Le moral tiré par les cheveux

Reflet de notre vitalité, la chevelure est de plus en plus sollicitée. Et magnifiée par un marché échevelé.

Voici qui décoiffe ! Certes, il est d’usage de dire que les cheveux sont le reflet de nos états d’âme (et de notre état général). Mais la réciproque vaut tout autant. Une étude expérimentale, commandée par le département produits capillaires de Procter & Gamble (leader mondial sur le marché des cosmétiques), tend à démontrer que la coiffure influencerait l’efficacité aux heures de bureaux. Conduite à l’automne 1999 par Marianne Lafrance, maître de conférences à l’université Yale, cette recherche, intitulée « Bad Hair Days » (littéralement : les jours de cheveux tristes) a été réalisée par le Laboratoire de communication du genre humain (sic) auprès de 120 jeunes adultes américains, âgés de 17 à 30 ans. Objectif : mesurer les effets psychologiques des cheveux quand ils sont considérés comme « trop frisés, moussus, rebelles, abîmés, fous, mous, raides, plats ou mal coiffés ». Résultat : l’étude prouve qu’il y a un lien de cause à effet entre cheveux raplapla et mauvaise journée. Et que l’insatisfaction au sujet de sa coiffure augmente le sentiment d’insécurité et réduit l’estime de soi ! « Je ne vaux rien « ; « Je suis apathique » … Ce qui, pour certains, débouche même sur une notion de culpabilité.

 » La coiffure, c’est plus que des cheveux ou la couleur, c’est le reflet d’un état d’âme, explique Alain Denis, coiffeur bruxellois. La femme a une relation très intime avec sa coiffure et le fait de se sentir mal avec sa chevelure, peut la perturber. Comme si elle avait une cicatrice au milieu du visage.  » Les complaintes, côté cheveux, seraient-elles aussi le reflet d’une insatisfaction plus profonde ? Et la débauche de nouveaux produits lancés sur le marché, une forme douce d’anxiolytiques aux effluves gourmands ?  » Je suis toujours étonnée de voir l’évolution de certaines patientes, remarque une analyste. Au fur et à mesure de leur thérapie, leur visage se « déplisse », et, souvent, une nouvelle coupe marque une étape. « 

Particulièrement réceptive aux intempéries de la vie, la chevelure non seulement signale des dérèglements liés à des questions de santé, mais reflète aussi des situations de stress.  » Les femmes, tout comme les hommes, sont de plus en plus soumises au surmenage. Qui mène à son cortège de dommages (sommeil, anxiété, émotivité mal contrôlée, fatigues au réveil voire dépression) et entraîne des troubles de la circulation. Celle des bulbes capillaires étant très fragile, cela provoque la chute des cheveux « , explique Danièle Pomey-Rey, dermatopsychiatre et psychanalyste française, auteur des  » Cheveux et la vie  » (aux éditions Bayard).  » La manière dont une cliente franchit la porte du salon, la manière dont elle parle nous donnent déjà le premier élément sur sa personnalité et son état d’esprit, souligne Mariann Symons, du salon Visa Coiffure, à Kraainem, dans la périphérie bruxelloise. Par conséquent, la capacité d’écoute et le climat de confiance sont, depuis toujours, à la base de notre philosophie. Aujourd’hui, le profil de notre cliente peut se résumer à cette définition :  » Ecoutez-moi, regardez-moi, conseillez-moi « . Alain Denis tient le même discours :  » Les coiffeurs sont, en général, bavards, et ne laissent pas parler les femmes. Chez nous, notre plus grande fierté est de voir repartir une cliente heureuse, bien dans sa peau. Dès lors, on passe plus de temps à dialoguer qu’à réaliser une coiffure.  » D’autres coiffeurs ciblent également ce contact privilégié avec la cliente, basé sur le dialogue et la confiance. Certains vont même plus loin et créent un environnement nouveau, se rapprochant plus d’un salon de thé  » zen  » que d’un salon de coiffure ( voir le carnet d’adresses page 16). Et, dans les écoles de coiffure, au-delà de l’enseignement technique, les élèves ont aujourd’hui droit à des cours de communication et de relation pour apprendre, justement,  » à écouter  » la demande des clientes.

Cette nouvelle donne n’a pas échappé à L’Oréal, dont les produits capillaires (soins, coiffants, lavants) représentent de 40 à 45 % du chiffre d’affaires, soit le premier pôle de l’entreprise.  » Nous avons travaillé de façon scientifique pour mesurer auprès de 359 femmes les « changements d’humeur » entre l’arrivée et le départ du salon de coiffure, raconte Jean-Luc Levêque, directeur de la recherche à L’Oréal Paris. Il ressort de cette étude que les dimensions positives – joie, dynamisme, sociabilité – augmentent alors que les négatives – anxiété, stress, agressivité – baissent.  » Seule l’amélioration de la sociabilité est modulée par l’âge : de 46 à 55 ans, le bénéfice est à son maximum; à 56 ans et plus, le passage chez le coiffeur perd de son pouvoir optimisant.

Symbole de force et de séduction, depuis les temps anciens, la chevelure est l’objet de toutes les attentions. Des mèches nattées et perruques d’apparat des Egyptiennes aux coupes courtes et bouclées saupoudrées d’or des empereurs romains, en passant par Bérénice, dont la mèche devient une constellation, et Mélisande, dont l’infinie chevelure déclenche la passion de Pelléas, jusqu’à la quarantaine de coiffures (et de couleurs) de Hillary Clinton répertoriées par la presse américaine durant ses huit années passées à la Maison-Blanche … Preuve que la chevelure est une arme de poids dans la conquête, et ce pas seulement pour Samson. Chacun se souvient des rituels de l’enfance. Côté fille modèle, longtemps les cheveux ont été longs et tressés pour mieux satisfaire maman. Côté garçon, la nuque était dégagée pour flatter papa. Quant à la séance de rinçage au vinaigre ( » Tais-toi et ferme les yeux « ), elle était l’étape obligée pour mieux briller en société. Et faire passer le message de la propreté. C’était du temps où le shampooing Dop, premier lavant liquide vendu en dose unique, entrait dans les foyers. Les coiffures étaient cartonnées, les shampooings abrasifs, les teintures plombantes, et la laque, le seul allié des femmes qui ne se lavaient les cheveux qu’une fois par semaine, quitte à maltraiter leur cuir chevelu pour rester belles.

Aujourd’hui, la mode et l’évolution des moeurs aidant, les cheveux sont devenus le reflet de la vitalité, de la sensualité et de la bonne santé. La notion de bien-être et de naturel a gagné l’univers du capillaire. Les Belges, à leur tour, se sont laissé convaincre ( voir page 10), et l’offre a explosé.

Chez L’Oréal, dans d’immenses salles d’application situées à Clichy (Hauts-de-Seine), on évalue à tour de bras. Les fichiers comportent 10 000 modèles. Chaque jour, 400 se font coiffer gratuitement et testent ainsi les produits avant que ces derniers se retrouvent sur le marché. Le principe : appliquer en aveugle, en quantité standard, une formule sur une moitié de la tête. La comparer au produit référence disposé sur l’autre moitié. Faire une analyse sensorielle (oeil, toucher, odorat) puis technique (facilité de répartition, vitesse de mousse, qualité des cheveux humides, nervosité, brillance …). Ensuite, les  » clientes  » passent sous une lampe, qui permet d’évaluer les résultats à la lumière du jour. Aucune formule n’est mise sur le marché sans être testée ici. Et ce n’est pas fini … Après avoir passé le cap des salles tests de Clichy, ces formules sont généralement envoyées dans six pays testeurs en Europe.  » La Belgique fait partie de ce groupe, explique Guy Verbeek, responsable technique à la division coiffure de L’Oréal Professionnel Belgique. Dans notre salle test, ces produits sont appliqués dans des conditions très proches du terrain, mais tout en respectant certains critères. Les premiers échos concernant de nouveaux produits nous viennent de nos modèles. Ils sont environ 3 000 à passer chaque année dans notre centre technique. Nous réalisons également des ateliers en collaboration avec des coiffeurs. Ils nous font part de leurs impressions suite à l’utilisation de ces futurs produits. Les résultats de notre salle test et ceux des coiffeurs sont ensuite transmis à la maison mère. Là, une synthèse des différents pays est faite et vient compléter les résultats de tests réalisés à Clichy. » Un luxe de précautions facilement compréhensible : le secteur des produits pour les cheveux représente 29 % du marché mondial des cosmétiques. C’est le plus important devant les soins pour la peau (27 %) et le maquillage (19 %). Et la compétition est acharnée. Il s’agit donc de séduire toujours et encore plus. Et, surtout, de ne pas être taxé de responsable du syndrome des  » mauvais jours « . Une impression difficile à rattraper. Encore plus par les cheveux.

Colombe Pringle, Catherine Maliszewski et Barbara Witkowska Photos: Gérard Uféras/Rapho

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content