Les fêlés du logis
A vendre : moulin, banque, cinéma, etc. Travaux importants à prévoir. Idéal pour famille bobo. Prix à négocier. Immeuble de caractère ! Visite sur rendez-vous.
Habiter un phare, une péniche, un cinéma, une église, une banque, une roulotte, un beffroi ou encore des écuries… L’idée peut paraître saugrenue. Elle fait pourtant de plus en plus d’émules. Et pas seulement parmi les marginaux de tous poils. Poser ses valises dans un lieu insolite promis à la démolition et le transformer en cocon 5-étoiles est devenu un passe-temps très prisé, notamment chez les bobos.
On voit tout de suite le bénéfice que les candidats peuvent tirer de l’aventure. Ils participent à la sauvegarde du patrimoine et, en même temps, ils affirment leur singularité dans un paysage immobilier largement formaté. Nostalgie d’un côté, raffinement de l’autre. La combinaison idéale pour cimenter son image d’esthète » écologiquement correct « .
Quelques exemples ? A Rhode-Saint-Genèse, un ancien cinéma de 1920, le » Trianon « , s’est récemment transformé en habitation privée. Sa nouvelle propriétaire, qui a rebaptisé l’endroit » Les Quatre Colonnes « , y organise régulièrement des concerts de musique classique. A Denée, près de Maredsous, c’est une école communale qui est sortie du… rang. » La classe » comme l’appellent opportunément les époux Laloux, a troqué son mobilier rustique pour une déco épurée. Les traces du passé restent visibles, dans l’architecture du bâtiment bien sûr, mais aussi dans l’aménagement intérieur, un espalier trouvant ici un second souffle comme cloison, des chaises d’écolier repeintes dans des couleurs vives habillant là un mur monumental. Ce mariage subtil entre authenticité et modernité donne un charme très particulier à cet hôtel de luxe hébergeant des groupes. Une belle… leçon de style.
Vu à la télé !
Autre lieu, autre résurrection. Du côté de Marseille cette fois. Lorsqu’en 2002, l’église réformée de France décide de revendre un temple situé en plein c£ur de la ville, un couple se porte acquéreur. Pas pour servir Dieu mais pour y vivre. En quelques mois, la messe est dite. Sous la conduite d’un bureau d’architectes, le sanctuaire se métamorphose en confortable demeure. Avec la garantie évidente de ne jamais trouver une réplique de leur maison chez les voisins…
Preuve de l’intérêt pour ce genre d’initiatives, des émissions de télévision grand public comme » Une brique dans le ventre » (La Une) ou » Du côté de chez vous » (TF1) ne manquent jamais une occasion de pousser la porte de ces habitations iconoclastes. Les téléspectateurs en redemandent. A l’heure où la décoration d’intérieur sert à exprimer son originalité et sa créativité, ces audacieux font figure d’avant-gardistes. Ils incarnent avec panache l’idée très en vogue que son lieu de vie est quelque part une projection de soi. On les regarde du coup, au choix, avec curiosité, envie ou admiration…
La résidence décalée, inattendue, décoiffante même, aurait-elle remplacé le loft dans le c£ur des amateurs de sensations architecturales ? Il n’est pas idiot de le penser. A force de grignoter du terrain, le loft s’est banalisé. Pour espérer impressionner son petit monde et flatter son ego bâtisseur, il faut donc aller voir ailleurs. Et pourquoi pas dans les ruines industrielles, historiques ou agricoles qui jonchent la route du progrès ? A côté des promoteurs ou des architectes qui réhabilitent des imprimeries ou des briqueteries pour en faire des espaces monumentaux mais impersonnels, des particuliers se tournent vers des bâtiments plus atypiques encore : un silo à grains (comme à Long Compton en Angleterre), une serre (comme à Cagnes-sur-Mer en France), des écuries (comme à Lille) ou encore une gare de téléphérique (comme à La Plagne en Haute- Savoie).
Carte de visite
La démarche est à première vue assez similaire sauf que dans les grands ensembles, on ne conserve de l’architecture originale que les volumes et éventuellement quelques détails (poulies, poutres en fonte, etc.), histoire de rappeler l’affectation initiale du bien. Dans les espaces plus exigus en revanche, la configuration particulière des lieux s’apparente d’avantage à un obstacle infranchissable. D’autant qu’elle donne en général tout son cachet au bâtiment. Le propriétaire devra donc s’en accommoder. Ou la transcender en faisant preuve d’imagination. Là encore les illustrations ne manquent pas. On pourrait citer le cas de cet ancien moulin situé dans les Ardennes flamandes et aménagé avec goût et simplicité par l’architecte Nathalie Vervenne. En exploitant au mieux l’espace tout en rondeurs, elle en a fait un nid charmant où elle a d’ailleurs installé toute sa famille. Même topo pour ce paysagiste flamand qui mène près d’Anvers une vie de château… d’eau. A sa demande, l’architecte Jo Crepain a conçu un habillage en verre dépoli dont chaque palier est une pièce. Un jeu de construction audacieux qui résonne comme un manifeste esthétique. Et assure à son propriétaire une réputation flatteuse de défricheur architectural.
L’édition se met elle aussi au diapason. On a ainsi vu fleurir ces derniers temps les ouvrages sur l’art de vivre en marge du circuit immobilier traditionnel. Le plus explicite est » Maisons détournées » du critique d’art Laurent Boudier. Du beffroi parisien au séchoir à houblon de la région du Kent en Grande-Bretagne, l’auteur nous promène aux quatre coins de l’Europe à la découverte de ces improbables demeures. Pas de doute, ça change de la villa quatre façades ou de l’appartement trois pièces avec vue imprenable sur une haie de HLM…
Loft story
Mais qu’est-ce qui motive au fond ces intrépides à sauter le pas ? Nous avons posé la question à Laurent Boudier. » Ce sont souvent des gens qui cherchent une autre manière de se loger mais ne savent pas exactement ce qu’ils veulent, nous explique-t-il. Un jour, ils tombent par hasard sur un lieu insolite et c’est le coup de foudre. » D’accord, mais de là à pouvoir envisager de passer le restant de ses jours dans une gare fantôme ou un wagon à l’abandon… » C’est une manière d’échapper au quotidien, au logement standardisé, poursuit-il. D’ailleurs, vous remarquerez que les personnes qui adoptent ce mode de vie non conventionnel revendiquent leur choix haut et fort. C’est presque une déclaration esthétique. »
Ce qui nous ramène à la dimension artistique de ces projets. Les occupants ne font que reproduire à l’échelle de l’habitat les agissements des artistes quand ils détournent un objet de sa fonction première. » On avait déjà pu constater ce mimétisme aux Etats-Unis avec les lofts dans les années 1950, rappelle le critique d’art. Ce sont les artistes qui les premiers étaient allés s’installer dans ces immeubles industriels désaffectés dont personne ne voulait. L’idée de détournement allait ensuite être reprise par tous ceux qui voulaient donner à leur logement une valeur artistique. On part d’une contrainte et on la sublime. Comme le font les minimalistes ou les artistes de l’Arte Povera. Le peu devient beaucoup. » Plus besoin d’être artiste à part entière, avec ce que cela suppose d’engagement et de concessions, il suffit de vivre comme un artiste pour en éprouver le frisson. En somme, une manière de se situer en marge sans l’être tout à fait. Typiquement bobo comme philosophie de vie…
De nouveaux horizons
Ce mouvement de réhabilitation ne touche pas que le marché du logement individuel. Songeons à la Modern Tate de Londres. Cette ancienne centrale électrique avait des allures de cercueil lugubre échoué sur les rives de la Tamise. Une intervention architecturale minimaliste mais judicieuse l’a transfigurée en havre monumental et majestueux de l’art contemporain. Avec le succès que l’on sait. Dans le même registre, on peut également épingler tous ces restaurants branchés qui trouvent refuge dans des lieux hors du commun. Comme le Belga Queen à Bruxelles, qui a dressé la table dans une ancienne banque.
Le contexte sociologique alimente également cet exotisme paysager. Dans une société corsetée, les individus cherchent des subterfuges pour échapper aux étiquettes. Et pourquoi pas une maison qui nous ressemble, comme un prolongement en trois dimensions de soi-même ? A des degrés divers, nous sommes tous demandeurs de moments d’évasion. Sans pour autant aller jusqu’à en faire notre pain quotidien comme ces flibustiers. Les uns vont aller passer un week-end perché dans une grue monumentale du port de Harlingen aux Pays-Bas, les autres faire le vide dans une bulle suspendue aux arbres, d’autres encore se glisser dans un cylindre en béton coquettement aménagé. L’occasion à chaque fois de faire l’expérience de chatouiller un peu la routine. Et plus si affinités…
Carnet d’adresses en page120.
Laurent Raphaël
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