées par une salve de commentaires enthousiastes. « On a longtemps pensé que le marketing consistait à manipuler et à satisfaire le consommateur, décrypte Sandra Rothenberger, professeure de marketing à la Solvay Brussels School. Mais aujourd’hui, il souhaite être davantage satisfait que manipulé. Il n’a plus envie de se laisser séduire par des histoires incroyables et des contes de fées. Il veut la vérité. Il possède une intelligence technologique et maîtrise lui aussi tous ces filtres. Ce n’est pas un effet de mode mais une lame de fond. Il n’y aura pas de retour en arrière. Les gens en ont marre de dépenser toute cette énergie pour paraître différents de ce qu’ils sont réellement. »
Je filtre donc je joue
Un courant qui n’a fait que s’exacerber durant le confinement au point de modifier radicalement le comportement des femmes vis-à-vis du maquillage. Comme en témoigne une enquête Ipsos, réalisée en France en juin dernier, à peine 21% des interrogées se maquillent encore au quotidien contre 43% il y a trois ans. Si l’envie de pouvoir apprécier son visage « au naturel », sans artifices, est plébiscité par 48% des femmes faisant l’impasse sur le make-up, c’est le cas de 61% des moins de 25 ans. L’âge mais aussi le niveau d’éducation semblent également déterminants dans le rapport qu’ont les sondées avec le maquillage: 46% des plus de 65 ans et 44% des femmes n’ayant pas terminé leurs études secondaires considèrent que sortir en public sans make-up est un signe de laisser-aller. « Si elles ne veulent pas aller vers l’extinction, les marques de luxe et de beauté devront être à la pointe de ces combats, plaide Eric Brionès, cofondateur de la Paris School of Luxury. Gucci l’a très bien compris en utilisant des beautés singulières pour lancer sa ligne de maquillage. Il n’y a qu’en Occident que l’on croit que le luxe doit être sans défaut. Le véritable luxe vient de l’unicité. Comme pour exister aujourd’hui, il faut s’indigner (lire par ailleurs), même la retouche devient politique. S’imposer la contrainte d’y renoncer, comme le fait Giorgio Armani dans sa nouvelle campagne, c’est accepter de prendre le temps qu’il faut pour que la lumière naturelle soit parfaite. C’est ce type d’authenticité que recherche la génération Z car c’est la quintessence même de l’anti-fake qu’elle combat activement. Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser des filtres sur les réseaux. Mais la démarche est alors tout autre: on est dans la « gamification », c’est du jeu, affiché, donc ce n’est pas grave. »
Lufy, influenceuse belge comptant 1,4 million de followers rien que sur Instagram, s’inscrit parfaitement dans cette nouvelle tendance. Un rapide coup d’oeil sur son feed suffit pour s’en convaincre. Depuis l’an dernier, les looks qu’elle poste sont beaucoup plus naturels et les photos moins retouchées. Les filtres présents dans ses stories sont affichés comme tels et leur propos souvent ludique. « Les gens étaient en attente de make-up parfaits, de photos plus tape-à-l’oeil et tout cela me poussait aussi à utiliser plus d’effets, plus de retouches, plus de filtres car cette perfection est impossible à atteindre humainement parlant, reconnaît la jeune femme. Mais ce n’est heureusement plus du tout ce qui plaît aujourd’hui. Ni à mes followers, ni à moi d’ailleurs. Mes retouches, quand j’en fais, sont beaucoup plus minimalistes, elles visent à améliorer la photo sans la dénaturer. Je cherche à tendre vers cette réalité que parfois l’appareil peut aussi déformer. » Ce qui fait « liker » est en train de changer. Pour privilégier la singularité.
Pour signer aujourd’hui un contrat d’égérie, il ne suffit plus d’être lisse et célèbre. S’il a toujours été de bon ton pour les porte-parole des grandes marques de soutenir une association, la cause se devait d’être consensuelle. Jusqu’à ce que le nouveau marqueur d’influence devienne la capacité d’indignation. « Tout ce que nous portons, ce que nous achetons est perçu comme un totem d’engagement, note Eric Brionès, cofondateur de la Paris School of Luxury. Les acteurs du luxe n’y échappent pas. Leurs consommateurs, en particulier les jeunes de la génération Z, attendent d’eux un positionnement clair sur les enjeux de société: l’environnement, le féminisme, les droits des minorités, l’antiracisme… Les égéries doivent en toute cohérence porter haut et fort ces combats. »
Choisies parce qu’elles s’expriment en toute sincérité, parfois même avec violence, elles ont désormais l’ascendant sur les marques qui jusqu’il y a peu encore faisaient et défaisaient les contrats pour un coup de gueule. Le cas de Munroe Bergdorf, mannequin et activiste transgenre, a en ce sens valeur d’exemple. Virée par L’Oréal Paris en 2017 pour avoir dénoncé l’existence de privilèges blancs à la suite de l’assassinat d’une manifestante antiracisme par un militant d’extrême droite, à Charlottesville, aux Etats-Unis, la jeune femme n’a pas hésité à accuser d’hypocrisie le géant de la cosmétique soudainement pressé, en juin dernier, d’apporter son soutien au mouvement Black Lives Matter, après la mort de George Floyd. Elle a depuis rejoint le comité inclusion et diversité de l’entreprise au Royaume-Uni. « Les marques n’ont pas d’autres choix que d’être dans une posture de communication de crise permanente, poursuit notre expert. Toute prise de parole est risquée, car susceptible d’être perçue comme offensante par une partie de la population, tous bords confondus, le monde hélas n’étant pas composé que de progressistes. »
En marge des spots classiques liés à la sortie d’un produit, d’autres campagnes, comme celle de #DiorChinUp par exemple, conçue spécifiquement pour les réseaux sociaux, mettent directement en scène les engagements éthiques des entreprises du luxe. Derrière ce hashtag, la division parfums de la griffe vient ainsi de réaliser une série de portraits de femmes. Certaines connues, comme Charlize Theron, ambassadrice historique de la maison, d’autres pas du tout, elles viennent d’horizons et de cultures très différents et ont accepté de dévoiler les moments-clés qui ont décidé de leur destin afin d’inspirer leurs semblables dans le monde. « Une manière de tisser un lien émotionnel avec ses consommatrices tout en restant dans l’authenticité, décrypte Sandra Rothenberger, professeure de marketing à la Solvay Brussels School. Elles ont besoin de sentir qu’on se soucie d’elles, elles veulent pouvoir s’identifier. Leur vendre de l’illusion ne suffit plus. Et pour y parvenir, les marques puiseront leur légitimité dans leur propre histoire. » En faisant remonter, dans le cas de Dior, l’engagement féministe de la maison jusqu’à la figure tutélaire de la résistante Catherine Dior, soeur chérie de son fondateur.
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